II Volatiles

Un paon ?… Oui, un paon vagabond dont nul n’a maintenant besoin… Il dort, la nuit, sur les rampes du balcon ; il est ainsi à l’abri des chiens.

Jadis, il était à moi. Maintenant, il n’est à personne – comme cette villa. Il y a des chiens qui ne sont à personne, et, de même, des gens. Ce paon, aussi, n’est à personne.

Je ne puis plus l’entretenir, ce luxe-là. Le paon l’a compris et a élu domicile dans le terrain vague. Nous sommes voisins. Il est parvenu, je ne sais comment, à vivre, à passer l’hiver et, même, à pousser une queue nouvelle, bien qu’un peu différente de l’ancienne. Il vient de temps à autre me rendre visite. Il s’arrête sous le cèdre, où, jadis, il somnolait pendant la chaleur, et me regarde, interrogateur :

– Ne me donneras-tu rien ?…

– Je ne te donnerai rien ; je n’ai rien, tu le vois, Pavka. Il tourne doucement sa petite tête couronnée, parfois fait la roue :

– Tu ne me donneras rien ?

Il attend un peu, puis s’en va ; ou bien il s’envole sur le portail, tournoie, danse un instant.

– Vois comme je suis beau ! Tu ne me donneras rien ?…

Et il s’envole sur la route vide, dans un resplendissement vert doré de sa queue. Il crie ici et là, appelle dans les ravins : une paonne, peut-être, lui répondra ? Et le revoici qui rôde auprès de la villa solitaire. Ou bien il s’en va derrière la colline, au Bon Port, chez les Pribytko. Là, il y a des enfants ; peut-être lui donnera-t-on quelque chose. Mais c’est peu probable. Là-bas aussi, ça ne marche guère. Ou bien il s’en va chez Verba, plus haut. Parfois, les enfants lui donnent en échange d’une plume. Ou, quelquefois, il s’en va plus haut encore, tout au sommet, chez le vieux docteur. Mais là, ça marche tout à fait mal.

Le paon, naguère, vivait dans l’abondance, couchait sur le toit, passait ses journées sous le cèdre. On s’apprêtait à lui trouver une compagne.

Il me fait peine à voir.

Eh-ou-aaaaa !… crie-t-il de son cri de délaissement et de désert. Est-ce plainte ou angoisse ?

Le matin l’a réveillé. Pour lui aussi, maintenant, la journée se passe au travail. Levé, il a secoué ses ailes argentées, aux ourlets rose beige, a dressé sa fière petite tête : il ressemble à une reine aux yeux noirs. Il regarde le vieux poirier et se souvient que les fruits en ont été volés. Crie donc,… allons, crie qu’on t’a dépouillé toi aussi ! Au soleil, en un rayonnement, bleu et violet, il traîne sa queue soyeuse, et contemple le matin… Et, comme l’éclair, il s’abat dans la vigne.

– Pst… pst… malheureux !

Il ne craint plus les cris. Maintenant, il traîne en zigzagant, dans les rangs de vigne, sa queue qui serpente,… picote les grappes mûrissantes. Hier, il y en avait beaucoup de becquetées. Que faire ? Chacun veut manger, et, depuis longtemps, le soleil a tout desséché. Il devient un voleur effronté, ce damoiseau à la démarche royale. Il me pille, tête haute, et m’arrache le pain de la bouche, puisqu’on peut se nourrir de raisin. Je le chasse parfois à coups de pierres ; il comprend tout. Il se glisse comme l’éclair, vert bleu, entre les ceps, serpente sur le versant rose et disparaît derrière sa villa. Et il crie de son cri de désert : Eh-ou-aaaa !

Oui, pour lui aussi, maintenant, la vie est mauvaise ! Il n’y a pas eu de glands cette année ; sur l’églantier non plus il n’y aura rien, et, sur les ronces, tout est brûlé. Le paon pique du bec et fouille la terre sèche. Il en exhume l’ail sauvage, la douce-amère. Il sent fortement l’ail.

Il allait, cet été, dans la combe où des Grecs avaient semé du froment. La dinde et les poules, allaient elles aussi, vers ce blé, que leurs propriétaires gardaient ; le froment est une richesse à présent. Les Grecs passaient même les nuits dans la combe, assis près d’un feu, prêtant l’oreille aux bruits. En temps de famine, le froment a beaucoup d’ennemis.

Mes pauvres volailles ! Elles maigrissent, fondent, mais… elles nous rattachent au passé. Nous partagerons avec elles jusqu’au dernier grain.

Le soleil est déjà haut. Il est temps de faire sortir la volaille. La malheureuse dinde !… Privée de mâle, elle s’obstinait pourtant à couver, refusant de manger ; et elle parvint à son but : elle fit éclore six petits poulets. C’est à ces étrangers qu’elle donne ses soins. Elle leur a appris à regarder le ciel d’un œil, à marcher posément en ramenant leurs pattes, et même à traverser le ravin au vol. Elle nous a procuré un agréable passe-temps. Aussi, de bon matin, à la première blancheur de l’aube, j’ouvre à la dinde efflanquée.

Elle reste longtemps immobile, vire vers moi tantôt un œil, tantôt l’autre ; il faudrait lui donner à manger ! Et ses menus poussins, tous également blancs, volettent sur mes mains, s’agrippent à mes guenilles, quémandent obstinément des yeux, tâchent de me becqueter les lèvres. Naguère jolis, ils se vident de jour en jour, deviennent légers comme leurs plumes. Pourquoi les ai-je fait naître ? Pour tromper le vide de mon existence, la remplir de petites voix d’oiseaux ?…

– Pardonnez-moi, petits ! Allons, dinde, conduis-les là-bas…

Elle sait ce qu’il y a à faire. Elle a trouvé elle-même la combe au froment et comprend que les Grecs la chasseront. Elle se faufile dès l’aube à travers les charmes et les jeunes chênes, et mène ses poulets manger au coin de la combe qui touche aux buissons. Elle s’y glisse avec sa petite troupe, la conduit droit au milieu, et le repas commence. De son bec dur, elle coupe les épis, décortique les grains. Elle y passe la journée, endurant la soif ; et ce n’est qu’à la nuit qu’elle les ramène à la maison. À boire ! à boire ! J’ai suffisamment d’eau. Dinde et poussins boivent longtemps, longtemps, comme s’ils puisaient l’eau, et je dois les faire rentrer au poulailler parce qu’ils n’y voient plus.

Ma conscience me tourmente un peu, mais je n’ose empêcher la dinde de faire cela ; ce n’est ni moi ni elle qui avons créé cette existence-là. Filoute, dinde !

Le paon, lui aussi, a trouvé le chemin. Mais sa queue le trahit, et les Grecs l’aperçoivent. Ils poussent des cris, poursuivent les voleurs et arrivent à mon portail :

– Diable, pourquoi les laisser venir ? Tue tout de site poules !…

Leurs maigres visages, aux nez busqués, sont méchants, leurs dents affamées, blanches à faire peur. Ils sont capables de tuer. Maintenant tout est possible.

– Tue !… Tue toi-même, tout de site, maudits voleurs !…

Ce sont de torturantes minutes. Je n’ai pas la force de les tuer ; mais ils ont raison : c’est la famine ; élever de la volaille en un temps pareil !…

– Amis, je ne les laisserai plus courir… Ce n’est que quelques grains…

– C’est toi qui as semé ? !… Tu m’arraches le dernier grain de la gorge !… Il faut que nous te coupions la tête ! Nous mourrons tous !…

Longtemps encore ils crient, frappent de leurs bâtons contre le portail, sont prêts à entrer. Ils crient furieusement, sans que l’on puisse comprendre, gonflant leurs cous suants, distendant le blanc de leurs yeux, répandant une odeur d’ail.

– Tue poules !… Maintenant plus de juges !… Le ferons nous-mêmes !…

J’entends, dans leurs cris, les rugissements de la vie animale, de l’antique vie des cavernes que ces montagnes connurent et qui est revenue. La peur les prend. De jour en jour, c’est plus effrayant, et, maintenant, une poignée de froment a plus de prix que la vie d’un homme.

Les Grecs ont depuis longtemps récolté leur froment. Ils l’ont, par paquets et par sacs, emporté en ville. Ils sont partis, et la combe au froment bouillonne de vie. Mille pigeons – qui se cachaient des gens on ne sait où – y font maintenant une tache bleue, cherchant les grains tombés à terre. Les enfants rampent toute la journée sur le sol, glanant les épis perdus. Le paon, la dinde et ses poulets s’y nourrissent. Ce sont les enfants, maintenant, qui les chassent.

Il ne resta plus un grain et la combe redevint silencieuse.

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