VII

En quittant la bicoque du Gros-Caillou, la bande s’était divisée par deux et par trois, et rendez-vous avait été assigné pour le soir : Au Franc-Roulier, ignoble auberge tenue, à la barrière de Fontainebleau, par le principal recéleur de la troupe.

Alliette, au bras de Soufflard, se dirigea vers l’École militaire. Vingt pas en avant, marchaient Champenois, Lemeunier et Calmel-le-Pendu. Vingt pas en arrière, suivaient Leviel et Lesage. – Le moucheron Alfred avait jugé bon de ne pas accompagner sa tendre mère qui longeait les quais, et, seul, il suivait de loin la route d’Alliette, cherchant sur son chemin quelques chiens à voler.

Les trois groupes atteignirent le Champ-de-Mars. Au milieu de cette vaste plaine, où ne pouvait les écouter aucune oreille indiscrète, on se réunit.

Il fallait tenir conseil.

Le cas était pressant puisque la police avait enfin découvert la piste si longtemps cachée.

– Voyons, dit Alliette à Soufflard, rappelle-toi bien si, dans cette maudite cave, où le rousse écoutait, Micaud ou toi, vous n’avez pas bavardé.

– Malheureusement, oui ; Micaud a rappelé plusieurs vols.

– Qui de nous a été compromis ?

– Micaud a cité Lemeunier et Leviel.

– La canaille ! s’écrièrent ces deux messieurs, comptez donc sur des amis !

– Des noms ne signifient rien, tant qu’on n’a pas pris ceux qui les portent, répliqua la belle blonde. Le plus important est de bien cacher nos traces et nos refuges à ce maudit mouchard.

– En voilà un que je voudrais tenir dans un petit coin après minuit ; il n’aurait pas besoin de songer à l’avenir, dit Lesage.

– Soyez tranquilles, je m’en charge, fit Alliette dont l’œil s’éclaira d’une lueur sinistre.

Ce regard était sans doute connu de ses compagnons, car Leviel souffla aussitôt à Lesage :

– Son compte est bon, Alliette regarde rouge, je ne donnerais pas cinq sous de la peau du raille.

Alliette interrogea de nouveau son amant :

– Cherche à te souvenir si aucune adresse a été donnée où la police puisse plus tard nous tendre une souricière ?

Soufflard fouilla sa mémoire.

– Oui, j’ai moi-même parlé de la rue de Seine.

– Nous n’y remettrons plus les pieds.

– Et notre mobilier ? demanda Soufflard.

– Il faudrait pouvoir déménager à l’instant même et, pour enlever les meubles, on doit payer le terme au concierge qui, sans argent, ne laisserait rien sortir. – Quelle somme avez-vous ?

Les compagnons se fouillèrent.

Ils purent à peine réunir vingt francs.

Le moucheron Alfred tendit ses seize sous.

– Voilà mon héritage de Micaud.

Devant cette pénurie d’argent, il fallait donc se résigner.

– Allons, fit Alliette, c’est un mobilier perdu.

Le moucheron se gratta le nez en riant :

– Qu’as-tu à rire ? demanda Soufflard.

– Je me demande où vous avez vu qu’il fallait payer son terme pour déménager le bazar.

– Et le concierge ? morveux !

– De quoi ? le concierge ! qu’est-ce qu’il peut avoir à faire là dedans ? fit le moucheron de ce ton traînant du voyou parisien.

– Il empêchera de sortir les meubles.

– Lui ! allons donc ! Je vous parie un chausson aux pommes qu’il ne soufflera pas le demi quart d’un mot.

Les voleurs se regardèrent, étonnés de l’assurance d’Alfred.

– Parie-t-on le chausson ? demanda le mioche.

– Va, c’est tenu, dit Alliette.

– Alors qu’on me suive et qu’on m’obéisse.

Un quart d’heure après, on atteignait la maison de la rue de Seine.

– Voilà la marche de la cérémonie, dit le moucheron. Alliette et Soufflard vont rentrer chez eux comme deux bourgeois tranquilles.

– Et puis ?

– Et puis ils attendront là-haut les camarades en faisant des paquets et en fermant bien les meubles. – Partez.

Alliette et Soufflard disparurent sous la voûte de la maison.

Leviel, Lesage, Lemeunier, Champenois et le Pendu restèrent à la disposition du gamin.

Alors il expliqua son idée aux cinq hommes, qui partirent d’un éclat de rire formidable.

– Comme il ne faut pas que le concierge vous voit grimper dans la maison, je me charge de l’occuper. Arrivez dans une minute, et coulez-vous en douceur dans l’escalier.

Le gamin partit à son tour.

À deux pas de la loge du concierge, il se frotta vigoureusement un œil et sauta dans la loge.

Le portier était en train de cirer des bottes.

– Oh ! là ! là ! fit l’enfant tout pleurant et se frottant l’œil, hi ! hi !

– Qu’as-tu, mon petit homme ?

– Je passais sous les fenêtres… hi… hi… on a secoué un tapis… hi… et il m’est entré quelque chose dans l’œil.

– Allons, ce n’est rien, viens ici que je te souffle dans l’œil… mais tiens-toi donc en place, galopin !

L’enfant manœuvra si bien que le concierge tournait le dos à la porte quand il souffla dans l’œil d’Alfred.

Les cinq hommes venaient de passer.

– Ah ! fit le moucheron, riant et pleurant à la fois, ah ! ça va mieux. C’est parti.

– Tu vois bien que ce n’était rien. Maintenant, file, mon enfant, ajouta le portier, en lui donnant une petite tape amicale.

– Merci, mon bon monsieur, cria le charmant Alfred en s’enfuyant.

Pendant que le moucheron occupait le brave homme, les cinq hommes avaient gagné la chambre où les attendaient Alliette et Soufflard.

L’un prit le lit, l’autre le secrétaire, le troisième la commode, les autres le restant du mobilier, et, ainsi chargés, ils descendirent l’escalier à reculons et dans le plus profond silence.

Cinq minutes après, le portier sautait de surprise en entendant la dispute qui éclatait tout à coup dans l’escalier.

Arrivés, toujours à reculons, à proximité de la loge, les cinq hommes commençaient la scène commandée par le moucheron.

Le plus éloigné criait à ses camarades :

– Et, sacrebleu, ce n’est pas ici que nous avons affaire.

– Je dis que c’est ici, je reconnais l’escalier.

Le portier s’élança dans le vestibule, et voyant de dos dans l’escalier tous ces hommes chargés :

– Dites-moi, mes braves gens, où montez-vous donc ces meubles ?

– N’est-ce pas, monsieur, que c’est ici le n° 28 ?

– Mais non, c’est le 17.

– Alors, mille pardons, nous nous étions trompés de numéro.

Et, toujours à reculons, ils passèrent devant la loge où s’était enfermé le concierge pour ne pas être écrasé, dans l’étroit vestibule, entre un meuble et la muraille.

– C’est sans doute pendant que je soufflais dans l’œil du petit polisson, que ces pauvres commissionnaires auront passés avec leurs meubles cela leur fera double peine. Après tout, tant pis pour eux, ils n’avaient qu’à ne pas se tromper de numéro.

Cinq minutes après, Alliette et Soufflard, ainsi déménagés, passaient devant le pipelet, qui ne se doutait guère qu’il voyait ses locataires pour la dernière fois.

À la nuit tombante, des hommes à allures discrètes vinrent rôder devant la porte. C’était la police qui, sur l’avis de l’Écureuil, mettait la maison en surveillance.

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