XI

À la vue de celui qui avait frappé, Alliette étouffa un cri et recula de surprise au milieu de la chambre.

Elle se trouvait en présence de l’Écureuil.

L’Écureuil, de son côté, fit aussitôt un violent soubresaut en se trouvant tout à coup en présence de la belle blonde, dont le souvenir lui trottait depuis la veille dans la tête et le mordait un peu au cœur. – Tels étaient la beauté d’Alliette et l’étrange magnétisme qu’elle exerçait que le policier, bien qu’il connût à peu près ce qu’était cette femme, se sentit un moment interdit.

Si court que pût être leur embarras commun, il fut assez long pour permettre à Alliette, qui ne s’en était pas préoccupée la veille, de reconnaître que l’agent était un fort beau garçon, bien taillé, à l’œil vif et au visage franc et hardi.

– J’ai failli tuer un bien beau gars… se dit-elle.

L’Écureuil avait repris son aplomb et feignait la surprise.

– Comment ! vous ici, mademoiselle, s’écria-t-il, vous que j’ai reconduite hier au Gros-Caillou, devant la maison où, me disiez-vous, se trouvait votre demeure ?

Alliette était certaine que l’agent disait faux et qu’il ne la prenait plus pour cette jeune fille timorée qu’il avait accompagnée la veille. Sans répondre à son exclamation, elle marcha vers lui, qui se tenait toujours sur le seuil de la porte :

– Entrez donc, monsieur, lui dit-elle, les voisins peuvent s’étonner de notre conversation sur le carré à cette heure si matinale.

Il était trois heures du matin. En juin, à ce moment, le jour commence à poindre.

L’Écureuil entra, salua Alliette qui s’effaçait à son passage pour fermer la porte derrière lui, et s’avança dans la chambre jusqu’à une table sur laquelle Alliette avait posé le couteau pris à Soufflard :

– Mazette ! dit-il, vous avez là, mademoiselle, un solide couteau ; rangez-le donc avec sa douzaine.

Et, avec deux doigts, le prenant par l’extrême pointe de la lame, il le tendit par le manche à Alliette.

Elle n’avait qu’à saisir ce manche et à pousser la lame pour la plonger dans la poitrine de l’agent, qui, le bras ployé, tenait la pointe à six pouces de son corps.

Elle porta la main sur le manche.

Les doigts du policier ne se raidirent pas pour résister.

Elle serra vivement le manche.

Les doigts restèrent souples.

Alors, entre ces deux êtres tenant le couteau, s’échangea un de ces regards profonds qui suffisent pour se juger. Dans les yeux du policier souriant, Alliette lut le courage, non pas celui de Soufflard, qui s’excite par l’affluence du sang au cerveau, mais le courage froid, calme, réfléchi, le vrai courage.

Les doigts d’Alliette desserrèrent le manche du couteau, et, émue malgré elle, renonçant à la tentation, elle dit vivement :

– Reposez ce couteau à sa place.

Le policier obéit sans ajouter un mot.

– Maintenant, reprit Alliette, voulez-vous m’expliquer votre présence ici, à pareille heure ?

– Mais par erreur, mademoiselle. Je venais voir un ancien camarade d’enfance. En passant devant la maison, j’ai vu là de la lumière à une fenêtre que je croyais la sienne, j’ai monté et je suis venu, en me trompant de porte, frapper à la vôtre. Excusez-moi ; je vais me mettre à la recherche du logis de mon ami.

Le policier esquissa une sortie.

– Non, restez, dit Alliette, vous savez d’avance que vous ne trouverez pas. Vous veniez positivement dans cette chambre.

– Je vous affirme que…

– Vous avez oublié un détail dans votre explication. C’est que la maison n’a pas de portier ; comment seriez-vous entré si quelqu’un à l’avance ne vous avait confié une clef.

L’Écureuil resta interdit.

– Donc, poursuivit Alliette, vous veniez ici même, à cette heure matinale, au rendez-vous que vous avait donné le propriétaire de cette chambre.

La belle blonde avait pris son plus gracieux sourire et son plus câlin timbre de voix.

– Allons, cher monsieur, avouez.

Ce sourire et cette voix firent éprouver un frisson amoureux au sensible l’Écureuil qui balbutia :

– J’avoue.

– Allons, venez vous asseoir près de moi et causons comme une bonne paire d’amis. Le voulez-vous ? ajouta-t-elle en modulant sa voix et en plaçant sa petite main sur l’épaule de l’Écureuil.

À ce contact le policier tressaillit.

– Satané tempérament ! se dit-il, Je suis perdu, je vais faiblir.

– Donc, mon cher monsieur l’Écureuil… vous voyez que j’ai retenu votre nom… nous disions que vous veniez ici chercher Micaud ?

L’Écureuil prit un air surpris :

– Micaud ! quel Micaud ?

Alliette posa sa main sur les lèvres du pauvre garçon que cet attouchement secoua des pieds à la tête.

– Oh ! oh ! ne mentons pas. Entre amis, on doit être franc. Aussi vous allez convenir que vous veniez chercher des renseignements que Micaud vous avait promis.

L’émotion rendait l’Écureuil muet.

Il avoua d’un signe de tête.

– Satané tempérament ! pensait-il.

– Or, poursuivit Alliette, avec ces renseignements, vous comptez perdre des gens qui sont de mes amis.

Le policier voulut se lever pour rompre le charme, mais la petite main pesa sur son bras, et Alliette se rapprocha encore. Les grands yeux noirs tout suppliants, dont elle le regardait, firent chaud à l’Écureuil, en même temps qu’un parfum de chair fraîche et jeune, tout plein de luxurieux effluves, lui monta au cerveau.

– Vous êtes bon, mon ami, lui murmurait une douce voix, laissez-vous fléchir, abandonnez cette poursuite.

– Cela ne dépend plus de moi ; d’autres se sont mis en campagne et vont les prendre.

Tout à coup Alliette pensa au meurtre qui devait être commis dans quelques heures.

– Pendant deux jours, arrêtez les recherches, demanda-t-elle.

Il fit un geste négatif.

– Et pour ce retard, je sauverai la vie de deux femmes qui vont êtres assassinées.

À ces mots, l’agent secoua le charme et se redressa.

– Le nom, l’adresse de ces femmes ! s’écria-t-il.

À son tour Alliette fit non.

L’Écureuil avait aussi jugé la belle blonde. Il savait que les menaces, la violence, l’arrestation immédiate ou la prison ne la feraient par parler. Faute de renseignements, les deux femmes inconnues allaient être tuées sans qu’il pût venir à leur secours.

Une inspiration lui arriva.

De la poche de son gilet, il tira le médaillon aux cheveux blonds qu’il avait trouvé et le montra à Alliette.

– Le nom et l’adresse, répéta-t-il.

Alliette se leva pâle à la vue du bijou.

– Donnant, donnant, cria-t-il.

Elle se rapprocha du policier sans répondre.

– Le nom de ces femmes, dit-il, ou je lance par la fenêtre ce don chéri de quelque amant.

Et il ouvrit la fenêtre par laquelle entra le bruit de la rue qui s’était peuplée, car le grand jour était venu.

Si le bijou était lancé, il était à jamais perdu. L’Écureuil étendit le bras en dehors.

– Parle, dit-il.

Alliette ne pouvait s’élancer pour arracher à temps le bijou, car le policier n’avait qu’à desserrer les doigts.

Elle tomba à genoux sanglotante et les mains jointes.

– Grâce, lui dit-elle, c’est le seul souvenir qui me reste de mon pauvre enfant mort ! !

Dans un coin de ce cœur gangrené par le vice, il était resté une place pour le doux et pur sentiment de la maternité.

L’Écureuil s’arrêta ému devant l’explosion de cette terreur douloureuse.

Il revint à la femme agenouillée qui le regardait avec des yeux hagards.

Il brisa le mince cordon de soie qui pendait au bijou, puis il lui tendit le médaillon.

– Tiens ! lui dit-il, je te le rends sans conditions.

Alliette le regarda avec une expression indicible de reconnaissance, puis elle saisit la main qui lui présentait le bijou et la baisa.

Ce baiser brûla le policier.

Toujours à genoux, le médaillon sur les lèvres Alliette murmurait en pleurant :

– Mon petit ange ! pourquoi n’avoir pas vécu ? ta mère ne serait pas une misérable.

– Pauvre femme ! soupira l’agent sans penser à essuyer une larme qui lui mouillait la paupière.

Alliette s’était relevée :

– Écoute, lui dit-elle, plutôt que de te donner le nom de ces femmes, je serais morte avant que de parler, car c’était en même temps te livrer les coupables.

– Et ton amant est du nombre ?

– Mon amant ! fit-elle avec mépris, car elle comparait la conduite de Soufflard avec celle de l’Écureuil.

– Oui, l’homme que tu aimes.

Alliette regarda l’agent bien en face et elle répondit lentement :

– Que je croyais aimer hier.

Le cœur du jeune homme lui dansa dans la poitrine. Il roulait encore dans ses doigts le cordon qu’il avait arraché au médaillon, pauvre souvenir qu’il avait voulu conserver de cette femme.

Alliette le vit :

– Oui, garde-le, dit-elle, c’est la seule chose honnête que je pourrais t’offrir.

Elle marcha vers la porte, l’atteignit et se retournant, elle adressa à l’agent un regard qui le fit tressaillir. Pour ne pas se perdre tout à fait, il ferma les yeux.

Au bruit de la porte qui se refermait, l’Écureuil rouvrit les yeux.

Alliette n’était plus là.

En rendant sans conditions à Alliette son médaillon, l’Écureuil avait bien deviné qu’il obtiendrait ainsi ce que n’auraient pu arracher d’elle les prières et les menaces.

À midi précis, elle entrait dans le restaurant de la rue Saint-André-des-Arts, où le rendez-vous avait été assigné.

À une table placée dans un coin sombre l’attendaient Lesage, Micaud et la Vollard, qui avaient posé à côté d’elle un paquet de misérables hardes.

En voyant arriver Alliette sans Soufflard, les trois convives firent un mouvement de surprise.

– Et ton homme ? demanda vivement Lesage.

– Il a été arrêté ce matin, dit Alliette.

– Pourquoi ?

– Il avait oublié de payer son condé et ils sont venus le pincer ce matin au chaud du lit.

– Ils ne savent qu’inventer pour taquiner le pauvre monde ! grinça Lesage.

Ainsi que nous l’avons dit, à cette époque, les forçats libérés pouvaient s’exempter d’aller à une résidence fixée et, moyennant une somme, obtenir la permission de rester à Paris. – En argot, cette permission s’appelait condé.

– Voilà le coup manqué ! dit vivement Micaud dont la figure, malgré tous ses efforts, reflétait le contentement.

– D’autant plus, reprit Alliette, que Soufflard, en les entendant frapper, a eu la présence d’esprit de jeter dans les cabinets les fausses clefs que nous avait données la Vollard.

– C’est du vrai guignon ! murmura Lesage.

– Il faut attendre la sortie de Soufflard, insinua Micaud qui, dans son envie de se soustraire au crime, ne se doutait pas combien il venait en aide aux projets d’Alliette.

– Attendre sa sortie ! dit Lesage, on peut avoir le temps de crever de faim !

– Il faut juste le temps de trouver l’argent du condé, répliqua Alliette ; je vais chez le recéleur Rigobin. Il a peur des révélations, donc il payera. C’est tout au plus une affaire de trois jours.

– Alors on attendra, fit Lesage en poussant un gros soupir de résignation.

– Pour ne pas perdre les minutes, je cours chez Rigobin, dit Alliette en se levant.

Elle avait hâte de quitter ses complices pour retourner près de Soufflard. – Soit que ce dernier eût regret de sa rébellion, soit que la scène de fureur où sa maîtresse lui était apparue si impérieuse, l’eût frappé de terreur, Alliette, en rentrant le matin, n’avait pas eu de peine à obtenir de lui qu’il restât dans la chambre pendant qu’elle irait au rendez-vous.

Mais, redoutant qu’en son absence Soufflard eût eu regret de sa soumission, elle regagna vivement le logement de la rue de Noyers.

Soufflard l’attendait en fumant sa pipe.

– Ils ont coupé dans le comtois du condé lui dit-elle.

– Les niais ! ricana Soufflard.

– Seulement, comme j’ai dit qu’il fallait trois jours, nous resterons enfermés ici, ajouta-t-elle.

Soufflard ne protesta pas contre cette réclusion imposée. Il acceptait volontiers ces trois jours de tête-à-tête avec la magnifique créature qu’il adorait.

De son côté, Alliette était heureuse. – Avoir sauvé la vie de deux femmes en faisant manquer le complot était une bonne action qui commençait bien ses relations avec l’Écureuil.

De plus, en retenant Soufflard enfermé, elle allait le soustraire au coup de filet qui, au dire du policier, devait prendre toute la bande avant quarante-huit heures. – Sans avoir trahi personne, elle se croyait le droit de sauver l’homme qui, bien qu’elle ne l’aimât plus, n’en avait pas moins été son compagnon fidèle et dévoué.

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