XXXIV Trois fins

La neige tint trois jours, puis elle se mit à grouiller et à fondre. La boue coula dans le ravin. Les ceps mouillés de la vigne, ses vrilles sèches percent sous la boue. La terre, chauffée par le soleil, donnera encore un peu d’herbe.

Andreï le Borgne, de la vigne d’en bas, est mort. Une semaine après son « bain », il marchait encore en geignant ; il geignait sans parler. Puis il se coucha. Il se plaignait de douleurs internes. Mais il mourut paisible.

Odariouk est mort lui aussi. Deux semaines durant, il ne pouvait pas tenir en place, ne pouvait ni marcher, ni s’asseoir, ni se coucher ; tout lui faisait mal. Il se plaignait qu’on lui eût « enfoncé des coins dans la ceinture », et que ça le serrât sous le cœur. En deux semaines, il devint un petit vieux desséché, ne pouvant rien avaler. Il demandait de l’eau à boire, mais ça ne passait pas. Il criait très fort, en mourant :

– Ça brûle… comme le feu…

Il regarda ses enfants et deux larmes coulèrent de ses yeux. Mais il mourut paisible.

Après le « bain », l’oncle Andreï lui aussi fut remis en liberté. Il avait tout avoué. Il revint au Bon Port, abattu comme après un long travail. Il rôdait sur la colline, dans son costume de mai, chiffonné, noirci cherchant quelque chose à manger. Il apprit qu’Antonina Vassilievna, de la combe au froment, tuait par peur, sa vache. Il vint chez elle, sur le soir, et arrêté sur le seuil, restait muet comme une ombre. Antonina Vassilievna, hachant des cartilages dans une auge, ne le voyait pas. Debout près du chambranle, Andreï regardait un pot mijoter sur le fourneau, apercevait, sur la blanche table de sapin, le foie brun, la cervelle, et dans un plat, semblables à un grossier chiffon, les tripes qui trempaient.

Antonina Vassilievna, se retournant, poussa un cri. Elle eut peur de cette ombre…

– Comment… vous !… C’est vous, père Andreï ? Qu’avez-vous ?

– Pour l’amour de Dieu… donnez-moi… un peu de boyau…

Antonina Vassilievna lui donna, pour la faire cuire, une poignée de viande hachée et lui coupa un morceau de tripes, grand comme la main, et une petite côte. Le père Andreï la regarda, prêt à pleurer et lui dit d’une voix rauque :

– J’ai l’intérieur retourné… tous mes intestins sont emmêlés, noués… Quel remède y a-t-il à cela ?… Je regarde, et tout danse devant mes yeux… J’ai peur de tomber…

Antonina Vassilievna lui donna à boire de l’eau-de-vie de poivre et le père Andreï s’en alla dans les villas chercher une machine à hacher : il n’y en avait nulle part ; à quoi peut servir un hachoir à qui n’a rien ?

– J’ai perdu toutes mes dents… je n’ai rien pour mâcher… (Il ne prononçait plus la moitié des consonnes.)

– Où les avez-vous perdues tout d’un coup vos dents ?

– Comme ça… sur une pierre…

Une semaine passa. Andreï commença à se voûter. Il apprit qu’Andreï le Borgne et que Grigory Odariouk étaient morts ; et il s’en vint, à la nuit, à la véranda de Marina Sémionovna, qui lui demanda durement :

– Auriez-vous oublié quelque chose ici ?…

– Je n’ai rien oublié, dit plaintivement le père Andreï, tel un loup traqué.

Marina Sémionovna, sans compassion, raconta ainsi cette entrevue.

– … Le vent venait du Tchatyr-Dag, les froids étaient revenus, et il attendait, tremblant.

– Que restez-vous debout ? Asseyez-vous sur l’escabeau…

Il s’assit tout au bord, jeta dans la chambre un regard circulaire, fouilla tout des yeux, et dit :

– Vous avez de… belles couvertures… Si on les trouve, on les prendra.

Je lui dis :

– Qu’avez-vous dans ce paquet, où allez-vous ?

Il dit qu’il allait faire ses adieux à Grigory, que depuis quatre jours on n’enterrait pas. Il passerait la nuit dans sa maison. Il faisait froid chez lui et il n’avait pas la force de casser du bois ; et le froid l’empêchait de dormir. Le matin, il irait à l’hôpital.

– Tout l’intérieur me fait très mal, et ça me brûle comme le feu. Peut-être, dit-il, suis-je paralysé intérieurement ! J’ai, dit-il, comme un rat qui me ronge.

– Cela ne proviendrait-il pas de mon chevreau, père Andreï ? lui dis-je.

Le dépit me fit lui dire cela.

– Ce n’est pas moi qui ai mangé votre chevreau ! Pourquoi dites-vous ça ?

Mais il ne me regarda pas.

À cela, je répondis :

– Et vous n’avez pas non plus touché à Tamarka, ni à mes oies, ni à mes canards ?… Mais, rappelez-vous, père Andreï, ce que je vous ai prédit au jardin. Dès que la neige tombera…

Quel tremblement le prit ! Il devint effrayant comme la mort.

– Les vers vous mangeront, père Andreï ! Tout comme vous avez mangé mon chevreau, ils vous mangeront… Et c’est sûr, sûr !…

Toute ma colère remonta. Je ne me contenais plus.

– J’ai tiré vos cartes hier, lui dis-je. Le roi de pique, c’est vous. Votre mort est sortie… Voilà, votre mort y est !

Je ne suis pas du tout le roi de pique, dit-il ; je suis… de cœur…

Il n’avouait pas. Alors je n’y tins plus :

– Vous êtes de cœur, lui dis-je, parce que vous avez mangé du cœur et du lard ; mais vous êtes noir, tout noir… Tenez, comme la terre… La terre vous sort de la figure.

– Vous voyez, dit-il, que je meurs… et vous m’achevez !

– Et vous, lui dis-je, vous avez achevé mes orphelins !… Ils périssent.

– Ah ! pardon, s’il en est ainsi… Ce n’est pas moi qui l’ai fait… C’est nous tous qu’on a achevés.

Et cela, il ne le dit pas, mais… il le sanglota. Alors, j’eus pitié de lui.

– Allons, père Andreï, lui dis-je… Moi je vous ai pardonné. Mais le sort ne l’a pas fait. Ce n’est pas moi qui vous fais mourir ; vous ne vivrez pas plus d’un jour, je le vois ; c’est le destin. Tenez, je vais vous donner un peu de pain… Je vais vous le donner par pitié… Mangez pour la dernière fois… Aujourd’hui, j’en ai fait trois livres.

Je lui coupai un morceau de pain encore chaud. Comme il se jeta dessus !… Et… il se signa quand il le reçut de ma main ! Cela me plut beaucoup… C’était tout de même une âme chrétienne… Je lui en donnai un autre morceau… pour manger en route. Le vent grondait ; les clefs des poêles tressautaient, un bruit à faire peur ! Il mangea aussi le second morceau, se réchauffa, et dit :

– Allons, me voilà reposé. Vous avez bien fait. Ça ira bien maintenant…

Et il baissa la tête. Il était grand temps d’aller se coucher. Il était près de minuit.

– Je vais aller, dit-il, chez Nastassia, la veuve. Peut-être me prêtera-t-elle une veste du défunt. Il fait froid pour aller à l’hôpital. Je me suffisais autrefois, mais quand leur méli-mélo a commencé… leur liberté… Ce fut comme si on avait changé tout le monde…

Nous nous donnâmes une poignée de main d’adieu. Je fis un signe de croix derrière lui. Pourquoi lui en vouloir ?…

Le père Andreï s’en alla cette nuit même à la villa Mazer. Nastassia le fit entrer, mais non dans sa chambre : qu’il reste avec le mort ! Elle lui remit, pour se couvrir, la veste de cuir déchirée de son mari.

Repartir dans le vent ! Andreï, glacé dans le costume fait avec la toile des chaises de l’officier de police, resta. Odariouk gisait par terre dans une pièce vide de l’ancienne pension qu’il avait mise à sac. Ni cierge, ni drap mortuaire. Le père Andreï s’étendit dans un coin, son baluchon sous sa tête, et se couvrit de la veste de cuir. À quoi il pensa, comment il passa la nuit, nul ne le sait. Quand l’aube blanchit aux vitres, il se leva, mit la veste et partit pour l’hôpital. Nastassia le vit partir, le rattrapa, cria :

– Quitte ça, maudit ! Tu as causé la mort de Grigory et tu veux encore voler sa veste !…

Elle la lui arracha et lui en frappa le visage. Sur la route déserte, près de l’amandaie coupée, des gens virent Nastassia, hors d’elle, lui cinglant la tête, et lui, se protégeant de la main…

Le père Andreï ne put pas arriver tout seul à l’hôpital. Dans une rue déserte, proche le marché, il s’accroupit près d’une palissade, vêtu de son costume léger, souillé. Des passants le trouvèrent qui remuait les lèvres ; on le traîna à l’hôpital. Il y mourut avant midi.

Ainsi passèrent ces trois-là l’un après l’autre : ils se consumèrent.

Les affamés – attendant leur propre mort – disaient :

– Ils ont bâfré des vaches d’autrui et… en sont crevés.

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