I Le matin

Dans mon sommeil inquiet, j’entends, derrière la cloison d’argile, une lourde venue et un craquement de branches sèches…

C’est encore Tamarka, la belle vache blanche de Simmenthal, tachetée de roux, qui pèse sur ma clôture. Soutien de la famille qui demeure sur le plateau, un peu au-dessus de moi, elle donne par jour trois bouteilles d’un lait mousseux, tiède, qui sent la vache vivante. Quand ce lait commence à bouillir, des ronds de graisse dorés apparaissent à sa surface et il s’y forme une peau… Faut-il songer à de pareilles misères ! Pourquoi me viennent-elles en tête ?…

Ainsi donc voici un nouveau matin…

À propos, j’ai eu un rêve… Un rêve bizarre, de choses qui n’arrivent pas dans la vie… Tous ces mois-ci des rêves somptueux me hantent. Pourquoi ?… Ma vie est si misérable !…

Je rêve de palais, de jardins… Mille pièces… non pas des pièces, mais des salles splendides, telles que celles des Mille et une nuits, avec des lustres à feux bleus – des feux qui ne sont pas d’ici-bas, – et des tables en argent, couvertes de monceaux de fleurs, qui ne sont pas davantage de ce bas monde. Je vais, je marche dans ces salles, et je cherche… Qui cherché-je avec un grand tourment ?… Je ne sais. Avec angoisse, avec alarme, je regarde par les énormes baies. On aperçoit des jardins, des pelouses, des vallons verdoyants, comme dans les tableaux anciens. Le soleil paraît luire, mais ce n’est pas notre soleil… C’est comme une lueur sous-marine, une lueur de pâle fer-blanc… Et partout sont chargés de fleurs des arbres qui ne sont pas d’ici-bas : de hauts, de très hauts lilas, fleuris de clochettes pâles et de roses flétries… Je vois d’étranges gens. Le visage comme mort, ils marchent, marchent dans les salles. Vêtus de vêtements pâles, – comme descendus de vieilles icônes –, ils regardent avec moi par les fenêtres. Quelque chose me dit…, je sens, avec une pressante douleur, qu’ils ont enduré quelque chose d’horrible et sont – hors de la vie. Ils ne sont déjà plus – d’ici-bas… Et un insupportable accablement m’accompagne dans ces salles somptueuses…

Je suis heureux de m’éveiller…

C’est évidemment, elle, Tamarka, qui rôde. Quand son lait commence à bouillir… Il ne faut pas songer à du lait !… Pour nourriture quotidienne, nous avons de la farine pour quelques jours… bien cachée dans des recoins… Il est dangereux aujourd’hui d’en garder à découvert ; on vient la nuit…

Il y a dans le jardin des tomates vertes encore, il est vrai, mais qui bientôt rougiront… et une dizaine de pieds de maïs… le potiron se noue… Assez, il ne faut pas songer !…

Comme on a peu envie de se lever !… On est tout courbaturé et il faut aller dans les fonds casser ces satanées cosses, les souches des chênes. Encore et toujours la même chose !…

Mais que fait Tamarka près de la palissade ?… Ces ébrouements, ces froissements de branches ?… Elle broute les amandiers. Elle va à l’instant s’approcher du portail et essayer d’enfoncer le portillon. Je crois l’avoir étayé avec un pieu…

La semaine dernière, la vache l’a arraché avec le pieu, l’a fait sortir de ses gonds et a englouti, tandis qu’on dormait, la moitié du potager… La faim, évidemment !… Là-haut, Verba n’a pas de foin. L’herbe est depuis longtemps desséchée. Plus rien que du chaume brouté et des pierres. Tamarka, jusqu’à la nuit noire, doit chercher sa pitance, errer dans les gorges profondes, les fourrés impraticables… Et elle erre, erre…

Allons, il faut pourtant se lever. Quelle date aujourd’hui ?… Nous sommes en août. Mais quel jour ?… Les jours, à présent, ne comptent plus : plus besoin d’almanach. Pour le condamné à perpétuité, tous les jours sont pareils. Hier, dans la petite ville, on entendait les cloches… J’ai cueilli une calville verte et me suis souvenu : la Transfiguration  ! La calville est toujours là, sur l’étagère. On peut, maintenant, à partir d’elle, compter les jours et les semaines…

Il faut commencer sa journée, s’évader de ses pensées. Il faut se plonger si avant dans les futilités du jour que l’on puisse se dire inconsciemment : encore un jour écoulé !

Comme un forçat à perpétuité, je remets mes haillons, mon cher passé, effiloché dans les halliers. Chaque jour il faut rôder dans les gorges, gravir en s’agrippant, la hache en main, les raidillons : préparer du bois pour l’hiver… Pourquoi cela ? Je ne sais. Pour tuer le temps.

J’avais rêvé jadis de devenir Robinson, et je le suis. Pire que Robinson ! L’autre avait un avenir, un espoir : voir tout à coup surgir un point à l’horizon. Pour nous, jamais de point dans les siècles des siècles.

Mais, malgré tout, il faut aller ramasser du bois. Durant les longues nuits d’hiver, nous resterons assis près du poêle en regardant le feu. Dans la flamme, il y a des visions… Le passé s’embrase et s’éteint… Ces dernières semaines, j’ai amassé tout un tas de bois mort ; il sèche. Il en faut encore, encore. Ce sera gai à casser, l’hiver ! Les éclats voleront ! Cela fera du travail pour des journées entières. Il faut profiter du beau temps. Il fait bon à présent, il fait chaud. On peut marcher nu-pieds sur des planchettes ; mais, quand le vent soufflera du Tchatyr-Dag, que les pluies tomberont sans cesse, il fera mauvais alors rôder dans les fonds…

Je mets mes haillons… Un chiffonnier en rirait en les fourrant dans son sac… Que comprennent les chiffonniers ? De leurs crochets, ils accrocheraient même une âme vivante pour l’échanger contre des liards. Ils feront, un jour, de la colle avec des os humains, et, avec du sang, des kubs de bouillon… C’est maintenant le bon temps pour eux – ces rénovateurs de la vie !… Les chiffonniers promènent à travers la vie leurs crochets de fer.

Mes guenilles !… En elles, survivent les dernières années, les derniers jours de ma vie ; les dernières choses agréables à regarder… Elles n’iront pas aux chiffonniers. Elles fondront au soleil, pourriront sous la pluie et les vents, s’effrangeront aux épines des combes, duvetteront les nids des oiseaux…

Ouvrons les volets. Voyons, quel matin fait-il ?…

Quel matin peut-il donc y avoir en Crimée, près la mer, au commencement d’août ! Ensoleillé, naturellement, d’un soleil aveuglant, si somptueux que l’on a mal à regarder la mer ; cela brûle, pique les yeux…

Dès qu’on ouvre la porte, sur vos yeux qui clignent, sur votre figure fripée, s’élance la fraîcheur nocturne des forêts et des vallons montagneux, percée par le soleil, imprégnée de la saveur amère, spéciale à la Crimée, infusée dans les replis sylvestres, exhalée des prairies de l’Iaïla. Ce sont les dernières vagues du vent de nuit ; bientôt le vent soufflera de la mer.

Bonjour, cher matin !

Sur la pente de la combe en forme d’auge, où se trouve la vigne, il y a encore de l’ombre et il fait frais ; mais, en face, le versant argileux est déjà d’un rose rouge, tel du cuivre neuf, et les cimes des jeunes poiriers, par-delà la vigne, semblent mouillées d’un lustre incarnat. Ils sont beaux, ces jeunes arbres ! Ils se sont dorés, parés, chargés de lourdes girandoles de poires Marie-Louise.

Je les surveille inquiètement des yeux, ces poires ! Intactes ?… Elles ont encore passé sans anicroche une bonne nuit… Ce n’est pas avarice de ma part ; c’est notre nourriture qui mûrit, notre pain quotidien.

Bonjour à vous aussi, montagnes !…

Près de la mer, tel un bébé, le mont Castelle, forteresse dominant des vignobles à l’ample renommée. Il y a là du sauternes doré – sang clair de la montagne – et du bordeaux épais, qui sent le maroquin, le pruneau et le soleil de Crimée – sang noir. Le Castelle veille sur ses vignes, les garde du froid, les réchauffe de sa chaleur pendant la nuit. Noir en bas, tout couvert de forêts, il est maintenant coiffé d’un bonnet rose.

Plus loin, à droite, mur vertical d’une forteresse, montagne-panneau, toute nue, se trouve la Kouchekaïa. Le matin, elle est rose, et, la nuit, bleu foncé. Elle attire tout à elle, voit tout. Une main invisible griffonne sur elle… Elle semble tout près, et que de verstes jusqu’à son pied !… En allongeant le bras, on la toucherait ; il n’y a qu’à traverser la vallée et remonter la pente toute en jardins, en vignes, en bois et gorges. La route, cachée, qui y mène, se révèle par des jets de poussière : une auto file vers Yalta.

Encore plus à droite, le bonnet velu du Babougane boisé. Les matins le dorent, mais il est d’habitude d’un noir profond. Telles des soies, on y aperçoit, quand le soleil liquéfié vibre derrière lui, les aiguilles des arbres résineux. C’est de là que viennent les pluies. C’est là que le soleil se couche. Il me semble, je ne sais pourquoi, que c’est de ce sombre et noir Babougane que descend la nuit…

Il ne faut plus songer à la nuit, ni à ses rêves décevants, où rien n’est d’ici-bas. La nuit prochaine, ils reviendront. Le matin arrache les rêves. Voici, là, en dessous, la vérité nue. Salue d’une prière le matin qui découvre l’horizon !…

L’horizon, il ne faut pas le contempler. Il est trompeur comme les rêves. Il attire et ne donne rien. Il est bourré de bleu, de vert, de doré ; mais il ne nous faut pas de féerie ; elle est là, sous tes pieds, la vérité…

Je sais que les vignes, sous le Castelle, n’ont pas de raisin ; je sais que les blanches petites maisons sont vides, et que, sur les pentes boisées, sont éparpillées des vies humaines… Je sais que la terre est imbibée de sang, que le vin sera âcre et ne donnera pas le joyeux oubli.

La muraille grise de la Kouchekaïa, que l’on voit de si loin, a enregistré des choses horribles. Le temps venu, on les déchiffrera… Je ne veux plus regarder l’horizon.

Je regarde au-delà de ma combe. Là-bas se trouvent mes jeunes amandiers et, au-delà, le terrain vague.

Bout de terre rocailleux qui s’apprêtait à vivre, et, tué, maintenant ! Les vaches ont brisé les ceps noirs des vignes. Les grandes pluies d’hiver y creusent des chemins, y fouillent des rides. Les chardons roulants, déjà desséchés, le hérissent. Dès que Borée soufflera, leurs capitules voleront… Un vieux poirier tatare, tortu et creux, y fleurit depuis des années, y sèche et jette autour de lui, depuis des années, ses fruits mielleux et jaunes, attendant toujours un remplaçant qui ne vient pas. Obstiné, il attend, monte en sève, fleurit et se dessèche. Les vautours s’y cachent. Pendant la tempête, les corneilles aiment à s’y sentir balancées.

Et voici, une taie sur l’œil, une mutilée. Jadis c’était Iassnaïa-Gorka (le Petit-Mont-Clair), la villa d’une institutrice d’Ekatérinoslav. Le chalet est là, déjeté. Les voleurs l’ont, depuis longtemps, pillé ; ils en ont brisé les vitres, l’ont aveuglé. Le plâtre s’en détache, laisse voir ses côtes. Le vent ballotte sans cesse des nippes que l’on avait jadis suspendues à des clous, dans la cuisine, pour sécher. Où peut bien maintenant se trouver la soigneuse propriétaire ? Où cela ?… Près de la véranda aveuglée ont poussé des vinaigriers puants.

La villa est libre, sans maître. Un paon s’en est emparé.

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