X

Nous avons laissé Alliette et son amant regagnant, après minuit, leur domicile de la rue des Noyers. La route se fit en silence, car chacun d’eux était sous l’empire d’une préoccupation sinistre. Soufflard songeait au vol du lendemain et au meurtre que la Vollard lui avait dit être indispensable.

De son côté, Alliette sentait qu’une catastrophe planait sur eux ; elle avait la persuasion intime que la longue impunité dont on avait joui allait bientôt cesser. Malgré elle, le souvenir de l’agent l’Écureuil lui revenait ; son audace, son courage et son adresse l’inquiétaient, bref, disons-le, Alliette avait peur.

En vingt minutes, le couple fut rendu dans le petit logement qu’il occupait.

À peine entré, Soufflard sortit de sa poche de côté le long et massif couteau volé chez Rigobin et le posa sur la cheminée. Ce couteau avait une terrible éloquence ! Il disait que demain, à la même heure, une mère, et peut-être sa fille, qui s’étaient endormies ce soir heureuses du présent et confiantes dans l’avenir, ne seraient plus que deux cadavres sanglants.

Certes, la sensibilité d’Alliette était depuis longtemps usée par les nombreuses et sinistres scènes dont elle avait été témoin ; mais, ce soir-là par suite de la disposition d’esprit qui l’agitait, la vue de cette lame qui, dans quelques heures, allait être teinte de sang, lui fit éprouver un frisson.

Elle posa la main sur le couteau, en disant :

– Victor, tu n’iras pas au rendez-vous ?

– Et pourquoi ?

– Je ne le veux pas, reprit-elle d’un ton résolu.

– Tu es folle !

– Non, je ne sais quoi me dit que nous sommes au bout du rouleau. La police nous entoure, je le sens. Ce soir, j’aurais dû butter Micaud, qui, j’en ai la certitude, nous sera funeste. Je ne l’ai pas fait, c’est une faute que nous payerons cher avant peu.

– Y penses-tu ? Micaud ! un ancien compagnon de bagne.

– Le meilleur cheval peut devenir fourbu.

– Oui, Micaud est jaloux ; il me hait, c’est certain ; mais sa haine ne va pas jusqu’à me dénoncer. Que peut-il y gagner ? Mes vols sont les siens, il se perdrait en m’entraînant.

– Tant qu’il ne s’agit que de vols, on revient ou on s’évade du bagne, mais il te pousse sur la route de la guillotine.

– En ce cas, il y vient avec moi, puisque demain il nous accompagne.

– Au dernier moment, il vous échappera.

– Je le tue comme un chien, si je le vois broncher, dit Soufflard d’une voix sourde.

Alliette secoua la tête :

– Non, Victor, tu ne le tueras pas, car je te l’ai dit, je ne veux pas que tu ailles à ce rendez-vous.

– J’irai, dit Soufflard, résistant pour la première fois à la belle blonde.

L’œil d’Alliette s’enflamma.

– Je te le défends !

– J’irai, répéta de nouveau Soufflard.

– Je veux que tu évites Micaud.

En entendant cette phrase, la figure de Soufflard prit tout à coup une expression d’étonnement.

Il paraissait chercher à comprendre une pensée qui venait de lui arriver subitement à l’esprit.

Puis, aussitôt, ses traits se contractèrent, la rage alluma ses yeux, et blême d’une émotion qui lui faisait claquer les dents, il vint se poser devant Alliette.

– Ah ! çà, ma fille, dit-il d’une voix rauque, il fallait m’annoncer tout de suite que tu me prends pour un imbécile !

Alliette ne broncha pas devant cette figure menaçante et terrible.

– Quelle mouche te pique ? lui demanda-t-elle de sa voix calme et moqueuse.

Alliette aimait-elle Soufflard ? Nous ne saurions l’affirmer. – Sauf de rares exceptions, les voleurs sont d’une nature incomplète. Sans énergie, superstitieux et poltrons, leur tempérament ne comporte que la patience et la ruse ; il s’efface devant tout ce qui exige l’énergie et le courage. – Quand Lesage disait de Soufflard : « C’est un homme, » il faisait l’éloge des qualités, rares chez les voleurs, que Soufflard possédait. – Dans la série des scélérats qu’Alliette comptait pour complices, celui-ci était le seul chez lequel la blonde avait trouvé une nature mieux trempée et elle s’y était attachée, comme le dompteur s’intéresse à la bête féroce qu’il veut asservir.

Mais si Soufflard avait l’énergie de la bête féroce, il en avait l’intelligence étroite. En voyant la persistance mise par Alliette à lui faire fuir Micaud, au lieu de bien comprendre le vrai mobile qui guidait sa maîtresse, le bandit idiot avait songé au passé et la jalousie venait de lui envahir le cerveau.

Sa colère s’augmenta en voyant la tranquillité d’Alliette qui, le sourire moqueur aux lèvres, lui répéta :

– Quelle mouche te pique ?

– Je comprends maintenant pourquoi tu veux me faire éviter Micaud.

– Je te l’ai dit, c’est pour te détourner de la guillotine.

– Allons donc ! tu as peur que je crève un ancien amant pour lequel tu te sens un petit goût de revenez-y.

Alliette haussa les épaules.

– Qui m’empêchait de reprendre Micaud pendant que tu étais à la Force ? dit-elle, T’ai-je abandonné ? Qui donc, tous les jours, t’envoyait dix francs ?

– Parbleu ! tu avais peur de moi à ma sortie de prison.

Alliette approcha sa figure du visage furieux de Soufflard, et le regardant bien dans les yeux, elle lui dit d’un ton calme :

– Répète que j’ai peur de toi.

Soufflard avait trop longtemps subi l’empire d’Alliette pour s’affranchir tout à coup. – Il n’osa répéter sa phrase. – Mais cette contrainte augmenta sa furie :

– Je te buterai ton Micaud, hurla-t-il, comptes-y, ma fille, ton Micaud, auquel tu avais sans doute ordonné de me tuer dans la cave, car il n’est pas assez courageux pour avoir pris une telle résolution sans y être poussé.

La fureur de Soufflard s’augmentait du silence d’Alliette qui, le dos appuyé à la cheminée, le regardait sans répondre.

– Je le tuerai, entends-tu ? et toi après.

Et il revint se remettre devant elle :

– J’en ferai un hachis de ton Micaud chéri, que tu n’as jamais cessé d’aimer, et dont tu gardes bien soigneusement le portrait, sans permettre jamais qu’on y touche… une vraie relique sacrée.

La figure d’Alliette exprima la surprise.

– Quel portrait ? demanda-t-elle.

– Oui, dans ce médaillon que tu portes à ton cou et que je vais briser.

Et il étendit une main crispée par la rage.

Mais il n’eut pas le temps d’agir. D’un bond de panthère, Alliette le fit rouler au bout de la chambre. Elle saisit le couteau sur la cheminée, et, toute frémissante d’une émotion secrète, l’œil plein de menaces, le couteau au poing, elle fit face au chenapan qui, s’étant relevé, se tenait terrifié devant une pareille fureur.

– À bas les pattes, et cuve ton vin, pochard ! cria-t-elle d’une voix claire. Je te répète encore ma défense d’aller là-bas, et si demain je ne te trouve pas ici, tu connaîtras Alliette. Adieu, je ne loge pas avec les chiens hargneux.

Avant que Soufflard fût revenu de son émoi, la porte se refermait sur la belle blonde qui s’élança dans l’escalier.

Arrivée dans la rue, Alliette prit sa course pour mettre l’espace entre elle et Soufflard, dans le cas où ce dernier aurait l’idée de la poursuivre.

Elle atteignit ainsi la Seine.

Il pouvait être une heure du matin, et un magnifique clair de lune éclairait le quai désert. – Alors elle s’arrêta, et, d’une main anxieuse, elle porta les doigts à son cou pour tâter, soigneusement caché sous sa robe, son précieux médaillon.

Le cri qu’elle poussa aussitôt vibrait d’une épouvantable angoisse.

Le médaillon n’était plus à sa place !

Un instant elle resta muette, stupéfiée, haletante ; puis, tout à coup, cette femme, endurcie dans le mal et qui semblait insensible à tout, poussa un sanglot douloureux et fondit en larmes.

Alliette était d’un moral trop bien trempé pour qu’une douleur, si énergique qu’elle fût, l’abattît longtemps. Le sang-froid lui revint, et, dans son esprit, elle repassa tous les événements du jour. – Soufflard n’avait pas eu le temps de lui effleurer le cou, et par conséquent d’arracher le bijou.

Alors elle se rappela avoir, le matin, en précipitant le policier dans la cave, senti le bouton de sa manchette s’accrocher à un obstacle que la violence de l’effort avait brisé.

– Oui, se dit-elle, c’est là.

Et elle prit sa course vers le Gros-Caillou.

Vingt minutes après, Alliette était devant la bicoque qui se dressait sombre et déserte. Alliette était surtout une cambrioleuse de flan, c’est-à-dire de l’espèce des voleurs qui, sans parti arrêté, entrent au hasard dans une maison, n’importe laquelle et quels que soient l’heure et le quartier, en un mot, des tâteurs de hasard. Il leur faut donc être toujours munis des ustensiles nécessaires.

Alliette avait avec elle la trousse voulue.

Elle en tira le crochet avec lequel elle ouvrit la porte de la maison. Elle y prit le briquet et la mèche, qui lui donnèrent la lumière nécessaire, et alors, courbée sur la dalle du couloir, presque à genoux, comme l’avait prévu l’Écureuil, elle se mit à chercher. – L’œil inquiet et humide de larmes, la face pâle et les lèvres tremblantes d’émotion, elle ne ressemblait plus à cette belle Alliette qui, une demi-heure auparavant, avait fait reculer Soufflard.

Sa recherche fut vaine, et elle se redressa désolée et tremblante.

Mais, en se relevant, ses yeux s’arrêtèrent, hagards de surprise, sur la muraille. La lumière qu’elle tenait venait de lui éclairer les mots écrits par l’amoureux policier.

– Médaillon trouvé ! répéta-t-elle plusieurs fois.

Alliette n’avait plus rien à faire dans la masure. – Elle tira la porte, et, toute pensive, reprit le chemin du quai. Ces deux simples mots la faisaient réfléchir et la touchaient, car elle comprenait la pensée délicate qui les avait fait écrire.

Celui qui avait trouvé le médaillon avait deviné que c’était là un tendre souvenir dont la perte serait douloureuse. Il avait prévu qu’on s’en affligerait à coup sûr, et, pour elle seule, il avait écrit ces deux mots.

Alliette chercha, parmi ses compagnons de la journée, celui qui pouvait être capable d’un pareil sentiment. Leur souvenir seul lui levait le cœur.

Elle s’arrêta subitement.

Un personnage surgissait dans sa mémoire.

– Serait-ce le mouchard ? se dit-elle, il est donc revenu après notre départ.

Une pensée parut adoucir ses traits contractés et elle souffla tout bas :

– J’ai voulu tuer cet homme !

Cent mètres plus loin, Alliette avait repris son sang-froid :

– Je le retrouverai ! se dit-elle.

À ce moment, elle était arrivée à la hauteur de la rue Dauphine.

Elle s’arrêta et songea :

– Voyons, je ne veux pas rejoindre mon ivrogne, et il y a encore une heure de nuit. Où vais-je aller coucher ?

Elle pensa à Micaud, qui habitait cette ruelle voisine qu’on appelle la rue de Nevers.

– Lesage, sur mon avis, aura gardé Micaud à vue et doit le tenir enfermé chez lui. Donc la chambre de Micaud est déserte. Je vais y aller attendre le jour.

Alliette connaissait bien cette maison. C’était un immeuble sans portier et dont chaque locataire avait la clef d’entrée. – Avec son crochet elle ouvrit la porte de Micaud et pénétra dans la chambre.

– Déserte, se dit-elle, je l’avais bien prévu. Essayons un peu de dormir sur le lit.

Alliette s’étendit et chercha vainement le sommeil.

La pensée du policier lui revenait à l’esprit.

Tout à coup, elle dressa l’oreille.

Trois petits coups avaient retenti à la porte.

– Qui peut frapper ? se dit-elle.

Les trois coups se répétèrent, faibles et espacés.

– Ces coups sont trop prudents pour ne pas venir d’un ami, pensa-t-elle.

Elle alla ouvrir.

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