XXXV La fin des fins

Quel mois est-ce donc, maintenant, décembre ? Le commencement ou la fin ? Fins et commencements se confondent. Tout s’est embrouillé, et ma calville, sous la véranda – marquant la fête de la Transfiguration – ne me dira plus rien maintenant. Noël est-il passé ? Il ne peut plus y en avoir. Qui peut naître maintenant ? Les jours même ne sont plus nécessaires à personne.

Et pourtant ils passent, passent. Le soleil bas fait parfois songer au printemps. Mais il chauffe peu. Il ne trouve rien à quoi s’amuser : tout est gris et brun… Le maigre soleil luit, malade et mort. Et, avant le soir, point la lune à son premier quartier. Où donc est la pleine lune ? Disparue quelque part derrière les nuages ?…

Je viens de voir un spectre, un revenant de l’autre monde…

Assis sur un tertre, je regardais, par-delà la petite ville, le cimetière. J’épiais la vie des morts. Quand le soleil se couche, la chapelle du cimetière flamboie magnifiquement. Le soleil rit aux morts. Je regardais, en résolvant le problème vie et mort. Le miracle peut-il exister ? Le Ciel s’ouvrira-t-il ? Et existe-t-il quelque part, ce Ciel ?… Et je trouvai autre chose, tiré de mon cru : j’ai encore une croix au cou et au doigt une alliance. Je les porterai à un Grec ou à un Tatare – à ceux qui ont besoin d’or : « Prends, leur dirai-je, cet anneau et cette croix ! » Je resterai témoin de la vie des morts. Je boirai tout le calice… Ou bien faut-il t’abandonner, dernier asile, notre paisible maisonnette, en t’enveloppant d’un dernier regard de caresse ?… Attendre le printemps et… commencer la grande ascension – celle des montagnes ! Faut-il accepter la douleur et la partager avec le monde ? Mais le monde a-t-il besoin de ma douleur ! Il a ses distractions… Le printemps ?… N’ouvrira-t-il pas de ses pluies tièdes et de ses orages, les profondeurs de la terre ? Ne ressuscitera-t-il pas les morts ? J’attends la Résurrection des morts ! Je crois au miracle ! Que la grande Résurrection soit !

Quel désagréable cimetière !… Des pierres sales. Une terre étrangère, tatare.

Près de la chapelle, les chiens rôdent, regardant à travers les vitres. Le gardien est soûl. Je me souviens de sa tête, une tête de fossoyeur idiot. Il voudra me filouter pour ma fosse… Mais il n’y a rien à tirer de moi. Il filoutera Ivan Mikhaïlytch.

Quand donc ces morts cesseront-elles ? Elles ne cesseront pas. Tout est emmêlé – les fins et les commencements. La vie ne connaît plus ni fins, ni commencements…

Un vieux est mort hier ; les cuisinières l’ont tué. Elles l’ont assommé à coups de louches dans la cuisine soviétique. Le vieux, avec son écuelle, ses plaintes et son tremblement, les avait excédées. Il sentait la mort. Il repose maintenant, jusqu’au siècle à venir. Amen !… Visage sévère, la barbiche blanche, le nez aquilin, le professeur gît, vêtu de sa redingote, uniforme d’été, en tussor, conservée pour le mettre au cercueil, avec ses pattes d’épaule du grade de général et une étoile d’argent, en relief sur fond d’azur. Au ciel luit une étoile d’argent ! Merveilleux symbole. Demain, un Kouzma ou un Isidore aura tout pouvoir sur lui… Le Kouzma ou l’Isidore ne connaît ni étoile, ni lettre compliquée, ni Lomonossov, ni pays de Vologda ; il ne connaît qu’une chose : enlever la redingote, puis jeter le cadavre à la fosse.

Terre étrangère, terre tatare…

Oui, j’ai vu un spectre…

Assis sur le tertre, je méditais, et tout à coup j’entends derrière moi un bruit étrange, précautionneux. Derrière moi se tenait… un spectre, et il me regardait. C’était un enfant de huit à dix ans, à grosse tête sur un cou maigre comme un petit bâton, les joues creuses et grises, les yeux terrifiés. Ses lèvres blêmes, collées aux gencives, il montrait ses dents bleues, prêtes à happer. Il semblait rire avec elles et avec ses oreilles, écartées comme des oreilles de chauve-souris.

Je regardai avec terreur cette apparition d’un monde malade. Riant des dents, il se balançait sur ses jambes maigres, comme sur des ressorts. D’une voix rauque, il me jeta un seul mot, presque incompréhensible :

– Do… onne…

Derrière lui venait une femme qui titubait comme si elle était ivre. Dans ses bras fatigués elle tenait, près de son ventre, quelque chose, enveloppé dans une guenille, et elle tomba sur le tertre où j’étais. Partis dès le matin, ils venaient de loin – à six verstes – de derrière les roches noires de Tchernov. Ils venaient en ville, parler aux autorités. À tout moment, ils s’asseyaient. Déjà deux enfants sont morts ; le petit dans la guenille se meurt à présent.

– Celui-ci, dit la femme en parlant du spectre, est beau… encore… (Elle parle d’une voix lointaine.) Dieu nous a fait une grâce… Hier, il a tué une pie…

– Je l’ai tuée avec une pierre… la pie…, chuchote hébété, somnolent, le petit.

Et il rit toujours de ses dents. Mais ses yeux reflètent l’épouvante.

– Je leur dirai… à ces damnés… Tuez-moi plutôt… Mon mari était des leurs… Il a laissé sa famille… s’est lié avec une des leurs… de ces… Comment les appelle-t-on… Ah ! les mots… ma tête !… une intellectuelle… Il était employé à la poste… nous vivions bien… Il disait : Elle est du parti… et toi… tu es une imbécile…

Comme si elle souffrait, la femme commence à hurler :

– Pietitchka … mon dernier-né… mon désiré… trois ans… Il dormait d’avoir faim… Je le réveille : « Éveille-toi, Pietitchka ; nous irons chercher du pain en ville. » Et Pietitchka me dit : « Ah ! maman, dodo… J’ai mangé du lard… j’ai… mangé de la… viande !… » Je regarde et je vois qu’il avait… mâché le coin… de son oreiller.

Je m’enfuis dans la combe et guettai, de là, s’ils étaient partis… Mais ils restèrent longtemps, assis sur le tertre.

Quand donc les pierres nous couvriront-elles ?

On demande aux montagnes : « Tombez sur nous ! » Quand donc la pelote sera-t-elle dévidée ?

Mais elles ne tombent pas. Les temps ne sont pas encore révolus ? Tous les termes sont passés et le calice n’est pas encore bu !

Je crie à de singuliers êtres… (sont-ce des petites filles ?)

– Que faites-vous là ? Et pourquoi donc ?…

Elles s’éloignent de moi en rampant – de moi, le terrible… Je les ai gênées dans leur travail – ramasser des « assiettes » sèches : des bouses de vaches…

Pourquoi la mer est-elle si vide ? si calme et si vide ? Où sont les bateaux des riches et merveilleux pays ?…

On continue pourtant à passer par ici, par le tertre… Voici encore quelqu’un qui vient d’en bas du Castelle… Il marche droit comme s’il venait pour affaire. Il heurte ma palissade de son bâton… Qui encore a besoin de moi ?

– Que vous faut-il ?… Ce n’est plus le moment de frapper ! Allons… Que vous faut-il ?… crié-je à un individu quelconque, aux yeux gais, à la figure ferme comme la chair d’une orange sanguine.

Quel besoin a, de moi, cet homme vigoureux ?

– Est-ce que vous ne me reconnaissez pas ?… Je suis Maxime !… Celui qui habite en bas… C’est chez moi que vous vous fournissiez de lait… Hé ? Comment allez-vous ?… Vous n’êtes donc pas mort ? Hé ?… On allongera tout le monde comme des bûches, et on dansera dessus… comme des mouches sur le fumier… Hé ! C’est la fin du monde chrétien…

Je le reconnais maintenant, le rusé paysan petit-russien du Castelle. Jadis voiturier, il vit maintenant de sa vache. Un Petit-Russien, si madré, qu’il n’y a pas diable à l’attraper… Il troquait du lait, qu’il se procurait chez Mme Ïourtchik et où il pouvait, contre des tas de choses, et les échangeait ensuite dans la steppe contre du froment qu’il enfouissait dans un endroit secret. Il reste soigneusement déguenillé et crie plus fort que quiconque : « Nous mourons comme les cancrelats quand il gèle. »

– Voilà comme ils ont roulé les orthodoxes ! Hé ! Moi je dors dans ma masure avec ma vache, la hache sous la tête, et un bon bâton… en guise de femme… Hé ! Et… je vais vous le demander… L’avez-vous entendu dire ? On a arrêté tous les Chichkine… Mais oui !… Fiodor, leur voisin, est venu le dire… Liagoune !… Il était… absolument terrifié !… Qui a-t-on été arrêter ? Ils cachaient des armes… pour tuer le monde chrétien… Hé ! Ce qu’ils ont été inventer !… Fiodor en est effrayé !… Il en pleure. Alors voilà… il y a une semaine, ils arrivèrent à cheval pour perquisitionner chez eux. Censément qu’ils vivaient de brigandage, qu’ils allaient sur la grande route, masqués, avec des fusils… On fouilla tout dans la maison, et on ne trouva rien. Ils allèrent aussi fouiller les pierres… On appelle ça, chez nous, le chaos… On dit qu’il y a quelques milliers d’années la montagne a glissé… Et là, vas-y voir : deux carabines !… nettoyées, graissées… Ils le savaient ! dirent-ils. Ils les trouvèrent tout de suite. Le grand diable lui-même n’aurait pas fait ça… Le chaos est long d’une lieue. On les arrêta tous.

On dirait que Maxime dit un conte, et un conte gai !… Il s’agit de mon Boris, le Boris qui s’était enfin délivré d’eux !… Celui qui n’attendait que de se terrer dans le chaos pour y écrire des contes !… C’est cet homme heureux, tranquille, modeste avec lequel jouait la mort…

– Mais comment ça, mon Dieu, mais je les connais tous !… Il semblait descendu tout droit d’une icône… Doux… comme une génisse ! Fiodor en est quasiment… effrayé. Il n’a plus de figure… Il vint de bonne heure chez moi, la toux le tourmentait dur, le mauvais mal de poitrine. Il me dit : « Je répondrai pour eux ; on les relâchera. » Le vieux, on le relâcha mais on emmena les fils à Yalta. Qui peut leur faire obstacle ?… « Bien qu’ils m’aient menacé… me dit Fiodor… d’empoisonner ma génisse… je ne leur en veux pas… » Les pêcheurs intervinrent pour Boris, mais, eux, poussent toujours leur histoire : « On les jugera et on les enverra au nord ! À Kharkov ! » Hé ! On les y a envoyés… Hé !

Maxime reste là, inspectant mon « exploitation ».

– Pourquoi donc ne voit-on plus vos poules ?

– Parties…

– Vous me les échangeriez peut-être pour du lait ?

– Par-ties !… J’ai remis la dernière en de bonnes mains.

– Alors, et la dinde ?

– Partie.

Il inspecte toujours… Il ne voit que des arbres et des pierres…

– Alors, soyez en bonne santé. C’est bien que vous ne soyez pas mort…

« On les enverra au nord… » Avoir échappé à tant de morts, et… Cela ne peut pas être !

Une nuit noire… Laquelle ?… Le calme. Rien n’est secoué par le vent. Les vents sont fatigués. Ou bien est-ce le printemps qui approche ? Mais quel mois est-ce ? Tout est vague comme dans un rêve…

Mon portail ébranlé par le vent ?… Ce n’est pas le vent… C’est eux… ceux qui viennent la nuit ! Où est donc ma hache ?… Où l’ai-je mise !… Ne l’ai-je pas échangée ?… Quoi donc faire ?… Y aller ?… On frappe toujours. Qu’ils entrent seuls…

On ne frappe pas fort. Ce ne sont pas eux. C’est quelqu’un de timide… Aniouta, la fille de maman ?… Aniouta ne frappera plus… Elle est partie, Aniouta ! Qui donc peut frapper ?

Il arrive un vieillard haut et maigre. Il a des yeux d’aigle, un nez busqué. Comme traqué, il regarde, de dessous ses sourcils. Déguenillé, il est terreux et sale. Il reste sur le seuil, hésitant, tenant un sac qu’il froisse de ses longs doigts.

– Permettez-moi d’entrer ; je me suis souvenu de vous en chemin. Je me suis attardé en ville jusqu’à la nuit, et j’ai encore douze verstes à faire…

Qui est-ce ?… Tout s’est brouillé dans ma mémoire.

– Je suis le… père de Boris, Chichkine. Boris, autrefois, venait toujours chez vous…

Il est pourtant tranquille et sérieux, mais il a littéralement l’air de se souvenir de quelque chose et il pétrit son sac. Je n’ai pas de thé à lui offrir, mais j’ai un morceau de pain de froment.

– Vous n’en avez guère vous-même… mais je dois avouer que je n’ai bu que de l’eau depuis ce matin… J’ai été en ville, au sujet de mon vin… J’en ai trois seaux…

Il casse son pain en tout petits morceaux et mâche à petites bouchées, en songeant. Il pense toujours à quelque chose. Je ne puis le questionner.

– En passant tout à l’heure en ville… quelqu’un m’a dit : on a fusillé à Yalta, le fils de Kachine… le vigneron. Et son père est mort de rupture d’anévrisme. C’était un brave jeune homme, un étudiant… Il avait fait la guerre sur le front allemand. Il vivait tranquillement ici… Les ouvriers l’aimaient… Bon… C’est d’ailleurs imprimé dans l’Avis… sur la muraille… Je me mis à lire… Mes deux…

– Quoi !

– Mes deux fils… fit-il avec un geste de la main… Il y a eu juste aujourd’hui quinze jours… Pour brigandage… Boris, fusillé pour brigandage !…

Il plia son sac en quatre et se mit à le lisser sur ses genoux. On ne voyait pas sa figure.

– Leur mère est restée seule près du Castelle…

J’arriverai de nuit. Je suis entré chez vous… Comment la prévenir !… C’est une question très difficile. Je pense toujours à la façon… Juste deux semaines aujourd’hui !… Déjà deux semaines !… Boris, fusillé pour brigandage… Je ne puis pas le lui dire !…

La nuit était très avancée. Je sortis regarder le ciel, regarder les étoiles… Je rentrai. Le vieux était toujours assis, avec son sac… La nuit passe. Je reste près du poêle. Le vieux somnole, la tête sur les poings. Nous n’avons rien à dire ; nous savons tout. Voici déjà l’aube. Les fentes des volets bleuissent. On entend le chant du muezzin. Il annonce la gloire de Dieu ; il appelle à la prière… remercie pour le jour nouveau.

– Allons, je pars…

Les amandiers fleurissent. Les arbres sont nus dans une gaze rose et blanche. À l’ombre, sous les thuyas, les perce-neige fleurissent. Ils semblent en porcelaine blanche. Dans les herbes, les crocus dorés se regardent, tous nés en même temps. Sous les arbustes, où il fait plus chaud, les violettes commencent à embaumer… Est-ce le printemps ? Oui, le printemps arrive. Le merle noir commence à siffler. Le voici, dans le terrain vague, perché à la cime du vieux poirier. Tel un charbon, il se détache nettement sur le ciel clair. Comme son bec brille au soleil couchant ! Comme son gosier roule ! Il aime à siffler tout seul. Tourné vers la mer, il siffle à la mer, il siffle aux vignes, et au lointain… Les soirées de printemps sont calmes, mélancoliques ; il siffle mélancoliquement. Les arbres, dans leur gaze blanche, l’écoutent, songeurs. Il siffle vers la montagne – au soleil. Il siffle au terrain vague, à nous, à notre maisonnette, quelque chose de mélancolique, si tendre… C’est le désert, ici, chez nous ; personne ne le dérangera.

Le soleil est descendu derrière le Babougane. Les montagnes bleuissent. Les étoiles commencent à blanchir. On ne voit plus le merle, mais il siffle encore. Et là-bas aussi – où l’on a coupé les amandiers –, il y en a un second… Tous deux saluent leur printemps. Mais pourquoi de façon si mélancolique ?…

J’écoute jusqu’à la nuit noire.

Voici la nuit. Le merle se tait. Il recommencera à l’aube… Nous l’écouterons pour la dernière fois.

Paris-Grasse, mars-septembre 1923.

Share on Twitter Share on Facebook