XXVIII

Quatre jours après le jugement, les condamnés à mort sont transférés de la Conciergerie à la Roquette où ils vont attendre le résultat de leur pourvoi en cassation. Cette prison est la halte nécessaire entre la Cour d’assises et l’échafaud ou le bagne. Elle porte indistinctement le nom de « dépôt des condamnés » ou de « prison de la Roquette ». Elle en avait un autre, dans l’origine, qui s’est à peu près oublié aujourd’hui, c’était celui de « Nouveau-Bicêtre », car elle fut construite pour remplacer cette prison de Bicêtre, si fameuse jadis, qui ne contient plus aujourd’hui que des fous et des vieillards.

En 1839, époque de notre récit, elle portait encore ce nom de « Nouveau-Bicêtre », car il y avait à peine deux ans que les détenus avaient été extraits un beau matin de l’ancien Bicêtre pour venir étrenner la nouvelle bâtisse.

Dans l’histoire des prisons par un ancien détenu, auquel nous empruntons les détails qui suivent, nous apprenons que la prison de la Roquette, qui a coûté trois millions et demi, est bâtie avec un luxe de précautions qui rend les évasions extrêmement difficiles.

Non seulement les fondations sont en assises de pierre de taille qui ne laissent pas l’espoir d’ouvrir un souterrain ; non seulement aussi les deux murs de ronde qui entourent la prison sont solides et élevés, mais encore on a pris soin d’en effacer les angles au moyen de pierres arrondies, et le bruit court parmi les détenus que l’intérieur est rempli de sable, et de telle sorte que, si, ou imaginait de pratiquer une ouverture, elle serait obstruée à l’instant même par l’éboulement de ce sable. Et, avant même d’arriver à ce résultat, il faudrait d’abord avoir étranglé tous les factionnaires des chemins de ronde.

« Deux cachots, nous dit le même auteur, étaient réservés à l’époque de notre récit, aux condamnés à mort.

» Chacun d’eux comprend la largeur de deux cellules séparées par une grille de fer à barreaux arrondis. D’un côté on place le condamné à mort et de l’autre un gardien. Dans le mur de la porte qui longe le corridor, on a percé un large judas à l’usage du factionnaire qui, nuit et jour, veille devant cette porte.

» Le condamné est conduit dans son cachot par un petit escalier tournant qu’on appelle l’escalier des secours. Il porte la camisole de force, garnie d’excellentes courroies de cuir, dont une, désignée sous le nom de martingale, part des épaules où elle se bifurque, passe entre les jambes et vient s’attacher aux mains sur l’abdomen ; on lui laisse juste assez de longueur pour permettre au patient d’élever les mains à la hauteur du front. »

L’invention de cette martingale date de l’époque de notre histoire, car ce fut la mort de Lesage lui-même qui donna l’idée d’ajouter cette courroie à la camisole de force, et de mettre le condamné dans l’impossibilité de lever les bras au-dessus de la tête.

Donc, Lesage avait été transféré de la Conciergerie dans le cachot des condamnés à mort de la Roquette.

Malgré l’horrible sort qui l’attendait, le bandit était gai et paraissait tranquille.

Quand on lui servait son repas, un peu meilleur que l’ordinaire de la prison, il disait au gardien :

– On veut que je fasse plus tard du bon boudin, car on m’engraisse avec soin.

De loin en loin il répétait encore :

– Ah ! ce farceur de Soufflard m’a joué un bien vilain tour pour mon pourvoi en cassation.

Sans avouer positivement son crime, il ne le niait plus avec la même énergie, et il paraissait par moment résigné à son sort :

– Si par impossible… car il faut tout prévoir… les nouveaux juges ne reconnaissaient pas mon innocence, disait-il aux gardiens, vous verrez que je ne ferai pas ma petite bouche dans la lunette.

Enfin, il était si doux et si calme que la surveillance se relâcha un peu.

Aujourd’hui cette surveillance, depuis Lesage, est devenue incessante, les gardiens se relayent en cas d’absence et on ne perd plus un seul instant le condamné de vue. Mais, à cette époque, le geôlier, placé de l’autre côté de la grille, s’absentait au moment de la distribution des soupes, et, pendant une demi-heure, le condamné restait sous l’unique garde du factionnaire qui, par le vasistas, ouvert sur le couloir, devait surveiller le prisonnier.

À ce moment-là, Lesage se rapprochait toujours de cette ouverture et cherchait à causer avec le factionnaire.

Malgré la sévère consigne qui défend de parler, la pitié qu’inspire la terrible situation d’un condamné à mort faisait que, bien souvent, le soldat répondait à Lesage. Celui-ci étudiait sans doute le factionnaire dans un but caché, et, depuis quinze jours, il paraissait n’avoir pas encore trouvé l’homme qu’il lui fallait.

Enfin, un soir, le gardien partit à la soupe.

Lesage courut au guichet examiner la figure du soldat que le hasard du jour lui donnait pour factionnaire.

– Un vrai Jean-Jean ! se dit-il.

En effet, de l’autre côté du vasistas, apparaissait une de ces bonnes et naïves figures du troupier crédule.

Lesage entama la conversation.

– Dites donc, militaire, je parie que vous aimeriez mieux être avec votre bonne amie que de vous promener dans le corridor ?

– Oh ! oui, fit le pioupiou.

– Comment l’appelez-vous, votre bonne amie ? je suis sûr que c’est un nom coquet.

– Cunégonde.

– Tiens ! quel hasard ! c’est le nom de la seule femme que j’ai aimée. Seulement nous nous sommes séparés parce qu’elle coûtait trop cher à nourrir. Elle s’est mise saltimbanque. C’est elle qui mange des lapins crus en public.

– Cristi ! fit Jean-Jean émerveillé.

– Ah ! une fière femme ! Je m’étais dit que je ne la remplacerais pas, et alors je n’ai plus épousé que ma pipe. Fumez-vous, soldat ?

– Parbleu ! Je suis de Mulhouse, répondit la sentinelle.

– Ah ! de rudes pipeurs dans ce pays-là ! Vous êtes bien heureux de pouvoir fumer ! dit Lesage avec un gros soupir.

Le soldat devint attentif.

– Comme si ce n’était pas assez de me couper le cou plus tard, poursuivit Lesage, on me prive maintenant de fumer.

La pitié parut s’emparer du soldat, qui, nouveau débarqué, ignorait que le tabac n’était pas défendu au condamné.

– Ah ! soupira Lesage, il me semble que si je pouvais fumer une toute petite pipe, j’oublierais le sort qui m’attend.

Le militaire eut un bon mouvement.

– Dites donc, condamné ?

– Quoi ?

– Si je vous passais la pipe que j’ai dans ma poche, que diriez-vous ?

– Ce serait une bonne action, fit Lesage, évitant de montrer trop d’empressement ; seulement, il faudrait la bourrer vous-même, car, vous le voyez, mes mains sont prises dans cette camisole de force.

– Je vais vous la bourrer.

– Alors il faudra aussi me l’allumer, ajouta Lesage.

Le factionnaire alluma la pipe à la lanterne du corridor et revint la tendre au condamné à travers le guichet.

Lesage approcha d’abord vivement sa face pour prendre la pipe entre les dents, puis il se recula aussitôt.

– Non, militaire, non ; j’ai réfléchi, je refuse. Car, malgré tout le bonheur que j’aurais à griller une pipe, je ne veux pas vous compromettre.

– On n’en saura rien.

– Le gardien peut venir tout à coup et me surprendre, alors cela retomberait sur vous.

– Écoutez, dit le militaire, j’ai une idée que je crois bonne.

– Laquelle ?

– Je vais aller me placer tout au bout du couloir, de là je guetterai le gardien quand il traversera la cour pour revenir. Aussitôt, je reviendrai vite vous prévenir.

– Fameux ! Alors, passez la bouffarde.

– Voilà. Je cours me mettre au guet, dit le soldat en allant à l’autre bout du couloir se placer à son poste d’observation.

Pour la première fois depuis quinze jours qu’il était dans ce cachot, c’était le seul instant où Lesage n’était surveillé par aucun regard.

– J’ai au moins un quart d’heure devant moi, se dit-il.

Vingt minutes après, le soldat accourut et criai par le judas :

– Cachez la pipe, voilà le gardien.

Et sans attendre de réponse, il reprit sa faction devant la porte du cachot.

Le gardien arriva et entra dans la cellule voisine, d’où il veillait, par la grille, sur le condamné.

Tout à coup il poussa un cri, et ressortit tout effaré.

– Ah çà ! militaire, cria-t-il, vous n’avez donc pas fait attention au condamné ?

– Mais si, mais si, répliqua le pauvre factionnaire devenu craintif.

– Eh bien ! je ne vous complimente pas de votre vigilance ; venez voir.

Et, ouvrant la porte du cachot, il fit entrer le trop complaisant pioupiou.

Lesage était pendu par sa cravate à un barreau de la fenêtre du cachot !

Dès qu’il s’était vu seul, le condamné avait exécuté le projet de suicide qu’il méditait depuis son entrée en prison.

Tous les secours prodigués furent inutiles. Comme son complice, Lesage échappait à l’échafaud.

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