II

À la date de notre histoire, la police de Paris sortait d’une époque de transition.

Longtemps la brigade de sûreté, commandée par le trop célèbre galérien Vidocq, s’était recrutée parmi les repris de justice auxquels on confiait ainsi la mission de poursuivre ces mêmes crimes pour lesquels ils avaient eux-mêmes été punis.

Il en résulta de monstrueux abus.

Le 1er janvier 1833, la brigade de la police de sûreté, qui avait été dissoute, fut reconstituée et n’admit plus que des agents qui n’avaient subi aucune condamnation.

Les anciens acolytes de Vidocq furent conservés à titre d’indicateurs, avec une paye de cinquante francs par mois et une prime par arrestation.

Ainsi rétablie avec des hommes nouveaux, la brigade de sûreté dut étudier un terrain neuf pour elle, et, tant que dura cet apprentissage forcé, la foule des malfaiteurs, à peu près impunie, alla se multipliant.

Mais, en 1838, connaissant mieux sa tâche, la police se mit tout à coup à déployer une activité qui peupla vite les bagnes. Pourtant, malgré son incessante surveillance, de nombreux vols, dont les auteurs échappaient à toutes les poursuites, lui prouvèrent l’organisation d’une bande commandée par d’audacieux chefs.

La police mit vainement en campagne ses plus habiles agents, aidés des plus adroits indicateurs ; la bande maudite sut éviter tous les pièges et continua ses exploits.

Les plus fins limiers y perdaient leurs ruses.

Un seul, plus opiniâtre ou plus adroit, jura d’avoir raison de ces insaisissables voleurs.

Parmi les indicateurs, il fit choix d’un forçat libéré, ex-braconnier, qu’un coup de fusil tiré sur un gendarme avait envoyé cinq ans à Toulon.

Le garçon était intelligent, infatigable, et avait surtout une incroyable mémoire des visages et des noms. Cette chasse à l’homme réveilla les instincts de l’ancien braconnier, et il s’y donna de tout cœur.

Alors ils se mirent en campagne.

Pendant trois mois, ce fut peine perdue.

Ils n’avaient pas plus tôt quitté un quartier qu’on le dévalisait derrière eux.

Chez certains agents de police qui aiment le métier, l’intuition et l’esprit d’observation sont quelquefois remarquables. Le plus faible indice, qui échappe aux autres, les met sur la voie.

L’agent était de ceux-là.

Une bien petite lueur vint lui éclairer la piste.

À la suite d’une battue, la police avait fait rafle de tous les habitués d’un immense bouge de la Cité.

Tout à coup les vols cessèrent.

Il en conclut que, sans s’en douter, la justice avait sous la main quelques-uns des plus hardis coquins qu’il poursuivait.

Quels étaient-ils ?

Il aurait dû sans doute transmettre cette remarque à l’autorité, mais l’agent était ambitieux. Il voulait prendre les voleurs la main dans le sac, non pas un à un, mais en faisant razzia de toute la bande. – Donc, il ne souffla mot et sut se procurer la liste de tous les gens arrêtés. Il éplucha les noms inscrits consultant son auxiliaire sur ceux qu’il avait pu connaître dans les prisons et au bagne.

Ce dernier s’arrêta à un nom :

– Un rude coquin, dit-il.

– Où l’as-tu connu ?

– À Toulon, où il faisait trembler la chiourme elle-même qui n’osait l’approcher. C’était la terreur de toute la chambrée.

En effet, le nom était ainsi annoté : Simon-Louis Lesage, dit le Vieillard, dit Jean-Victor, trente-huit ans, ouvrier fileur en coton. Condamné pour vol en 1830 à cinq ans de bagne. IL A FOURNI CAUTION.

(Nous devons expliquer à nos lecteurs cette dernière phrase : En 1838, les repris de justice profitaient de la loi qui les autorisait à se racheter de la surveillance et de la résidence fixée en fournissant un cautionnement. – En échange de leur argent, on leur donnait une carte de séjour. De là l’immense quantité de malfaiteurs dangereux auxquels cette facilité du rachat permettait de rester à Paris).

Revenons à nos policiers.

– Reconnaîtrais-tu bien Lesage à première vue ? demanda l’agent à son aide.

– Je l’aurais même oublié qu’il serait encore facile à reconnaître. À Toulon, la chiourme, qui ne trouvait plus à l’accoupler, finit par l’enchaîner à un Arabe d’une force colossale qui ne savait pas un mot de français. C’était comme si on l’avait attaché à une bête féroce. Lesage voulut lui rendre la vie dure comme aux autres. Dans un mouvement de colère, l’Arabe le prit au cou et lui mangea l’oreille. Dès lors, Lesage se tint tranquille. – Aujourd’hui, l’oreille qui lui manque fournit un joli moyen de le retrouver dans un tas.

– Il faut nous attacher à lui.

– D’autant mieux que si celui-là ne nous mène pas à ce que nous cherchons, il nous conduira quand même à des choses bien curieuses à voir.

Le fait de batterie, pour lequel on avait fait les arrestations dans le tapis franc, n’était pas assez grave pour motiver une longue détention. Peu à peu on relaxa les coupables, qui sortirent un à un, à vingt-quatre heures d’intervalle, sans se douter qu’à la porte de la prison il y avait deux hommes pour les reconnaître, les filer et prendre note du gîte où ils se réfugiaient.

Et voilà comment le jour où Lesage quittait la Préfecture, il était attendu par l’Écureuil et Lévy, en qui nos lecteurs ont sans doute reconnu l’agent et son auxiliaire.

Nous avons assez fait l’éloge de l’Écureuil pour être franc aussi sur ses… ou plutôt sur son défaut. Hélas ! l’homme n’est pas parfait ! Il possédait de l’intelligence, de l’ambition, de l’activité, un poignet de fer et des jarrets d’acier ; mais le malheureux avait le cœur tendre.

Il adorait les femmes.

Et, il faut l’avouer, en beau garçon qu’il était, les succès obtenu par lui l’avaient si bien grisé, qu’il ne lui était jamais venu à l’idée qu’une femme pût être cruelle plus de vingt-quatre heures.

Au moment de mettre la main sur le plus dangereux bandit, il aurait tourné la tête pour voir passer un minois quelque peu chiffonné.

Ceci connu, on comprendra le bond de surprise et d’admiration que fit l’Écureuil en voyant entrer la personne qui, nous l’avons dit, s’élança dans le cabaret au moment où il allait en sortir.

C’était une femme.

Figurez-vous la plus éblouissante blonde qui se puisse imaginer. Un ravissant visage à la carnation étincelante, avec deux grands yeux noirs bien doux et une bouche petite et rose qui, entr’ouverte par l’émotion, laissait voir deux rangées de perles.

L’angélique expression qui animait cette figure lui donnait l’air d’une vierge de Raphaël descendue de son cadre. Bref, c’était une tête de madone sur un corps de grisette, mais gracieuse grisette.

Elle était émue et haletante.

À son entrée, l’Écureuil était le premier qui se présentait à elle :

– On me poursuit, protégez-moi, monsieur, lui dit-elle, d’une voix harmonieusement tremblante.

Puis, comme elle se sentait défaillir, elle vint se laisser tomber sur le bout du banc qu’occupait Lesage.

À ce moment, l’homme qui la poursuivait apparut à la porte. C’était un ouvrier menuisier portant en main sa boîte à outils.

L’Écureuil avait été ébloui et fasciné à la première vue de cette ravissante créature qui faisait appel à sa protection.

La scène s’expliquait d’elle-même. – La jeune fille avait dû être insultée et poursuivie dans la rue par le grossier et luxurieux personnage qui, resté sur le seuil du cabaret, cherchait des yeux en quel coin de la salle s’était réfugiée sa proie.

Il l’aperçut à la table.

– Eh bien, tourterelle, cria-t-il nous ne voulons donc pas embrasser le bec à Bibi ?

Et, tout souriant, il fit un pas pour avancer…

L’Écureuil en fit aussi un pour lui barrer le passage.

– On ne passe pas, dit-il.

– De quoi ? on ne passe pas ? On ne peut donc pas rire avec les belles filles, maintenant ? Dirait-on pas que celle-là est en beurre et qu’il est défendu d’y toucher ?

Il voulut encore avancer.

– On ne passe pas, répéta l’Écureuil.

– Nous allons bien voir, dit le menuisier en posant par terre sa boîte à outils et en relevant ses manches.

Lévy, qui voyait poindre une mauvaise querelle, quitta la table et vint se ranger à côté de son chef.

Lesage resta seul.

Alors l’angélique madone lui souffla vite à voix basse, sans le regarder :

– Crible à tézigue, c’est la rousse.

Ce qui voulait dire : Garde à toi, ils sont de la police.

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