XVI

L’Écureuil aimait trop son métier pour rester inactif en cette triste occasion qui réclamait impérieusement son zèle et son habileté.

Il prit sa course pour devancer la foule des marchands qui se dirigeaient vers le lieu du crime. Arrivé à la porte, il barra le passage.

– Halte ! cria-t-il, trop de monde dans la maison ferait à coup sûr disparaître les traces que doit relever la justice.

Et il ferma la porte au nez de la foule en donnant aux portiers la consigne de ne laisser entrer que le commissaire de police et un médecin, qu’un marchand voisin de Renault, était allé chercher et qui accoururent aussitôt.

La porte de la chambre fut ouverte par un serrurier, et le malheureux mari et sa fille purent pénétrer dans le logement où les attendait un affreux spectacle.

La victime était toujours étendue à cette même place où la mort était venue enfin l’abattre. On devinait, au seul aspect de la chambre, que la lutte avait dû être longue et acharnée pour tuer cette créature énergique et forte qui gisait inerte… Du sang sur le parquet, du sang sur les meubles, partout du sang !… – Sur la muraille paraissaient, encore fraîches et rouges, les empreintes laissées par la mère quand elle avait voulu aller au secours de sa fille.

Le corps n’avait pas eu le temps de se refroidir. On le porta sur le lit dans la pièce voisine.

Alors on s’aperçut du vol.

Dans cette chambre, tous les meubles, fracturés, étaient vides de leurs tiroirs, jetés à terre. Partout les doigts ensanglantés des assassins avaient laissé des traces, bien que les rideaux et les draps de lits prouvassent qu’ils s’y étaient essuyé les mains.

Monnaie, bijoux, argenterie, tout avait disparu. Mais qu’importait le vol aux deux survivants de l’horrible drame ! – Assis sur une chaise, Renault, à demi fou de désespoir, restait immobile et muet ; de silencieuses larmes coulaient de ses yeux fixés sur le corps de la défunte. – À genoux à ses pieds, la fille cachait sa tête dans le sein paternel pour ne pas voir le cadavre, et de déchirants sanglots alternaient avec ce seul mot que l’enfant put trouver dans son immense douleur : « Maman ! maman ! »

Navré par ce désespoir poignant, le commissaire faisait silencieusement son enquête aidé de l’Écureuil. Quand ce dernier arriva devant les meubles forcés, il examina soigneusement la fracture :

– Des malins ! se dit-il.

L’audace du crime excitait l’amour-propre du brave agent de police :

– Il faut que je les retrouve, se répétait-il, ces deux coquins sont du gibier de guillotine.

Autorisé par le commissaire à commencer ses recherches, l’Écureuil se retira au moment où ce dernier interrogeait doucement Renault sur l’importance du vol. On avait pris 270 francs en or, 460 francs en pièces de cent sous, un sac d’une centaine de francs en petite monnaie et environ pour une valeur de 400 francs en argenterie et bijoux. – Deux titres de rente nominative avaient été dédaignés par les assassins.

L’Écureuil quitta le logement et arriva sur le palier. Les pas sanglants s’y trouvaient empreints nets et pleins ; mais à mesure qu’ils s’essuyaient en descendant l’escalier, les marques en devenaient moins distinctes. – Baissé sur ces sinistres traces, l’agent les examinait avec soin.

– Tiens, se dit-il, un des sacripants avait un soulier dont la semelle faisait soufflet en dedans.

En effet, un pas offrait cette particularité que sa teinte, à peu près égale pour toute la semelle, était bordée à gauche d’une teinte plus épaisse. Ce pas devait provenir d’une chaussure dont la semelle décousue avait absorbé le sang par les différents feuillets de cuir entre-bâillés. La marche, en appuyant sur ces feuillets, leur avait fait rendre le sang comme par un jeu de soufflet.

Au bas de l’escalier les pas ne marquaient plus ; nulle trace non plus dans l’allée ; les semelles, essuyées par les marches, cessaient d’imprimer leur passage. L’Écureuil se trouva donc en face de la porte fermée derrière laquelle on entendait les murmures de la grande foule massée devant la maison.

Avant d’ouvrir, le policier se prit à réfléchir.

– Ont-ils tourné à droite ou à gauche ? se dit-il, cherchons un peu. Les coquins, sous l’émotion de leur crime, n’avaient plus leur sang-froid. N’ayant d’abord d’autre idée que de fuir cette maison, ils ont dû tourner machinalement, involontairement, quittes à retrouver leur chemin plus tard et plus loin. Donc, quel est le mouvement le plus naturel à l’homme qui tourne machinalement ? Par habitude, c’est toujours la droite qui donne le mouvement le plus commode, le plus violent et le plus développé… donc machinalement, on pivote sur la jambe gauche. Mes coquins ont dû tourner à gauche… Parbleu ! voici quelque chose qui me prouve que j’ai raison.

Le policier, sur le mur de gauche, tout dans l’angle de la porte, venait d’apercevoir une tache rouge à hauteur de poitrine d’homme.

– En fuyant, se dit-il, l’un d’eux aura voulu tourner trop court et sera venu frôler l’angle de son vêtement ensanglanté. C’est bien décidé, je vais tourner à gauche.

L’Écureuil ouvrit la porte et, sans répondre à aucune des questions de la foule qui stationnait, il prit à gauche et remonta dans la direction du boulevard. – À cent mètres de là, il vit un jeune commissionnaire assis sur ses crochets, le nez en l’air et dévisageant les passants.

L’Écureuil l’aborda brusquement.

– Hein ! est-ce assez affreux ? lui dit-il à brûle-pourpoint.

Le jeune homme comprit de suite qu’on ne pouvait lui parler que du crime qui, répété de porte en porte, épouvantait tout le quartier.

– Une si bonne femme ! répondit-il.

– Quels infâmes gredins ! reprit l’Écureuil.

– Ah ! ne m’en parlez donc pas ! Pour un rien, je m’arracherais le nez de fureur en pensant que je pouvais les arrêter quand ils ont passé devant moi !…

– Vous les avez donc vus ? s’écria vivement le policier mis en éveil.

– Comme je vous vois. Un petit et un grand, tous deux à favoris. Ils remontaient au pas de course vers le boulevard, et en courant, ils ont failli renverser une dame. Au moment du choc, j’avais entendu tomber quelque chose qui rendait un bruit argentin : la dame aussi. Nous allions chercher ce que c’était quand, de l’autre côté de la rue, voilà un passant qui crie aux hommes : « Eh ! là-bas, vous perdez votre argenterie… tenez, voyez, là, à côté de la sellette du commissionnaire. » Et avec sa canne, sans traverser la chaussée, il indiquait l’endroit. C’était vrai ; une petite cuiller en argent était venue tomber près de ma sellette. En l’entendant, les deux hommes s’étaient arrêtés. Ils avaient l’air d’hésiter pour revenir ramasser leur objet. Enfin, le moins grand s’est décidé ; il est revenu à la hâte, il a sauté dessus, puis il a repris sa course pour rejoindre l’autre qui filait grand train. – En le voyant fuir, j’ai dit à la dame bousculée, qui s’était arrêtée pour regarder aussi : ils m’ont l’air de deux filous, j’aurais bien fait de les arrêter. »

Et le commissionnaire, cela conté, se prit les cheveux à pleins doigts, en criant :

– Fouchtra ! oui, j’aurais bien fait de les arrêter, ces infâmes gueux !

– Ainsi, ils fuyaient du côté du boulevard ? demanda l’Écureuil.

– Comme des cerfs.

– Vous n’avez rien remarqué de bien particulier dans leur mise à tous deux ?

– Ma foi, non. Je me rappelle seulement que le petit avait une redingote brune.

L’Écureuil reprit sa route en monologuant :

– Les assassins n’ont pas dû gagner le boulevard où la foule des passants aurait remarqué leur allure effarée. Ils ont préféré se jeter dans une rue à peu près déserte, la première trouvée… celle-ci, par exemple.

L’agent était arrivé au coin de la rue Notre-Dame-de-Nazareth. Il s’arrêta, et reprit son monologue :

– Deux hommes qui viennent de faire un crime pareil sont sous le coup de la fièvre et de la peur : l’une qui paralyse ou casse les jambes, l’autre qui dessèche la gorge. Ils éprouvent le besoin de boire et de s’asseoir, et ils donnent satisfaction à ce besoin dès qu’ils peuvent se croire en sûreté. Or, ils ont dû se penser sauvés quand, il y a une demi-heure, ils sont entrés dans cette rue qui, brûlée par le soleil, devait être déserte à ce moment-là.

À cette heure, la rue n’était plus déserte. Par groupes de trois ou quatre personnes sur le trottoir, les habitants causaient du crime qu’ils venaient d’apprendre.

– Ils ont dû s’arrêter et boire dans cette rue, explorons les marchands de vin, se dit l’Écureuil en entrant dans la rue.

Au dixième pas, il s’arrêtait devant un débit de vin à devanture large et vitrée.

– Ils n’ont pu boire au comptoir d’une salle aussi ouverte, pensa-t-il.

Il entra dans la boutique…

Le marchand de vin était au comptoir.

– Avez-vous un cabinet particulier ?

– Non, monsieur.

– Merci du renseignement.

Et il sortit en laissant le commerçant surpris du laconisme de ce monsieur à la fois si curieux et si peu causeur.

L’Écureuil suivit le trottoir en longeant les groupes qui causaient du meurtre.

Dans l’un d’eux, une voix se fit entendre :

– Venez donc écouter madame Rollin ; elle dit que les monstres étaient chez elle il n’y a pas vingt minutes.

Ils coururent tous vers un groupe plus nombreux qui se tenait à une dizaine de mètres plus loin.

– Allons aussi écouter madame Rollin, pensa l’Écureuil en suivant.

– Oui, ils étaient tout à l’heure chez moi, dans ma boutique, répétait madame Rollin aux voisins assemblés devant son établissement.

L’Écureuil leva les yeux et lut sur la devanture :

CAFÉ ROLLIN

L’agent se mit à sourire en murmurant :

– Je le disais bien : « Boire et s’asseoir. »

Il examina la devanture du café garnie de rideaux soigneusement tirés qui protégeaient les consommateurs contre les regards indiscrets du dehors.

– Oui, continua-t-il, ils pouvaient se croire cachés par les rideaux et ils ont dû entrer dans ce café.

Et il pénétra alors dans le groupe en se disant :

– Je crois que je vais apprendre quelque chose d’intéressant sur mon gibier.

– Attendez donc ! attendez ! continuait madame Rollin ; ils vont vite se mettre dans le coin le plus obscur, à une table sous la cage de l’escalier, puis les voilà qui se plantent, l’un le nez sur la figure de l’autre et qui se mettent à causer tout bas.

– Qu’est-ce qu’ils pouvaient bien se dire ? demanda un voisin.

– À coup sûr, ils ne parlaient pas de la prochaine coupe des foins.

– Ni du prix des papiers peints.

– Pour causer, ils s’appuyaient sur le coude en tournant le dos au jour, de sorte qu’ils faisaient face à la porte vitrée de mon arrière-boutique, où, justement, j’ai une ouvrière. Je file donc par l’office pour aller la retrouver et je la vois émue comme si elle avait avalé ses ciseaux. C’était à cause de la figure d’un des gueusards qu’elle apercevait à travers la vitre de la porte.

– Oh ! madame ! me dit-elle tout bas, on dirait qu’il vient de faire un mauvais coup. Regardez donc l’effrayante figure !

Le fait est qu’il avait un air si horrible qu’on ne lui aurait pas confié son mari.

– Ça dépend ! répliqua sèchement une voisine qui passait pour n’être pas fort heureuse en ménage.

– Tout à coup, ils découvrirent que nous les observions ; alors la redingote brune frappa sur la table avec son argent pour payer. Je n’eus que le temps de revenir au comptoir lui rendre la monnaie, et ils filèrent sans saluer, comme de vrais assassins qu’ils sont. On a bien raison de dire que le manque d’éducation conduit à tout.

L’Écureuil avait écouté sans mot dire. Croyant le récit terminé, il se retourna pour partir et continuer sa chasse.

– Comme ça, c’est tout ? dit une voix.

– Mais non, mais non ; je ne vous ai pas conté le plus beau de l’histoire.

– L’un d’eux est revenu peut-être pour vous demander en mariage ? demanda un farceur.

– Vous vous oubliez, je crois, monsieur Caudebec, fit la limonadière froissée.

– Ces gens-là sont capables de tout.

– Continuez ! cria l’auditoire impatient.

L’Écureuil s’était aussitôt arrêté pour entendre la suite du récit de madame Rollin.

– Voilà donc que je vois mon garçon planté raide comme l’obélisque devant la table qu’il était venu desservir après leur départ.

– Qu’avez-vous donc ? lui dis-je.

– C’est bien étonnant.

– Quoi ?

– Ils n’ont pas touché au sucre.

En effet, les morceaux de sucre étaient restés intacts sur le plateau.

– C’est que ces messieurs avaient sans doute plus besoin de causer de leurs affaires que de boire, continuai-je.

– Mais il n’y a plus une goutte d’eau dans la carafe, me répliqua le garçon.

– Ils auront bu l’eau pure.

– Les verres sont complètement secs.

– Pas possible !

Alors nous cherchons et nous voyons une énorme mare d’eau sous la table. Les scélérats étaient venus chez moi uniquement pour se laver les mains.

– La propreté n’est pas un défaut, ajouta le mauvais farceur.

L’Écureuil n’avait plus rien à apprendre, et se réservant d’appeler plus tard la limonadière pour une confrontation, il partit en continuant son monologue :

– Voilà deux hardis drôles. Une pareille audace prouve qu’ils n’en sont pas à leur coup d’essai ; pour sûr, ce sont des pratiques du bagne : nous possédons à Paris une jolie collection de ces messieurs ; il faudra chercher dans le tas.

L’Écureuil s’arrêta pensif.

– Récapitulons un peu nos moyens de reconnaissance. Un petit et un grand ; tous deux des favoris ; la fille de la morte a vu la figure de l’un ; quant à l’autre, si elle ne connaît pas ses traits, elle lui a vu une redingote brune, et elle a entendu sa voix quand il a dit : « Ferme la porte. » – Les concierges ont prétendu qu’ils les reconnaîtraient ; cette limonadière et son ouvrière le feront facilement. Donc en voici assez pour constater l’identité des meurtriers quand j’aurai mis le grappin dessus : oui mais quand ? Sapristi ! quand ?

L’agent de police fit une pause.

– Pour si bien s’entendre, ces deux brigands doivent se connaître depuis longtemps, avoir habité les mêmes prisons et ne pas se quitter. Il faudra que je cherche dans les couples d’inséparables.

Le policier se mit à sourire.

– Ah ! si Alliette voulait parler !… Elle en tient pour moi, Alliette… Eh bien ! monsieur l’Écureuil ne faites donc pas le beau vainqueur, s’il vous plaît… car vous en avez aussi dans l’aile, mon garçon… vous en tenez de même. – Oui, mais je connais Alliette, elle ne parlera pas. Cette fille-là ne trahit point les gens même quand ils lui sont odieux. – Pauvre fille, je la tirerai du bourbier. Où est-elle en ce moment ? Elle s’occupe d’empêcher l’assassinat de deux femmes dont elle m’a parlé. Tant mieux ! nous avons assez de l’affaire d’aujourd’hui. Sans Alliette, nous en aurions deux sur les bras, et c’est déjà trop d’une. – Tiens, j’y pense ; aujourd’hui aussi, on pouvait tuer deux femmes, car si la fille s’était trouvée là, elle y passait comme la mère.

Confiant dans la parole d’Alliette, l’Écureuil n’avait pas même le soupçon que ce crime, qu’elle devait prévenir, pût être le même que celui dont il venait de voir la victime.

Il poursuivit son monologue :

– À défaut d’Alliette, qui puis-je interroger ? Mon auxiliaire Lévy saura bien m’indiquer tous les forçats à empoigner pour la confrontation, mais voilà tout. Il me faudrait un renseignement précis qui me mit sur la piste. – À qui le demander ?

L’Écureuil s’arrêta tout joyeux :

– Eh ! eh ! je tiens mon homme… j’oubliais Micaud, cette canaille de Micaud.

Dix minutes après, le policier atteignait la maison de la rue de Nevers.

Micaud était chez lui qui remettait en ordre son mobilier saccagé par le moucheron.

Micaud avait été fermement résolu à trahir, et il avait même commencé quelque peu. Mais depuis que la blonde, liée sur son lit, lui avait échappé, il avait réfléchi qu’en cas de trahison sa peau ne valait pas cher. Soit qu’on le laissât libre, après dénonciation, il avait à craindre le couteau d’un camarade contumace ; soit qu’une condamnation, très adoucie à cause de ses révélations, l’envoyât pour peu de temps sous les verrous, il devait redouter une de ces vengeances de détenus qui, dans les prisons les mieux surveillées, font justice des traîtres. Donc Micaud avait réfléchi. Sans positivement refuser ses services à la police, il aimait mieux voir venir les événements que de les appeler.

Quand l’agent entra, Micaud joua au fin.

Il avait malheureusement affaire en ce cas à bien forte partie.

– Mon cher Micaud, je viens vous arrêter, dit brusquement l’Écureuil.

– Et pourquoi ? dit Micaud surpris de ce début.

– Mais pour tous ces vols dont vous avez fait le récit dans la fameuse cave.

– Vous m’aviez promis, moyennant mes services à la police, qu’on voudrait bien me laisser libre.

– Oui, mais mes chefs n’ont pas ratifié le traité, de sorte que me voici, mes hommes sont en bas qui nous attendent.

– Partons, fit Micaud jouant la résignation.

Ce n’était pas l’affaire de l’Écureuil qui voulait simplement effrayer Micaud pour le faire parler. Mais l’agent avait une autre corde à son arc ; il connaissait l’endroit sensible de Micaud rongé par la jalousie, et, sans avoir le moindre soupçon sur Soufflard, s’il fit entrer son nom dans sa ruse, c’était uniquement pour arriver à obtenir de Micaud des révélations sur les meurtriers de la rue du Temple. Il prit un air de pitié.

– Allons, en route ! dit-il ; tenez, Micaud, là, vrai ! je suis désolé de ce qui vous arrive, car vous m’aviez intéressé avec toutes vos histoires d’amour malheureux… Ah ! votre remplaçant va avoir la place nette… Je l’ai vu l’autre jour. Il doit séduire toutes les femmes avec sa figure douce.

– Une figure douce, lui, il a une paire de favoris qui lui donne l’air d’un affreux Cosaque… un nez entre deux buissons.

Sans savoir pourquoi, l’Écureuil fut frappé par ce détail sur Soufflard, qu’il n’avait jamais vu. – Malgré lui, il insista :

– Allons, Micaud, vous êtes injuste pour Soufflard, il est beau garçon et bel homme.

– Bel homme ! lui, c’est un criquet, un vrai criquet. Tenez, ce que j’appelle un bel homme, c’est Lesage… son inséparable. Quand ils sont ensemble, Soufflard près de lui, paraît un nabot… Il a l’air d’un chien qui se dresse sur ses pattes, ce mauvais voleur de redingote !

– Ah ! la redingote vous étouffe encore.

– Pourquoi me l’a-t-il volée ?

– Il n’en possédait sans doute pas.

– Il en avait une toute neuve… une brune, achetée par Alliette.

L’Écureuil pâlissait en apprenant tous ces détails qui, sans qu’il les eût demandés, lui arrivaient clairs, précis et accusateurs. En se servant du nom de l’amant d’Alliette, il n’avait voulu que trouver un biais pour arriver à son but, et il voyait les seuls renseignements qu’il eût sur les assassins, répétés par Micaud, s’accumuler sur celui qu’il ne soupçonnait pas. – Un des meurtriers était donc l’amant d’Alliette, d’Alliette qui devait empêcher le crime, d’Alliette qui peut-être en était complice.

Le pauvre amoureux sentait son cœur se serrer à cette pénible pensée.

Mais le devoir commandait : l’agent se raidit contre la douleur ; il voulut aller jusqu’au bout, et regardant bien en face Micaud :

– Tu dois connaître les assassins de la rue du Temple ? dit-il.

La haine que portait Micaud à Soufflard était si vivace qu’elle lui ôtait toute prudence. En apprenant l’assassinat, la joie de songer que l’échafaud le délivrerait d’un rival l’empêcha de peser ses paroles.

Aussi quand l’Écureuil lui dit :

– Tu dois connaître les assassins de la rue du Temple ?

Il s’écria sans réfléchir :

– Elle a donc été assassinée ?

– À trois heures, continua l’Écureuil sans l’avertir de sa faute.

Et il ajouta aussitôt :

– Nomme-moi les meurtriers.

Micaud ouvrit la bouche pour dénoncer Soufflard et Lesage ; mais tout à coup une pensée arrêta les deux noms sur ses lèvres.

Il songea que lui-même avait pris part le matin à la première tentative avec Lesage, et que ce dernier, pour se venger de sa dénonciation, pouvait si bien lui fourrer le cou dans l’affaire qu’il y laisserait sa tête.

Donc Micaud resta muet.

– Nomme-moi les meurtriers, répéta l’agent.

Micaud prit un air étonné.

– Comment puis-je les connaître ? dit-il.

– Tu connaissais bien le meurtre.

– Moi ? je viens de l’apprendre par vous !

– Écoute, Micaud, dit sèchement l’Écureuil, ne fais pas la bête, mon garçon, tu n’auras pas de foin, ou alors celui que je te donnerais à mâcher serait si dur que tu y laisserais tes dents. – Quand je t’ai parlé du crime de la rue du Temple, tu t’es écrié : « Elle est donc assassinée ! » Comment sais-tu que la victime est une femme puisque je n’en avais rien dit ?

– J’avais deviné, balbutia Micaud.

– Tu as un talent de divination qui peut te mener loin.

Micaud, se voyant pris, était en train de composer avec lui-même : il cherchait un moyen terme entre sa vengeance et sa sûreté. En ne nommant point Lesage, il n’avait pas à craindre ses révélations vengeresses sur la première tentative et il perdait Soufflard qu’il savait incapable de trahir.

– Te décides-tu à avouer que tu connaissais le crime ? répéta l’Écureuil.

– Euh ! euh ! fit Micaud, j’en avais entendu dire quelques mots… dans le temps… comme d’un projet en l’air.

– Par qui ?

Micaud hésita un peu.

L’un n’osait dire le nom ; l’autre redoutait de l’entendre, car c’était la preuve de la trahison d’Alliette.

L’Écureuil s’arma de courage :

– Par qui ? répéta-t-il.

– Par Soufflard, confessa Micaud.

Après la révélation de Micaud, l’Écureuil était parti pour cacher son trouble au dénonciateur. La nuit tombait quand il sortit de la rue de Nevers, et tout en gagnant la préfecture de police, l’amoureux et infortuné policier ne cessa de se répéter :

– Misérable Alliette ! comme elle s’est jouée de moi ! Oh ! je me vengerai !

Le crime de la rue du Temple, colporté par toutes les habitantes du marché, prenait un tel retentissement que la police décida d’agir vite et vigoureusement.

Les noms de Soufflard et Lesage, révélés par l’Écureuil à ses chefs, empêchèrent toute fausse piste. – La prudence de Micaud n’avait pu préserver Lesage, car l’Écureuil, outre ce qu’il savait de la camaraderie de Soufflard et de Lesage, se rappelait le jour où, déguisé en ouvrier gainier et aidé de Lévy, il avait filé Lesage jusqu’au cabaret où ce dernier avait avoué qu’il était dans une telle débine qu’il butterait un homme pour cent sous.

Dans la nuit, une trentaine de forçats libérés qu’on savait avoir des relations avec les deux assassins et pouvoir les avertir, furent écroués à la Force. Lemeunier. Calmel le Pendu et Leviel étaient du nombre.

Le plus ardent dans cette chasse à l’homme était l’Écureuil et, pourtant, tout en se répétant : « Je me vengerai ! » il avait commencé ses poursuites par Lesage. Tout bas, bien en lui-même, il espérait que la belle Alliette aurait le temps de fuir.

L’agent avait pensé qu’il surprendrait Lesage chez sa sœur Vollard, et, à deux heures du matin, escorté de son fidèle Lévy et de deux aides, il arrivait au domicile de la marchande à la toilette.

Au fond de la cour d’une masure, l’horrible vieille occupait une écurie qui lui servait de boutique. D’infects haillons pendaient sur des cordes ou se dressaient en un tas dont la Vollard avait fait son lit.

L’Écureuil disposa ses agents de chaque côté de la porte, puis il frappa.

La vieille avait le sommeil léger.

– Qui est-là ? demanda-t-elle.

– Fanandel en moresque , répondit l’agent.

La Vollard eut à peine entr’ouvert que les agents se précipitèrent sur elle et lui mirent les menottes.

C’était une femme à décision prompte et hardie devant le danger. Elle comprit aussitôt la gravité de sa position.

Elle se mit pourtant à rire :

– Eh bien, messieurs, s’écria-t-elle, qu’est donc devenue cette vieille galanterie française, pour se permettre ainsi de se jeter sur une dame en toilette de nuit ?

Sans lui répondre, l’Écureuil, à l’aide d’une lanterne, n’eut pas de longues recherches à faire pour s’assurer que Lesage n’était pas dans le taudis.

– Est-ce que vous voulez m’acheter quelque chose ? J’ai justement là un pantalon qui vous coifferait comme un gant, mon bel homme, cria la Vollard en le voyant fureter.

– Veux-tu répondre ? lui demanda l’agent.

– Oui, si c’est à des demandes morales.

– Où est ton frère ?

– Quel frère ? J’ai donc un frère ?

– Parbleu ! Lesage.

La Vollard prit une figure indignée :

– Lesage ! Je le renie pour mon frère ! un misérable qui a déshonoré la famille en se faisant condamner pour des indélicatesses. Le jour où il a mis le pied dans une prison, je me suis dit : « il est mort pour moi. » Et voilà quinze ans que je n’ai vu ce gueux qui a préféré voler, au lieu de travailler pour soutenir sa sœur, restée veuve avec un fils.

– À propos, mais où est-il donc, ton fils ? demanda le policier.

Car monsieur Alfred avait trouvé bon de découcher.

– Mon fils suit son traitement, répondit la Vollard avec aplomb.

– Quel traitement ?

– Comme il a des migraines, le docteur lui a recommandé, de se promener la nuit parce que l’air est plus pur.

Les quatre policiers se mirent à rire.

– Oui, riez, mes bons messieurs, c’est bien risible l’angoisse d’une pauvre mère qui voit dépérir un enfant qu’elle avait dressé au travail et à la vertu.

– Assez plaisanté, la vieille, dit sèchement l’Écureuil, nous cherchons ton frère pour l’arrêter.

– Qu’a-t-il encore fait le gueux ?

– Il a tué une femme.

– Par amour ? demanda la Vollard avec une si étonnante naïveté que tout autre que l’Écureuil l’aurait cru.

– Pour la voler, répondit Lévy.

La vieille fut belle d’indignation et de désespoir ; elle leva au ciel ses mains liées en secouant la tête grise :

– Voler ! encore voler ! Est-il donc bien possible que le fils de mon père ait oublié tous les bons exemples de sa jeunesse ! Ah ! j’ai trop vécu… j’en mourrai de honte !

L’Écureuil mit fin à toutes ses jérémiades de vertu.

– Tu sais, ma vieille, que nous ne donnons pas dans tous ces boniments-là. – Nous ne te demandons que de nous dire où est ton frère. Si, pour répondre, il te faut réfléchir, prends ton temps pendant que nous allons faire une perquisition dans ton chenil.

– Cherchez, mes bons messieurs, vous ne trouverez ici que d’honnêtes marchandises, car, Dieu merci ! la Vollard est assez connue sur la place pour sa probité.

Les quatre agents se mirent à secouer, tâter, fouiller, une à une, les guenilles puantes que la mégère appelait ses honnêtes marchandises. Elle les suivait d’un œil tranquille, se contentant de répéter de loin en loin :

– Est-il possible qu’une femme vertueuse, une commerçante honorable, soit ainsi traitée !

Tout à coup la Vollard bondit sur l’Écureuil, et, de ses mains liées, tenta de lui arracher un vieux bas qu’il venait de prendre dans un coin.

Deux policiers la maintinrent.

– Ah ! fit l’Écureuil en riant, il paraît, mon honorable commerçante, que j’ai mis la main sur le pot aux roses.

La Vollard grinça des dents sans répondre.

Sous les doigts de l’Écureuil, qui froissait le bas, on entendit un bruissement.

Il en retira un papier qu’il ouvrit.

– L’engagement d’une redingote, dit-il.

– Celle de mon pauvre défunt.

– Depuis onze ans que tu es veuve, tu as mis le temps pour te séparer de cette relique, car l’engagement est daté d’hier, jour du crime.

– Comment, c’est donc un crime pour une veuve d’engager la redingote de son mari ? s’écria la veuve ayant l’air de ne pas comprendre.

– Tu continueras tes étonnements avec le juge d’instruction, ma vieille ; moi je n’ai pas le temps de te répondre, lui dit le policier.

La Vollard ne souffla plus mot.

Il appela les deux aides et leur commanda :

– Vous allez me conduire cette digne commerçante à Saint-Lazare avec tous les égards dus à sa probité et à sa vertu.

L’Écureuil resta avec Lévy.

– Maintenant, il faut attraper Lesage, lui dit-il.

Lévy était d’autant plus ardent à cette poursuite, qu’il avait à prendre sa revanche du tour que lui avait joué Lesage au tapis-franc en le faisant passer pour un faux monnayeur.

– Nous allons visiter tous les bouges qui lui sont habituels.

L’Écureuil secoua la tête.

– À quoi bon une fatigue inutile, dit-il, nous avons un moyen beaucoup plus simple de pincer notre homme.

– Lequel ?

– L’enfant de la Vollard a découché. Celui-là doit savoir où se cache son oncle. D’un instant à l’autre il va rentrer, et, en apprenant que sa mère est arrêtée, il ira en prévenir Lesage. Le gamin te connaît-il ?

– Nullement.

– Tiens-toi aux environs et, dès qu’il paraîtra, mets-toi à le filer.

Dix minutes après, Lévy était à son poste.

L’envie de prendre sa revanche sur Lesage lui donna patience et force, car, pendant deux jours, il attendit inutilement.

Le moucheron, comme l’avait prévu l’Écureuil, était avec Lesage qui dépensait dans une cachette le produit du vol. L’enfant tenait trop à cette vie d’orgie pour quitter la place. Mais son oncle, anxieux de savoir des nouvelles de son complice et surtout des recherches que pouvait faire la police, l’envoya le troisième jour aux informations chez la Vollard.

Lévy, de son poste, vit enfin arriver le moucheron au bouge maternel.

Cinq minutes après, le gamin sortait en courant pour aller donner l’alarme à Lesage.

Lévy le suivait au pas de course.

Une heure plus tard, sur l’indication de Lévy, Lesage était arrêté dans le taudis d’une nommée Bicherelle, près du pont Saint-Michel.

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