XVII

En entrant à la Force, Lesage eut une pensée de salut pour son complice.

– Tiens ! je vais retrouver ici mon camarade Soufflard, dit-il à un geôlier.

– Non, car Soufflard est sorti depuis cinq jours.

– Ah ! je le croyais toujours ici.

Il espérait ainsi faire croire que depuis longtemps ils ne s’étaient vus.

L’Écureuil avait assisté à l’écrou de Lesage.

Et quand il vit la porte se refermer sur le premier des deux assassins :

– Maintenant, à l’autre, dit-il.

Le meurtre de la rue du Temple était de ceux qui secouent l’indifférence ordinaire des Parisiens. Éveillée par la hardiesse de ce crime, commis en plein jour dans un quartier des plus populeux l’attention publique s’alimentait chaque jour par les nouveaux détails que révélait la poursuite.

Dès le lendemain diverses dépositions arrivèrent en aide aux recherches de la police.

La limonadière Rollin vint, la première, donner le signalement des meurtriers qui avaient passé chez elle vingt minutes après le crime.

Un barbier de la rue des Carmes déposa que, le 5 juin, à près de quatre heures, il avait rasé barbe et favoris à deux hommes dont la figure agitée l’avait vivement impressionné.

On entendit madame Bergeret, la propriétaire du restaurant de la rue Saint-André-des-Arts, qui déclara que, le matin du 5 juin, deux femmes et deux hommes à mine suspecte avaient déjeuné chez elle.

Ces différents témoins, confrontés avec Lesage, le reconnurent aussitôt pour l’un des deux hommes.

On appela les époux Poittevin, concierges du n° 91 de la rue du Temple, qui attestèrent que Lesage était bien un de ceux qu’ils avaient vus descendre l’escalier à la hâte.

Pourtant nous devons dire que la déposition de madame Bergeret fit un instant hésiter la police. Le signalement qu’elle donnait des deux convives qui avaient déjeuné le matin chez elle concordait bien pour Lesage avec les autres dépositions, mais il différait complètement en ce qui regardait le second individu.

Tous les témoins avaient indiqué le second coupable comme très brun de cheveux, – madame Bergeret le dépeignait au contraire du plus beau roux.

(Nos lecteurs doivent se rappeler que c’était Micaud qui avait pris part à ce déjeuner avec Lesage, auquel Alliette était venue annoncer la prétendue arrestation de Soufflard, ce qui avait décidé Lesage à entreprendre la première tentative, que l’hésitation de Micaud avait fait manquer).

La justice hésita un instant devant ces dépositions contradictoires ; mais l’Écureuil la remit sur la voie et, comme, dans le gaillard au poil roux, il avait reconnu Micaud, il reprit, sans rien dire, le chemin de la rue de Nevers, pour aller bien définitivement arrêter celui-ci.

Il trouva le logis vide.

Conseillé par la jalousie, Micaud, dans un moment de rage, avait dénoncé Soufflard. – Mais, après le départ du policier, il avait compris qu’il en avait trop et pas assez dit. Trop, car il s’exposait à la vengeance de ses compagnons ; pas assez, parce que la police, voulant en savoir plus, ne lui tiendrait pas compte de ses demi-révélations.

Il avait donc pris le bon parti de se cacher pour, suivant son expression habituelle, voir venir les événements.

Il s’était réfugié chez sa nouvelle maîtresse, une fille Ramelet, qui exerçait la profession d’empailleuse d’oiseaux. En voyant son amant refuser obstinément de sortir, au moment où elle entendait répéter partout qu’on cherchait le second meurtrier de la femme du Temple, la femme Ramelet conçut des soupçons et s’effraya. Aussi, le troisième jour, à la suite d’une discussion à propos d’un paquet d’arsenic qu’elle disait lui avoir été pris par Micaud, elle sortit et alla le dénoncer à la préfecture.

Une heure après, l’Écureuil venait chercher à domicile son cher Micaud qu’il croyait perdu et lui faisait même la politesse de lui offrir un fiacre pour aller à la préfecture.

– Satanée femme ! hurla Micaud, dès qu’il sentit s’ébranler la voiture où, bien ficelé, il était enfermé avec l’Écureuil à son côté et Lévy devant lui.

– Jurez, jurez, mon bon monsieur Micaud ; cela soulage, lui disait l’Écureuil.

– Être ainsi trahi par cette damnée empailleuse !

– Mais aussi, pourquoi vous aviser d’aller lui prendre ce paquet d’arsenic si nécessaire à son métier ?

– Ce n’est pas vrai ! Je ne lui ai rien pris ! C’est une querelle d’Allemand qu’elle m’a cherchée pour avoir un motif de me vendre. Mille millions de potences !

– Jurez, jurez, cher ami, je vous le répète, cela soulage. Vous n’en retrouverez que plus vite votre sang-froid… et alors nous causerons.

Ce mot fit dresser l’oreille à Micaud.

Sa position n’était pas des plus désespérées, puisque la police avait encore besoin de lui.

Il se tint muet dans son coin.

– Eh bien, cela va-t-il, mieux, cher monsieur Micaud, sommes-nous calme ? demanda l’Écureuil.

– Il faut bien prendre son parti.

– C’est agir en sage.

– Après tout, qu’est-ce que je risque ?… tout, au plus cinq ans de longe , pour trois ou quatre mauvais petits vols… et encore vous m’avez promis votre protection quand nous avons causé ensemble sur le compte de mes amis.

– Entendons-nous ! s’écria l’Écureuil, entendons-nous ! cher monsieur Micaud ; je vous ai promis l’indulgence du tribunal, oui, c’est vrai ; mais alors je ne connaissais pas tout votre haut mérite.

Micaud eut froid dans le dos.

Il sentait venir un danger.

– Oui, poursuivit l’Écureuil, je m’étais engagé à vous faire adoucir une condamnation aux fers ; mais, de là à la guillotine, il y a loin.

– À la guillotine ! balbutia Micaud blêmissant.

– Ah ! vous m’avez pris en traître, farceur ! en me faisant vous promettre l’indulgence, reprit l’Écureuil, qui s’amusait de la terreur de Micaud.

– Mais… je… ne…

– À vous entendre, ce n’était que des peccadilles… vous avez manqué de franchise avec moi… car j’aurais réfléchi avant de m’engager avec vous, si vous m’aviez de suite prévenu qu’il s’agissait de guillotine.

Micaud, les yeux effrayés, regardait le policier, qui lui parlait avec son visage le plus souriant.

– Mais, que me reprochez-vous donc ?

L’Écureuil éclata de rire.

– Ah ! regarde donc, Lévy, quel charmant comédien que ce cher Micaud ! comme il a bien l’air naïf en demandant ce qu’on lui reproche. Penser que je m’y suis laissé prendre quand il a inventé que Soufflard était l’assassin de la rue du Temple ! Je vous avais cru.

– Mais c’est la vérité.

– Euh ! euh ! tout le monde n’est pas de cet avis-là, fit l’Écureuil en secouant la tête.

– Qui donc ? balbutia Micaud.

– Il y a une dame Bergeret, tenant un restaurant sur Saint-André-des-Arts, qui prétend que les coupables sont venus déjeuner chez elle le matin du crime, et elle donne le signalement d’un certain rougeaud qui m’a l’air d’être de vos connaissances intimes, brave ami.

– Cette femme se trompe.

– Je le croyais aussi, mais comme elle a positivement reconnu Lesage pour une de ses pratiques, nous sommes fondés à croire qu’elle dit vrai pour l’autre.

– Je ne suis pas coupable ! cria Micaud.

– Tiens ! c’est donc vous le rougeaud en question ! Lévy, tu es témoin que monsieur s’est reconnu.

– Mais on peut interroger Lesage, dit Micaud, qui, se sentant embourbé, se raccrochait à tout.

L’Écureuil secoua tristement la tête.

– C’est ce qu’on a fait…

– Et ?… demanda Micaud, haletant d’anxiété.

– Et Lesage a presque avoué que le rougeaud est son complice !

Micaud s’affaissa de terreur dans le coin de la voiture.

– Je suis perdu ! dit-il.

– Je vous disais bien, mon bon, qu’il y a de la guillotine dans votre bagage.

L’Écureuil inventait que Lesage avait dénoncé Micaud, mais il voulait amener ce dernier, vaincu par la terreur, à lui dénoncer les divers logements de Soufflard, qu’on cherchait inutilement depuis le crime.

Micaud reprit peu à peu son calme.

– On ne saurait m’accuser longtemps, dit-il.

– J’aime à vous voir cette confiance… bien que je cherche vainement ce qui peut la justifier, répliqua l’Écureuil.

– Mais on finira par pincer Soufflard.

L’Écureuil affecta l’air surpris :

– Vous persistez donc ? dit-il.

– À quoi ?

– À soutenir que c’est Soufflard.

– Mais c’est lui, rien que lui, cria Micaud.

L’Écureuil haussa les épaules.

– Soit, fit-il, je dirai comme-vous pour vous faire plaisir. Mais il est à peu près prouvé que Soufflard avait quitté Paris la veille du crime.

– On a mal cherché.

– On ne l’a pas trouvé rue de Seine, cette adresse indiquée par vous.

– Mais alors il fallait aller…

– Où donc ? dit vivement l’Écureuil.

La vivacité avec laquelle le policier adressa cette question, lui fit manquer son but. Micaud comprit aussitôt que la conversation, qui l’avait tant effrayé, n’avait d’autre raison que de lui arracher le secret des logis de Soufflard.

Comme, après tout, il se sentait en de vilains draps, il voulut profiter de ce mince avantage pour rendre sa position meilleure.

Aussi, quand le fiacre s’arrêta dans la cour de la préfecture, Micaud était déterminé à vendre son secret à de bonnes conditions.

– Eh bien, lui dit l’Écureuil, où faut-il donc aller chercher Soufflard ?

Micaud prit à son tour un ton goguenard :

– J’ai si peu de mémoire que, pour trouver cette adresse, j’ai besoin de me recueillir.

– Comme cela se trouve ! cher monsieur Micaud, l’ordre a été donné de vous mettre au secret le plus sévère. Vous allez être bien à votre aise pour réfléchir, dit l’Écureuil, comprenant que son homme prenait sa revanche.

Puis se penchant à l’oreille de son auxiliaire Lévy, il ajouta :

– Dis au geôlier qu’on lui donne de l’agrément. C’est une poule qu’il faut forcer à pondre.

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