ACTE III

Même scène. Le soir de la même journée, immédiatement après le coucher du soleil. Mouches à feu dans les herbes et les feuilles, comme des étincelles.

MARTHE

La saison qui est appelée l’été

Est constante et sereine, alors que l’arbre et l’herbe fleurit.

Le vent est faible et doux,

Et le jour devient plus long jusqu’à ce que les blés épient.

Alors les jours diminuent.

Mais il faut encore que le fruit se forme et se nourrisse,

Jusqu’à ce qu’il soit mûr,

Les fruits qui servent aux hommes et ceux qui ne leur servent point du tout.

Viennent alors les vents qui hochent l’arbre, et le noiement des pluies !

Mais maintenant voici, voici le temps de la paix,

Et le ciel est à lui-même pareil, mais toutes choses poussent sur la terre !

Et la mer improductive demeure dans le repos.

C’est le temps qui est au milieu de l’année, c’est le jour où le soleil s’arrête.

La lumière du jour s’éteint, j’entends la marée nocturne monter, et la Nuit

Découvre le Royaume du ciel.

C’est le moment que la femme se fait parer, tenant devant elle le miroir à deux mains,

Et moi aussi, il est convenable que je me pare

Comme une veuve, prenant d’autres vêtements.

(Elle pousse un cri long et perçant.)

Justice ! Justice !

Je me tiens devant l’Univers, et je le vois, et toutes choses subsistent par la justice.

Et moi je pousserai un cri, car j’ai souffert l’injustice.

Et je suis petite et humble, mais mon cri ne sera point inentendu.

Justice ! Justice !

J’ai aimé et je n’ai point été aimée.

J’ai été unie à lui et tout vivant il s’est séparé de moi.

Et il m’a déclaré qu’il m’abandonnait et qu’il se séparait de moi par sa propre volonté.

Et il m’a vendue comme un animal !

Salut, noir !

Salut,

Figures qui paraissez dans le firmament, les unes qui êtes éternelles et les autres qui passez ! et planètes qui par la nuit suivez la route du Soleil !

Je te salue, ô Nuit,

Telle que tu étais avant la lumière et avant que Lucifer ne parût !

Je me réjouirai parce que je vois ma demeure devant moi et j’essuierai les larmes de mes yeux.

Car voici que je m’en reviens les mains vides.

Ayez pitié de moi, ô vous qui êtes présents !

Ô mon petit frère aîné qui avez vécu quinze jours, n’ayant fait que passer sur la terre comme l’ombre d’une abeille,

Consolez-moi dans ma honte et dans mon insuccès !

Car, ô Dieu, tu m’avais envoyée

Comme un homme à qui un marchand confie des choses précieuses pour qu’il fasse du commerce avec, et comme une femme prudente.

Et j’ai rencontré cet homme et je l’ai conduit à l’intérieur de la maison,

Et je lui ai montré ces choses, et comme il n’a point d’intelligence, il n’a point su ce que c’était ;

Et il n’a point voulu de moi pour que je l’instruise, et il ne m’a point crue, et il s’est moqué de moi.

En sorte que je m’en reviens, rapportant ce que tu m’avais donné, telle que je suis partie,

N’en ayant point trouvé le prix ici.

Ô Laine que j’ai aimé !

(Silence.)

Je vous salue aussi, Océan !

Je viens vous voir, grandes eaux qui de la terre avez été séparées ! Ô mélancolie !

Je te salue, solitude, avec tous les navires qui sur la plaine mouvante promènent lentement leur petit feu !

Je te salue, distance !

Je me tiens, pieds nus, sur cette plage, sur le sable solide où la vague a sculpté des figures étranges.

Je me tiens debout sur cette terre de l’Occident. Ô terre qui a été trouvée au-delà de la pluie !

Comme un bien qu’un certain homme acquiert alors que sa barbe grisonne et dont il faut qu’il retire bientôt son profit.

Ô terre d’exil, tes campagnes me sont ennuyeuses et tes fleuves me paraissent insipides !

Je me souviendrai de toi, pays d’où je suis venue ! ô terre qui produit le blé et la grappe mystique ! et l’alouette s’élève de tes champs, glorifiant Dieu.

Ô soleil de dix heures, et coquelicots qui brillez dans les seigles verts ! Ô maison de mon père, porte, four !

Ô doux mal ! Ô odeur des premières violettes qu’on cueille après la neige ! Ô vieux jardin où dans l’herbe mêlée de feuilles mortes

Les paons picorent des graines de tournesol !

Je me souviendrai de toi ici.

Entre Lechy Elbernon.

LECHY ELBERNON

Hello, c’est moi !

MARTHE

Vous ?

Elle s’avance vers elle.

LECHY ELBERNON

Oui. Vous êtes étonnée de me voir ?

– Je suis venue vous consoler.

Je connais la vie plus que vous. J’ai été modiste dans le temps, mais les clientes ne payaient pas et elles me laissaient mourir de faim.

Des femmes qui valaient cent mille dollars. Quelle honte !

Ne vous désolez pas.

Moi-même, plusieurs fois, j’ai été laissée ainsi.

Est-ce que vraiment il vous a aimée autant qu’il le dit ? Comment a-t-il pu vous laisser, vous qui étiez à lui seul, pour moi

Qui sur la scène suis exposée à tout venant, comme un spectacle ordinaire et public ?

Ne vous désolez pas, ma poule blanche ! Vous aurez encore bien des occasions de pleurer.

MARTHE

Pourquoi venez-vous m’insulter ?

LECHY ELBERNON

Et pour Tom, je le connais. Il ne vous donnera peut-être pas autant d’argent que vous le pensez.

Il est avare comme Judas ! Tant par mois, voilà !

No fun ! C’est pourquoi je le laisse là.

– Pourquoi ne vous tuez-vous pas, si vous êtes une femme bien élevée ?

MARTHE

Je ne puis faire ce crime.

LECHY ELBERNON

Mon pot de violettes blanches ! mon doux lys de Pâques !

Comment avez-vous pu vous laisser traiter ainsi devant moi ? Vous l’avez supplié et il s’est moqué de vous ! Il faut que vous voyez bien lâche !

Est-ce que vous avez peur ? Pour moi, si le démon de la tristesse ne me quitte point,

Je me tuerai, quand je devrais m’ouvrir le ventre avec des ciseaux ! Je m’asphyxierai au-dessus d’un bec de gaz.

Qu’est-ce qui vous retient ? Pourquoi ne vous tuez-vous pas ?

MARTHE

Vous parlez déraisonnablement.

LECHY ELBERNON

Tuez-le donc, lui ! Vous n’êtes pas une femme, si vous n’avez pas envie de vous venger. Tuez-le, je vous le livre.

MARTHE

Ho !

LECHY ELBERNON

Vous ne voulez pas ?

Et n’avez-vous point peur que je vous fasse tuer, moi ?

MARTHE

Faites ce qu’il vous plaira.

LECHY ELBERNON

Il faut que je vous donne un autre conseil. Buvez du whisky, qui est un remède contre la morsure du serpent.

C’est la consolation de ceux qui sont seuls et dont personne n’a souci. Buvez le lait noir ! C’est un bon conseil que je vous donne ! C’est bon !

J’en ai pris un coup superbe, ce soir !

Je suis étrangement gaie ! J’ai du feu au-dedans, mais ce n’est pas au cœur, et il y a toujours quelque chose que je ne peux pas réchauffer, comme un glaçon enveloppé dans une serviette.

Ça ne fait rien !

Je suis étrangement gaie ! J’ai des idées ! j’ai des idées diaboliques !

Ça brûle en moi comme un bol de punch ! Regardez si vous voyez quelque chose de bleu !

(Elle ouvre la bouche toute grande.)

Je vais ouvrir la bouche toute grande vers la lune pour me refroidir.

De sorte que je serai toute creuse et qu’on pourrait m’enfoncer une paille jusqu’au fond de l’estomac.

La lune est pleine. Un mauvais temps pour se faire couper les cheveux, comme disent les vieux fermiers, car ils repoussent aussi drus que de l’herbe et aussi raides que des poils de cochon !

Ah ! ah ! je vous dis que je suis gaie comme un chat !

Voyez-vous ce saule qui est là ?

MARTHE

Je le vois.

LECHY ELBERNON

Vous le voyez ? (Déclamant.)

« Le saule comme une veuve verte, alors que l’orage qui monte fait la nuit… »

Je regardais ce saule ce matin pendant que nous causions, et je pensais à vous y faire pendre

Avec une corde bien suiffée. Les yeux sortent de la tête comme des escargots !

J’ai Christophe Colomb Blackwell qui m’aurait fait cela. Mon nègre, vous l’avez vu ?

– Est-ce que vous avez vu les chênes verts dans le pays créole ? avec de longues mousses qui y pendent ; comme c’est triste ! Ô quels beaux cimetières il y a là-bas !

– Vous êtes entre mes mains.

MARTHE

Je le sais.

LECHY ELBERNON

Bah ! Point de fausse honte ! Vous serez heureuse avec Thomas Pollock !

– Vous ne dites rien ? Alors vous ne saurez pas pourquoi je suis venue vous voir.

MARTHE

Vous voulez me faire croire que vous êtes ivre !

LECHY ELBERNON

Sentez !

(Elle lui souffle à la figure)

Savez-vous que je pourrais le ruiner ? Oui, Quoique cela vous paraisse étrange ; il suffirait

Que cette maison qu’il a ici brûlât aujourd’hui. Je me suis fait expliquer.

Je ne sais ce que je ferai. Je ferai de telles choses cette nuit… Ah ! ah !

C’est moi qui fais les femmes dans les comédies et je sais les faire toutes :

La malice de la vierge et celle de la fille de joie et les matrones qui sont comme des chattes angoras.

Et le diable a trouvé la maison vide, et il est entré dedans, et il ne peut plus en sortir, comme un chat qui s’est pris dans une serviette.

Ô il y a une telle aridité en moi ! Dites-lui qu’il m’aime,

Et qu’il ne me quitte pas ! Dites-lui que je l’aime et que je ne suis pas rassasiée de lui.

Et que je veux lui apprendre ce que je connais, m’étant couchée à son côté,

Le prenant à la tête et sous le bras comme un ouvrier qui travaille à la pièce qu’il a saisie :

(Déclamant :)

« Le lit de la joie humaine et la jouissance où il n’y a point de satisfaction. »

Je ne me retirerai point comme une sorcière au fond d’un puits de mine,

Étudiant une telle imprécation

Que le fer des charpentes fléchisse comme du plomb et que l’épidémie

Enlève les enfants comme plein des mannes d’oiseaux morts,

Et que des torrents de flammes jaillissent des marchés et de la fondation des villes !

Mais je porte dans la chaleur de ma bouche une dissolution plus parfaite,

Soit que je fasse signe à l’adolescent

Que c’est lui que j’aime entre tous, le nouveau-né ! soit que le vieillard au menton hérissé de crin blanc approche

Le rond difforme de sa bouche aux bords épais !

Et ils ne s’approchent point de moi en vain ; mais ils emportent de moi de la semence,

Fraude, fureur, poison, perversion fondue de la femme et perte des enfants,

Cupidité, gloutonnerie, malice, dégoût du travail et de la peine, et correspondance de la punition !

Et le mal n’est point pour un seul mais il se propage sans fin,

Car il est touché dans son hérédité. Et telle est la joie que je donne.

– Et vous, vous n’êtes point vierge non plus.

MARTHE

Ah !

Certes il faut que tu sois le diable pour avoir trouvé ce mot-là !

Démon, tu ne me confondras point. Car je suis sa femme et il m’a épousée légitimement.

J’ai eu pitié de lui. Car où se tournerait-il recherchant sa mère, autrement que vers la femme humiliée,

Dans un esprit de confidence et de honte ?

Mais par où l’homme se conserve, c’est par là que tu veux le détruire.

Pour quoi faire détruire ?

Tout est vain contre la vie, humble, ignorante, obstinée. Mais celui qui détruit quelque chose aura à rendre raison à la place, s’il le peut.

Pour moi, à Dieu ne plaise que je détruise rien ! mais quand j’étais encore une petite fille dans mon pays,

Alors que les abeilles essaiment, sur les deux heures, quand il fait si chaud,

Je m’asseyais dans l’herbe et, frappant sur un morceau de fer, je disais « belle ! belle ! »

Et tout l’essaim par rangées noires venait s’abattre sur le drap blanc tendu.

Et l’on m’a appris à ne point marcher dans les blés et à ne point jeter mon pain par terre,

Mais à le poser sur une borne quand je n’en voulais plus ou au pied d’une croix,

Et à ne rien prendre aux autres.

LECHY ELBERNON

Eh bien ! si vous l’aimez, dites-lui qu’il ne se sauve pas comme il le veut faire.

Entendez-vous ? c’est cela que je suis venue vous dire.

Dites-lui qu’il m’aime ? Car il veut se sauver, j’ai lu cela dans ses yeux et je pense qu’il viendra vous trouver.

Et il est sur le bout de mon doigt comme un insecte prêt à s’envoler !

Qu’il ne fasse pas cela ! Ou sinon,

Sûrement il est mort ! Qu’il n’espère pas m’échapper !

MARTHE

Quoi !

LECHY ELBERNON

Dites-lui cela, si vous l’aimez ! dites-lui qu’il m’aime ! Dites-lui cela, Douce-Amère !

Elle sort. Pause.

Entre Louis Laine. Il se tient immobile à quelques pas de sa femme.

LOUIS LAINE, d’une voix sourde.

Marthe !

(Silence.)

(Plus bas.) Marthe !

MARTHE

Qui êtes-vous ?

LOUIS LAINE

C’est moi.

(Silence.)

Réponds !

(Silence.)

Est-ce que tu ne me réponds pas ?

MARTHE

Laine !

Je pense que nous nous étions mépris tous les deux.

En effet. Nous ne pouvions vivre ainsi attachés ensemble tous les deux, n’ayant rien à nous.

LOUIS LAINE

Thomas Pollock Nageoire…

(Silence.)

Tu ne réponds rien ?

MARTHE

Parle, Laine, j’écoute. Je ne te vois pas, mais j’entends.

LOUIS LAINE

Douce-Amère, tu es toujours à moi.

MARTHE

Je ne suis plus ni douce pour toi ni amère.

LOUIS LAINE

Je te ferai boire l’eau amère, chienne, et ton ventre crèvera comme une bouteille ! Je vois que ton parti est pris.

MARTHE

N’as-tu point touché ton argent ?

LOUIS LAINE

Je n’ai point reçu d’argent. Mais lui… Il est riche, hé !

Tu as réfléchi, hé ? tu as consenti.

Dis la vérité ! je sais que tu as consenti.

MARTHE

La vérité ? ô faiseur de mensonges !

Silence.

LOUIS LAINE

Ainsi tu as consenti !

Et il est vrai que tu as accepté cet échange.

Écoute, Douce-Amère, je le crois.

(Long silence.)

Écoute, Douce-Amère,

Je n’élèverai point la voix, comme la nuit tranquille ne le permet pas,

Et cette face jaune qui par la nuit contemple le soleil.

Et songe à quoi elle assiste du haut du ciel, à cette heure de silence.

Tout est perdu !

Tu ne m’es plus douce, ô Marthe, et tu ne m’es plus amère, et toute lumière est retirée de mes yeux !

Infortuné ! qui me donnera de dormir et de fermer les yeux ? car le sommeil est comme une nuit sans lune, quand on dort.

J’ai un coup aigre à boire, et si raide que les cheveux m’en frisent ! le vase est large et profond.

Viens ici, mon aimable ignominie ! viens, Madame, que je te baise et te caresse.

Ainsi, pas plus que moi, douce chatte,

Tu n’as su résister à ce papier séducteur ! en vérité, nous ne sommes que chair et sang !

En vérité, vertu !

Pour moi, je ne suis qu’un ruffian, mais comment

Appellerai-je ton indifférence ?

MARTHE

Malheureux, ne parle pas ainsi affreusement !

LOUIS LAINE

Douce-Amère, j’ai de sombres pensées. La bête sauvage ne peut être apprivoisée, mais il faut qu’elle meure, et l’homme sauvage meurt du brisement de son cœur.

Mais je suis d’une autre race que toi et tu ne m’as point compris.

Tu te rappelles quand je t’ai connue, c’est alors que j’étais si malade et je gisais entre la vie et la mort.

Et comme j’étais dans le lit, je sortis :

Et d’abord je rencontrai deux hommes qui portaient une pièce de bois sur leurs épaules ; et c’étaient les montants de la porte avec le linteau.

Et ensuite je vis un potier à quatre pattes qui achevait de se façonner la tête sur une roue ; et c’était une brouette qu’on avait oubliée là.

Et je traversai beaucoup de pays, marchant, changeant de place.

Et pour les choses que j’ai vues, il y en a tant que je ne me rappelle plus et les cheveux fourmillent sur ma tête.

Mais comme je suivais le chemin interminable

Dans les bois et la plaine blême, je vis par l’ouverture de la haie

Un mort à tête d’élan qui hersait tout nu la neige avec une branche d’épines. – Et je traversai une eau noire

Et de vastes marais, et j’arrivai dans ce pays

Où les Indiens des Pueblos une fois par année vont chercher les âmes de leurs parents ; et avec de grandes lamentations ils s’en reviennent, portant des paniers pleins de tortues.

Et le sachem vint à ma rencontre, mon arrière-grand-père qui a vécu dans le temps, de la tribu des Ratons.

Et il me tendit un aliment pour que je le mange,

Et j’y enfonçai les dents et je trouvai qu’il avait le goût du savon et je ne voulus point manger

Pour lors je dus repasser l’eau et je m’en revins obscurément de là-bas.

MARTHE

Hélas ! voilà l’esprit de songe qui te tourmente encore !

LOUIS LAINE

Je m’enfuirai d’ici ! Il faut que je fuie ! je me sauverai d’ici.

MARTHE

Où veux-tu aller ?

LOUIS LAINE

Malheureux ! je suis trahi ! Voilà qu’elle m’a trahi aussi.

Est-ce que c’est vrai ? réponds ! Parle ! réponds !

Hein ? hein ?

Réponds donc ! Pourquoi ne réponds-tu pas ! Elle ne répond rien !

Fuyons d’ici !

Le monde est vide et je suis complètement seul

Ne me diras-tu pas un mot ?

MARTHE

Que veux-tu que je te dise ?

LOUIS LAINE

Dis-moi que tu m’aimes encore. La nuit est venue ! maintenant je suis lâche ! maintenant je puis prononcer de telles paroles !

MARTHE

Il est trop tard. Tu n’entendras point le mot que tu demandes de ma bouche. Songe à toi seul !

LOUIS LAINE

Eh bien donc, malheur à moi !

MARTHE

Malheureux, ne te maudis pas toi-même !

LOUIS LAINE

Malheur à moi, parce que je suis dans le grand monde comme un homme égaré et perdu !

Je n’ai point eu d’intelligence. Ce qu’on me dit, je ne le comprends point. Mais je suis comme l’animal qui va

Vers la main qui lui tend des feuilles.

Et toi, parce que je t’ai trahie, voilà que tu m’abandonnes !

MARTHE

Laine, je suis là, je ne t’abandonne point !

LOUIS LAINE

Partons d’ici !

MARTHE

Reste ! où veux-tu aller ?

LOUIS LAINE

Fuyons ! il le faut !

MARTHE

Reste ! Sache qu’il y a un danger pour toi.

LOUIS LAINE

Il le faut ! il le faut !

MARTHE

Reste ! il y va de ta vie !

LOUIS LAINE

Cela m’est égal ! il le faut !

MARTHE

Reste !

Pourquoi fuis-tu ainsi devant le souffle du vent ?

Demeure ! résiste !

Et moi je te défendrai, et je te sauverai aussi : car le cygne lui-même,

Et l’innocent héron, se défend, lui-même et son nid.

LOUIS LAINE

Ce n’est point le vent qui souffle, c’est ce souffle qui est au-dedans de moi-même ! Fuyons !

Quelqu’un est ici et il me presse comme avec une épée tirée.

J’irai ! il le faut !

Ne me retiens point, car il y a un esprit en moi. Je courrai tant que les jambes me porteront !

MARTHE, lui saisissant la main.

Pardonne-moi, Laine !

LOUIS LAINE

Que fais-tu ?

MARTHE

Je te demande pardon.

Car je t’ai été une compagne pénible et douloureuse. Et de la main je t’ai pris la main, et voici que tu t’en es débarrassé.

Mais pardonne-moi maintenant, et ne garde point de colère contre moi.

Ne garde point

De trouble et de pensées injustes.

LOUIS LAINE

Pourquoi me demandes-tu pardon, comme à quelqu’un qui va mourir ?

MARTHE

Dis que tu m’as pardonné.

Silence.

LOUIS LAINE

Et toi, pardonne-moi aussi.

MARTHE

Te pardonner ? Je te pardonne, mon ami ! je te pardonne, mon pauvre petit enfant !

Où veux-tu fuir ?

Je te dis que tu ne peux fuir et que tu es pris. Car regarde devant toi,

Et regarde à droite, à gauche, en haut,

Et regarde derrière toi ; et considère les deux étoiles qui t’entourent !

C’est pourquoi retourne-toi,

Et tiens-toi debout devant Celui qui est parfait et immobile.

Et fais le signe de la croix, car le moment approche où tu vas être divisé.

Regarde là ! regarde

L’Océan. Regarde le seuil des eaux !

Pour l’homme du vieux monde qui vers le soir tourne sa face fatiguée,

Où le terme du jour là est l’éclat de l’eau,

Mais voici que tu as porté tes pieds de l’autre côté.

Avoue donc ici et confesse-toi.

Tu t’es plongé dans la mer ce matin et tu voulais aller jusqu’au fond ;

Mais ce n’est pas cette eau salée-là qui te purifiera, mais celle qui sort de tes yeux. Ô Laine, tu es vivant encore !

– Donne-moi tes mains ! donne-moi tes deux mains !

(Elle lui prend l’autre main.)

Ô main droite ! ô main gauche !

Ô main ! je te tenais dans la nuit et, le cœur plein de joie, je comptais tes doigts l’un après l’autre.

Ô mains ! pourquoi avez-vous été si promptes à prendre et à lâcher !

(Silence.)

Et maintenant, remets-moi cet argent qu’il t’a donné.

Silence.

LOUIS LAINE

Quel argent ! Il ne m’a point donné d’argent.

Silence.

MARTHE

Voilà que tu mens encore ! Je sais qu’il t’en a donné.

LOUIS LAINE

Je l’ai jeté ! Je l’ai laissé ! je ne sais ce que j’en ai fait !

MARTHE

Ne me mens point à ce suprême instant ! Dis la vérité ! je te dis que tu es près de la mort. Ne garde point cet argent et donne-le-moi.

LOUIS LAINE

Je n’en ai point.

Le temps passe ! le temps passe ! Il faut que je parte d’ici. Adieu, Marthe !

(Silence.)

Adieu, Douce-Amère !

MARTHE

Adieu !

LOUIS LAINE

Adieu pour toujours !

Il sort. Entre Thomas Pollock Nageoire.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Good night, Madame. Bonne nuit.

Ne vous dérangez pas. Restez assise.

MARTHE

Me permettez-vous de m’asseoir ?

Elle se rassied.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Qu’est-ce que cela veut dire ?

Il la regarde.

MARTHE

Une belle nuit. Monsieur.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Ô, mais est-ce que votre mari n’est pas ici ?

(Elle secoue la tête.)

Est-ce que vous me permettez de rester un moment avec vous ? car je voudrais vous parler.

MARTHE

Permettre ? N’êtes-vous pas le maître ici ?

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Ne parlez pas ainsi. Et d’abord pardonnez-moi pour ce matin. Je ne me suis pas conduit comme un gentleman.

(Silence.)

J’ai une fille, vous savez. Elle doit avoir le même âge que vous.

Silence.

MARTHE

Comment s’appelle-t-elle ?

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Laura, je crois ;

Ou Elmira ; Elmira, est-ce que c’est un nom de femme ? Elle est à l’Université ; il y a bien trois ans que je ne l’ai vue.

Divorce, see ? Je crois que sa mère est à Cleveland, Ô. Elle a épousé un ministre. – Oui, elle a bien le même âge que vous.

Moi, je ne sais pas l’âge que j’ai. Pas le temps de songer au temps qui passe.

MARTHE

Vous avez beaucoup vécu.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Oui, j’ai beaucoup vécu.

(Il regarde par terre d’un air songeur.)

J’ai appris aujourd’hui que le vieux Mike était mort. Oui, mon ancien associé. Nous en avons fait ensemble, des affaires !

– Que de choses on se rappelle ! j’ai connu le Sud avant la guerre. Quel beau temps !

Well !

J’ai fait de tout, j’ai roulé partout, je sais tout.

Tout cela est passé et c’est comme un rêve qu’on a fait.

Mais je puis vous le dire, Marthe,

L’année a été mauvaise, très mauvaise ! J’ai vu bleu sur les Cordages. J’ai bluffé, mais je ne sais pas comment cela finira.

Je ne sais pas pourquoi je vous raconte cela.

– Votre mari vous a quittée, n’est-ce pas ?

MARTHE

Oui.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Et qu’allez-vous faire maintenant ?

MARTHE

Vous m’avez déjà demandé cela ce matin.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Excusez-moi. Ne prenez point ce que je dis à mal.

En vérité, je n’ai rien à vous dire, mais je me sens fort triste.

Depuis que je suis près de vous, il me semble que je suis comme un vieux homme, et je voudrais que vous me parliez doucement.

Permettez-moi de rester ici, Bittersweet !

Quel est ce charme qu’il y a en vous ? Car comme les autres femmes, vous ne donnez point envie de parler et de se montrer,

Mais de se taire et de penser aux choses passées

Et de révéler les choses anciennes et dont on ne parle pas, mais que l’on garde dans son cœur,

Et de ne dissimuler rien.

Ne me traitez pas comme un ennemi.

– C’est vrai !

J’ai donné de l’argent à votre mari afin qu’il vous laisse là.

MARTHE

Et le malheureux vous a écouté et il a pris votre argent ! Et vous venez afin de prendre livraison !

Il m’a tout expliqué. Sachez qu’il a fait ce qu’il a pu, tâchant de me persuader. Ô honte !

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Est-ce qu’il a fait cela ?

MARTHE

Et savez-vous qu’il va mourir maintenant et qu’on va le tuer ?

Hélas ! hélas !

C’est vous, c’est vous qui êtes la cause de sa mort, vous, vous !

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Sa mort ?

MARTHE

Pourquoi avez-vous fait cela ? pourquoi êtes-vous venu vous mettre entre nous, séparant le mari de la femme ? est-ce que cela est bien ?

Que vous avions-nous fait ? N’en aviez-vous pas assez à vous, sans envier le bonheur des pauvres gens ? Pourquoi êtes-vous venu le tenter

Dans sa faiblesse et dans sa pauvreté, homme grand et riche ? Ne pouviez-vous le laisser vivre ?

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Écoutez-moi avec patience.

Je porterai ma faute, s’il y en a une, et non point celle d’un autre.

Mais où est la règle de la vie,

Si un homme ancien et éprouvé,

Mûr, solide, avisé, capable, réfléchi, ne cherche pas à

Avoir une chose qu’il trouve bonne ?

Et si je suis plus riche et plus sage que lui, est-ce ma faute ?

J’ai été honnête avec lui et je n’ai point usé de tromperie ni de violence, et je n’ai pas voulu lui faire tort. Je lui ai offert de l’argent, et il a accepté, et il est tombé d’accord avec moi.

Car je lui causais un dommage et il avait droit à une compensation. C’est à lui que j’ai offert de l’argent, et non point

À vous, et je n’ai point agi malhonnêtement.

Ne dites point que je vous aie achetée ! Mais puisqu’il vous quittait, ne lui fallait-il point de l’argent ?

– Voilà ce que j’ai à dire.

MARTHE

Thomas Pollock, faites attention à votre argent qui vous donne un droit au-dessus de tous.

Veillez dessus et ne vous occupez pas de choses frivoles.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Croyez-vous que j’aime l’argent ?

Moi ! Non. Cela n’est pas.

J’ai été ruiné plusieurs fois dans ma vie et presque toujours

Comme par ma propre volonté. C’est un plaisir comme de vivre

Que de s’occuper à quelque affaire et de la suivre jusqu’au bout.

MARTHE

Supposez que la maison que vous avez ici brûlât ?

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Brûlât ? Comment ? pourquoi brûlerait-elle ? Est-ce que vous savez quelque chose ?

MARTHE

Elle est entièrement en bois.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Oui. Et pas même un safe.

Je me suis conduit comme un sot !

MARTHE

Supposez cela.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Eh bien ! je serais entièrement ruiné.

MARTHE

Retournez donc chez vous sans perdre de temps, c’est un bon conseil que je vous donne.

Ou bientôt vous allez voir de la lumière de ce côté.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

C’est un coup de Licky !

MARTHE

Allez et ne perdez pas de temps.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Maudite soit l’idée que j’aie eue d’emporter ces papiers avec moi !

MARTHE

Allez !

Pause.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Que la maison brûle ! cela fera un beau feu à voir !

Je ne me dérangerai pas quand je cause avec une dame.

En vérité,

Je ne vois point de raison que je fasse une chose plus qu’une autre.

Laissez-moi rester ici.

Ne me parlerez-vous jamais doucement, Bittersweet ?

Je sais que vous l’aimez et je vois votre douleur.

Sans doute que je devrais m’en aller ; mais pardonnez-moi,

Car je sais que vous êtes là et je n’ai plus la force de vous quitter.

Laissez-moi rester avec vous un peu de temps.

(Coup de feu au loin.)

Qu’est-ce que cela ?

Silence.

MARTHE

Quelque chasseur, sans doute.

Long silence. Un oiseau chante, tout à coup.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Écoutez le whippoorwill.

(Silence.)

Well !

Il me semble que j’avais pas mal d’intelligence et d’énergie, et j’en ai tiré parti tolérablement bien.

Et j’ai eu une chance passable aussi, et même une bonne. Et j’étais fier de ma chance plus que du reste.

Oui.

Je n’ai donc pas eu à me plaindre, hé ?

Je suis un homme sérieux et je sais ce que valent les choses.

C’est pourquoi j’achète, et je ne garde rien pour moi, mais je revends.

Oui.

Toutes choses me sont passées par les mains, et il me semble que je revois tous mes comptes.

– Dites-moi pourquoi je me sens si triste.

MARTHE

Est-ce que chaque chose vaut exactement son prix ?

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Jamais.

– Vous ne m’aimez pas, Bittersweet.

MARTHE

Thomas Pollock Nageoire !

Comme un pêcheur au milieu de son filet qui retire les poissons,

Et qui les rejette tous et n’en garde qu’un seul,

Et comme un homme qui achète un lot dans une vente après décès, et qui en y regardant trouve

Une chose qui à elle seule le paie,

Voici que vous avez acquis plus que vous ne pensez, et votre dernier achat n’a pas été le pire.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Que voulez-vous dire ?

MARTHE

Thomas Pollock, il y a plusieurs choses que j’aime en vous.

La première, c’est que, croyant qu’une chose est bonne, vous ne doutez pas de faire tous vos efforts pour l’avoir.

La seconde, comme vous le dites, est que vous connaissez la valeur

Des choses, selon qu’elles valent plus ou moins.

Vous ne vous payez point de rêves, et vous ne vous contentez point d’apparences, et votre commerce est avec les choses réelles,

Et par vous toute chose bonne ne demeure point inutile.

Vous êtes hardi, actif, patient, rusé, opportun, persévérant.

Vous êtes calme, vous êtes prudent, et vous tenez un compte exact de tout ce que vous faites. Et vous ne vous fiez point en vous seul.

Mais vous faites ce que vous pouvez, car vous ne disposez pas des circonstances.

Et vous êtes raisonnable, et vous savez soumettre votre désir à votre raison, et vous savez soumettre votre raison aussi.

– Et c’est pourquoi vous êtes grand et riche.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Je suis pauvre ! Pourquoi vous moquez-vous de moi ?

Je suis pauvre parmi toutes ces choses à vendre,

Qui sont à moi comme si elles n’y étaient pas, et il ne me reste rien entre les mains.

MARTHE

Regardez !

Lumière rouge et fumée au-dessus de la forêt.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

That’s all.

Entre Lechy Elbernon,

LECHY ELBERNON

Thomas Pollock, j’ai à vous dire que votre maison brûle.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Je le vois.

LECHY ELBERNON

Qu’est-ce que c’est que ça pour vous ? une misérable maison de bois !

Je pense que vous n’avez pas fait la folie, hi !

D’emporter des papiers avec vous ?

Comment le feu a-t-il pu prendre ? Tous les domestiques sont partis et il ne restait que moi.

Et comme j’étais dans le jardin, j’ai vu tout à coup du rouge dans le salon.

(Elle déclame.)

« La porte est fermée et verrouillée ;

« Les fenêtres sont fermées et il n’y en a pas une d’ouverte et les volets sont assujettis au-dedans avec le loquet et la barre.

« Mais tout à coup, comme un homme en qui la folie lugubre a éclaté,

« Voici qu’on voit par les fentes et par les trous de la porte et des fenêtres resplendir

« L’effroyable soleil intérieur ! »

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Lechy, je pense que vous n’êtes pas bien.

LECHY ELBERNON

Je suis ivre ! je suis ivre ! hourra ! et je ne puis me tenir sur mes pieds, hourra !

C’est moi qui ai mis le feu à ta maison, Thomas Pollock, et ta fortune s’en va avec la fumée épaisse et jaune, et voici que tu n’as plus rien !

Hourra ! hourra !

Servantes, mettez le feu à la maison afin de la nettoyer ! que tout ce qui peut brûler brûle !

Que la manufacture brûle ! que la récolte brûle quand on l’a mise en meules ! que les villes brûlent avec les banques,

Et les églises, et les magasins ! et que l’entrepôt mammouth

Pète comme une pipe de rhum !

Et moi aussi je brûle ! Et toi, tu brûleras aussi dans le milieu de l’enfer où vont les riches qui sont comme une chandelle sans mèche,

Afin que tu te consumes comme de la laine et comme de la pâte qui se réduit sur une plaque de fer !

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Lechy, je ne puis supporter votre profanité.

LECHY ELBERNON, déclamant.

« Tout brûle, et la flamme du temps est attachée à nos os, et les compagnies d’assurances n’y peuvent rien.

« Et elle ne périt point après que nous sommes morts, et il ne nous reste plus que quelques os comme des pierres, et elle s’y attache encore.

« – Ô ! que je voie encore

« La fin de l’année et la feuille couleur de joue,

« Quand la journée est depuis le matin comme un soir et que le ciel toujours est pur,

« Et la saison de consommation, alors que la forêt pareillement et les arbres isolés

« Rendent témoignage à l’automne et que s’enflamment les érables et les soumacs !

« Et les uns sont comme revêtus d’or qui tient à peine, et les autres comme de grands hêtres s’agitent dans leurs falbalas marron.

« Et d’autres sont encore verts et les autres sont roses et rouges !

« Que je revienne alors par le chemin quand souffle le vent gros et froid !

« Et la mer est comme du feu bleu et les rivages en sont peints en jaune.

« Et, du bateau que rudoient les eaux sombres, je regarde du côté où s’étend la terre immense,

« Les cieux écarlates et verts où brille une étoile grosse comme une noix. »

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Regardez si elle ne pleure pas.

LECHY ELBERNON, à demi-voix.

« Je suis sortie dans le milieu du jour et d’abord j’ai trouvé

« Une tortue sur le rebord du fossé.

« Il va pleuvoir.

« Entre les champs d’herbe et de fleurs blanches la mer est bleue comme l’écaillé de la moule.

« Et dans le feuillage sombre du tulipier des fleurs jaunes brillent comme des lampions d’or. »

– Mais cela se rapporte à autre chose.

On voit sur l’herbe éclairée par la lune l’ombre longue d’un cheval qui court çà et là.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Qu’est-ce que cela ?

LECHY ELBERNON

Je sais ce que c’est !

Cours ! va ! arrête ce cheval que son cavalier ne peut pas diriger.

(Thomas Pollock Nageoire sort en courant et revient un instant après, ramenant un cheval sur lequel le corps de Louis Laine est attaché.

Il le détache, et Marthe, le reconnaissant, reste un moment comme en défaillance.

Puis elle le prend sans rien dire dans ses bras, le maintenant sur son genou.)

Prends-le et garde-le maintenant ! Prends-le, je te le rends.

Il est à toi maintenant et il ne t’échappera plus. Tiens-le.

Mets-le dans ta robe et vois comme il est grand et lourd, lourd et non pas léger.

Ne sois plus jalouse ! maintenant il est à toi toute seule.

Retire-lui les boyaux ! retire-lui le cœur, le mettant à part dans un pot. Croise-lui les mains sur la poitrine et attache-lui la tête sur les genoux.

Et conserve-le dans ta chambre, l’ayant mis dans une jarre de millet.

Ne t’ai-je pas bien vengée ? Car, à l’endroit dans les pierres brunes

Où le Sagadahoc en écumant s’échappe d’entre les montagnes difformes,

Il marchait dans le torrent, se couvrant de l’ombre de la rive et des arbres.

Mais il ne trompait pas l’œil du chasseur et le fusil qui suit et vise.

Et, comme le dindon au plumage de cuivre qu’un coup de feu abat dans son vol,

C’est ainsi qu’il tomba et se coucha dans l’eau et dans les pierres.

Et j’ai ordonné

Qu’on l’attachât sur le dos de cette bête que l’intelligence ne conduit pas. Et voici que le cheval te l’a rapporté.

Tiens-le donc et regarde-le ! Il est à toi, rassasie-toi de lui !

Car la femme est jalouse et profonde et elle ne veut point de partage.

Et son sort est d’aimer et de ne pas être aimée, car l’homme ne l’aime point.

MARTHE

Pourquoi t’es-tu séparé de moi ?

Ne m’as-tu pas juré, lorsque tu m’as connue,

Que tu oubliais le monde et que tu avais perdu le chemin pour y revenir ?

Et moi je t’aimais et je souffrais amèrement entre tes mains et je te donnais mon cœur à manger

Comme un fruit où les dents restent enfoncées.

Et voilà que tu m’as quittée comme si je te faisais horreur.

Laissez-moi vous regarder, ô époux ! Que dites-vous ? Répondez, froides lèvres !

Vous êtes mort et votre servante ne vous peut plus servir.

Ô quelle douleur il y a sur votre pâle figure ! et pourquoi me regardez-vous ainsi avec cette expression d’étonnement et de reproche ?

Il y a une manière dont j’aurais dû t’aimer, et je ne t’ai pas aimé de celle-là.

Et vous me regardez avec vos yeux attentifs.

LECHY ELBERNON

Et moi, est-ce que je ne l’ai pas aimé et est-ce que je n’ai pas à me plaindre aussi ?

Celle qui reste à la maison attend

Que quelqu’un ouvre la porte et la pousse.

Personne n’est venu,

Et je suis sortie par les lieux sauvages et arides, portant

Un vase plein avec moi, par le désert de sel.

Et il s’est brisé et l’eau des larmes s’est répandue en moi,

Comme une source perdue dont le passant dit : « Il y a de l’eau, car l’herbe est verte », et il n’y trouve que de la boue.

Et je bois cette eau moi-même et j’en suis enivrée.

Riez de moi, parce que je suis ivre et que je ne peux pas marcher droit ! Je suis perdue et je ne sais où je suis.

(Elle fait quelques pas en chancelant.)

Vous riez parce que je ne marche pas droit ? Et vous ? Essayez un peu,

Regardez comme je fais bien la femme ivre !

(Elle marche çà et là en chancelant.)

« Qui est-ce qui me tire mon chapeau par derrière ? I like some drink. (chantant) Two little girls in blue… »

Les enfants lui jettent de l’eau sale et de la boue, mais elle est contente et elle marche la bouche ouverte.

Et son idée est seulement d’aller dormir quelque part.

Et moi aussi, je voudrais dormir, dormir ! Mettez-moi un pavé sur le dos.

Elle s’étend par terre et se met à ronfler.

Silence prolongé.

MARTHE

Thomas Pollock, pensez-vous que la vie ne vaille que d’être gaspillée ainsi ?

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Que voulez-vous que je réponde ? Je ne sais plus rien.

Je pense que la vie de chacun a son prix pour les autres.

MARTHE

C’est votre avis ? Pensez-vous que la vie des autres ait son prix ?

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Oui.

MARTHE, tirant de la poche de Louis Laine le paquet de dollars.

Prenez !

C’est pour avoir cet argent un moment dans sa poche qu’il vous a livré sa femme

Et sa propre vie.

Reprenez cela ! c’est à vous.

Ô Laine ! ô Laine ! c’est ainsi que tu m’as trompée jusqu’à la fin !

Tu as vendu ta femme et tu as possédé du papier.

Et tu as préféré le papier que la main chiffonne et pétrit.

Pour moi, je t’ai paru ennuyeuse et la vie

Ne t’a paru de nul prix auprès des rêves.

Reprenez cela, Thomas Pollock, cela vous revient. Voyez si le compte y est.

Reprenez ce papier avec la valeur qu’on a écrit dessus, afin qu’on ne s’y trompe pas.

Soyez heureux ! Transformez tout en papier afin que vous puissiez le mettre dans vos poches.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Je reprendrai ce papier, car il ne faut pas le jeter. Et l’argent est une bonne chose pour ceux qui savent s’en servir.

(Il se lève.)

La journée est finie et une autre est commencée. Voici que je me lève. Ô que les jambes me semblent pesantes !

Douce-Amère, quel que soit le mal que je vous ai fait, pardonnez-moi.

(Marthe incline la tête.)

Qu’allez-vous faire maintenant ?

MARTHE

Je vais faire ma robe de deuil, car je suis veuve.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Est-ce que je puis vous aider en quelque chose ?

MARTHE

Thomas Pollock, je suis plus riche que vous ne l’êtes.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Cela est vrai, car me voici à pied.

Comme il me semble que j’ai vieilli !

Je suis vieux et il va falloir que je me remette sous la main d’un autre.

Mais je n’ai plus de courage et ce cœur que j’avais au travail ; je collais à mon idée comme une huître qui s’incruste dans la pierre !

Ô Douce-Amère, je me souviendrai toujours de vous !

Qu’est-ce qu’il faut faire maintenant ?

MARTHE

Prenez soin de cette femme qui est là.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Je le ferai.

MARTHE

Thomas Pollock ! apprenez une chose du prodigue ! apprenez une chose de l’avare !

Apprenez une chose de l’homme ivre et du jeune homme qui aime d’un amour déréglé. Et apprenez une chose des femmes.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Qu’allez-vous faire maintenant ?

MARTHE

Que sais-je ? Me voici veuve.

Hélas, Laine ! Ô

Mon mari ! ô la seule chose que j’avais !

Mais cela est bien ainsi.

Oui, il est bon que tu sois mort et que je me trouve ainsi seule et désolée,

Et il est juste et bon qu’il n’en ait pas été selon que j’aurais voulu.

Ce n’est pas à moi de savoir pourquoi, car je suis une simple femme, et je n’ai affaire que d’obéir.

Nous ne voyons pas Dieu ; mais nous voyons l’homme qui est l’image de Dieu,

Et ne louerons-nous pas le soleil qui nous permet de le voir et de le regarder ?

Non, je ne sais ce que je ferai.

C’est assez du jour présent, c’est assez que de vivre aujourd’hui, et de faire ce qu’on a à faire avec soin.

Je coudrai, travaillant à l’ouvrage que j’ai sur les genoux.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Voulez-vous me donner la main ?

Elle lui tend la main, qu’il serre en silence.

MARTHE

Aidez-moi à le rapporter dans la maison.

Ils sortent, emportant le corps.

FIN

Share on Twitter Share on Facebook