XXIV

À la Conciergerie, on lève le secret de ceux qui vont paraître en cour d’assises, et on les laisse libres de se promener dans le préau.

Lesage et Soufflard s’étaient donc retrouvés après une séparation de neuf mois.

– Dis donc, vieux, fit Lesage, nous voilà bientôt sur la planche à pain .

– Avec une rude fièvre cérébrale , répliqua Soufflard.

Mais les deux assassins n’avaient plus leur effronterie habituelle. Ils subissaient cette anxiété poignante qui, à l’approche du jugement, s’empare des plus endurcis.

Dévorés par l’inquiétude et l’incessante pensée de leur défense, absorbés dans la lecture de l’acte d’accusation qui leur avait été remis au greffe, ils ne songeaient plus à se venger de Micaud, qui, lui aussi, errait dans le préau en évitant le voisinage de ses deux terribles compagnons.

Le matin du 8 mars, à mesure que le moment de paraître devant le tribunal approchait, les deux meurtriers devenaient plus silencieux et plus blêmes.

Enfin l’heure sonna.

Comme nous ne savons pas par expérience les détails qui vont suivre, il nous a fallu les emprunter à une autorité compétente. Un ancien détenu, dans un livre publié sur les prisons de Paris, en 1838, a dépeint le départ des prisonniers pour la cour d’assises.

Chaque matin, vers dix heures, une sonnette criarde s’agite dans l’un des corridors de la prison ; en même temps un gardien paraît sur le préau et crie de toutes ses forces :

– Les hommes pour les assises, allons vite, dépêchons-nous.

Et les hommes pour les assises se présentent, le visage pâle, le regard hébété et le frisson aux membres.

Cela fait peine.

On les fouille d’abord, à la porte, du guichet. Ensuite on les remet entre les mains des gendarmes. Alors, accusés et gendarmes s’engagent dans une galerie qui, sans être souterraine, est obscure et humide. Ils font quelques pas en avant, et trouvent à droite une porte en fer très épais, haute de trois pieds au plus. Ils se courbent, comme on fait à l’entrée d’une grotte, passent et se redressent dans une petite cour carrée, où l’herbe pousse entre les pavés. Ils traversent la petite cour et disparaissent par un escalier large en bas, mais qui va en se rétrécissant, à mesure qu’il tourne sur lui-même.

Tout en haut de l’escalier, c’est l’antichambre du prétoire, un cabinet long, avec deux ou trois bancs et une fenêtre qui donne sur la cour du dépôt de la préfecture de police.

Les gendarmes font asseoir les accusés, et pendant que les militaires causent entre eux, les accusés restent pensifs, sous le coup de la poignante émotion qui les tient.

Onze heures sonnent.

Les accusés sont introduits dans une pièce carrée au milieu de laquelle se trouve une grande table, recouverte d’un tapis vert et portant une urne.

Dans cette chambre, les accusés trouvent leurs avocats qui les attendent.

Autour de la table, se tiennent debout : le président, l’avocat général et le groupe de ceux parmi lesquels on va élire les douze membres du jury. Le président prend l’urne à deux mains et la secoue. En même temps il annonce le tirage au sort de MM. les jurés.

À chaque nom qui tombe, le défenseur récuse ou accepte les jurés, sans donner aucuns motifs. Il peut en récuser huit. Le ministère public a, de son côté, le même droit.

Cela fait, les accusés retournent dans le cabinet d’attente avec leurs inséparables gendarmes. Un quart d’heure se passe, après quoi on vient les chercher pour leur faire prendre place sur les bancs de la Cour d’assises, dans l’ordre que leur assigne la gravité de l’accusation.

Les accusés ont à peine eu le temps de jeter un coup d’œil rapide sur la foule, que la voix d’un huissier retentit :

– La Cour, dit-il.

Aussitôt la foule se découvre et, dès que la Cour est entrée, les gendarmes font asseoir les accusés qui s’étaient tenus debout devant leur place.

À l’audience du 8 mars 1839, suivant leur degré de culpabilité, les accusés étaient assis dans l’ordre suivant : Soufflard, Lesage, Micaud, la Vollard et Alliette.

Tous les autres, simplement accusés de vol, étaient assis sur les bancs placés derrière les principaux coupables.

À l’annonce de l’huissier, la Cour entra.

Le siège du ministère public était occupé par M. Franck-Carré, procureur général, assisté de M. Boucly, qui, ayant dirigé l’instruction, tenait à prendre la parole.

Les avocats des cinq principaux accusés étaient :

Pour Soufflard, Me Nogent-Saint-Laurens ;

Pour Lesage, Me Comte ;

Pour Micaud, Me Porte ;

Pour la Vollard, Me Duez jeune ;

Pour Alliette, Me Rivolet.

Soufflard était pâle ; ses yeux, qu’il promenait sur la foule, étaient mobiles et inquiets, et son visage cherchait à exprimer une sorte de douceur pour cacher sa férocité. Dans sa prison, il avait laissé pousser ses moustaches, qu’il portait longues et épaisses.

La contenance de Lesage était gauche et tremblante. Dompté par l’émotion, il ne faisait aucun effort pour dissimuler sa physionomie sinistre.

La femme Vollard était hideuse de cynisme et de costume.

Se faisant petit et humble, Micaud se tenait la tête baissée, cachant au public sa tête de fouine.

Alliette, pâlie par la prison et par l’inquiétude, était toujours séduisante et belle. Ses splendides cheveux blonds s’échappaient en magnifiques touffes d’un bonnet blanc à rubans bleus, et une robe de couleur grise dessinait bien sa taille et sa poitrine.

Pendant la lecture de l’acte d’accusation, Soufflard avait tiré son mouchoir et le tenait devant sa bouche, qui mordait la toile.

Il garda cette attitude pendant toute la durée des débats.

Après l’acte d’accusation, on passa d’abord aux débats sur les vols commis par toute la bande d’Alliette.

Nous avons cité, en commençant ce récit, les principaux vols commis par la troupe. Nos lecteurs doivent se rappeler qu’ils furent énumérés par Micaud au moment du duel dans la cave.

À propos du vol de 2,500 francs exécuté rue des Boulangers, chez le peintre M. Lamotte, l’audience fut égayée par la déposition du sieur Gautier, quincaillier, qui vint révéler à quel usage les accusés avaient employé l’argent du vol.

« Messieurs, je me trouvais un soir dans le café du sieur Mouton, où étaient attablés trois hommes et trois femmes qui se livraient à des libations copieuses et qui, si je puis le dire, profanaient l’or et l’argent. Parmi les femmes, il s’en trouvait une que je reconnus pour une marchande de pommes. J’étais à peine entré qu’elle m’apostropha en me disant : « Tiens, mon ancienne pratique ; je ne vous vends donc plus rien ? – Ces petits achats-là, lui dis-je, ne me regardent pas. »

» Il y avait aussi là une mauvaise femme qu’on appelait la Mauricaude. Le café présentait un pêle-mêle tout à fait dégoûtant. La femme Hardel était ivre-morte et étendue sur un banc. Leviel criait tout haut, du ton canaille d’un homme qui a bu (le témoin cherche à imiter la voix de Leviel) : « Moi, je m’appelle Charles Leviel, j’ai beaucoup de mobilier… Moi, j’ai de l’argent de quoi meubler quatre cafés comme ça. »

» Puis, se tournant vers la fille Hardel, qui ne bougeait pas de dessus la banquette, il continuait : « Vous voyez bien, cette voirie-là, cette laide-là, elle a cependant plus de 600 francs sur elle. » Ce disant, il fouilla dans la poche de cette femme, et fit, voir à ses partenaires, à quelques fractions près, ce qu’elle avait d’argent. Mouton fit ensuite la remarque que cette fille avait des valeurs, des valenciennes, etc. Voyant l’argent étalé sur la table, lesdits partenaires se disaient avec étonnement : « C’est pourtant vrai. »

» Il était une heure et un quart quand les hommes prirent le parti de s’en aller, sans s’embarrasser de la femme. Réfléchissant qu’ils la laissaient dans une position vraiment inconvenante, je me mis en devoir de courir après eux. Je leur dis : « Vous vous intéressez à cette femme… c’est votre cousine (ils me l’avaient dit), il ne faut pas la laisser là : c’est immoral. »

» Comme ils rentraient au café, passait un fiacre.

» – Cocher, où allez-vous ?

» – Quai de Grève, conduire quelqu’un.

» – Revenez, mon ami, on vous attend, et l’on vous payera pour faire une course.

» Il revint, en effet, et nous transportâmes la femme dans le fiacre, où on la déposa dans une position tout à fait dépravée.

» – Où veux-tu aller ? lui crièrent les autres à diverses reprises.

» – Au Gros-Caillou, dit-elle.

» Je monte réfléchissant à ma situation qui devenait tant soit peu difficile. J’étais en route pour le Gros-Caillou, à une heure et demie, avec des gens que je ne connaissais pas. Enfin la voiture s’arrête, je descends pour aider la femme. J’étais à peine à terre, un peu suffoqué, car tout ça me tournait sur le cœur, que l’un des hommes dit au cocher : « Je te paye, va où je t’ai dit. » Je n’en voulais pas au cocher, vu que ce n’était pas sa faute, mais je n’étais pas trop content de me trouver, à pareille heure, tout seul au Gros-Caillou. »

Le témoin regagne sa place d’un pas majestueux.

Quand le président demanda à la fille Hardel pourquoi elle avait toutes ces bagues aux doigts et cet or dans ses poches, elle répondit :

– L’or provenait d’un cheval que j’avais vendu.

– Comment aviez-vous un cheval ?

– Je l’avais trouvé dans la rue.

– Expliquez la possession de vos bagues.

– Je les avais gagnées par mon travail.

Les révélations faites par Micaud étaient si précises que, malgré toutes les dénégations des voleurs, la vérité apparaissait claire et sans réplique.

Calmel, le beau parleur de la troupe, essaya seul de protester, en se plaignant des perpétuelles erreurs dont la justice le rendait victime.

Il se leva, la main sur le cœur :

– Oui, s’écria-t-il, je suis encore aussi innocent comme lorsque j’ai été condamné à vingt ans de travaux forcés. Micaud m’accuse, et il parle de religion. Qu’il écoute sa conscience ; elle lui dit que je ne suis pas coupable… Une peine méritée, on doit raser l’homme. Mais la mort serait moindre que les vingt ans auxquels j’ai été condamné injustement.

Ceci dit, Calmel reprend sa place avec un air de victime résignée.

L’interrogatoire et les dépositions sur les vols durèrent deux jours.

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