Même scène. L’après-midi du même jour.
Entre Louis Laine. Marthe est assise devant la cabane ; elle fait tomber quelques miettes de pain qui sont restées sur sa robe.
LOUIS LAINE
Eh bien ! tu as dîné ?
MARTHE
Je n’avais pas faim.
LOUIS LAINE
Un morceau de pain sec, hé ? C’est pour me faire honte d’avoir été chez eux ?
Et tu te fais ton pain toi-même ! car tu ne peux pas manger le même que les autres.
MARTHE
Je ne puis pas manger le pain qu’on fait ici, il n’est pas cuit.
LOUIS LAINE
Et pourquoi es-tu toujours à travailler ? Ce n’est pas moi qui te le demande.
MARTHE
Mais il n’y a personne pour nous servir.
LOUIS LAINE
Et pourquoi es-tu toujours mal habillée ? J’étais honteux tout à l’heure
Devant eux. Regarde la robe que tu as !
MARTHE
Elle est assez bonne pour moi.
LOUIS LAINE
Pourquoi n’es-tu pas venue dîner avec nous ?
MARTHE
Je ne veux pas manger avec eux.
LOUIS LAINE
Pourquoi ? qu’est-ce que tu as contre eux ? Voyons, parle !
Ils ne nous ont jamais fait que du bien. Ils t’invitent gentiment, et tu refuses avec grossièreté. Tu es restée de ton pays.
MARTHE
Je ne mangerai point avec eux.
LOUIS LAINE
Pourquoi, mauvaise ? Voyons ! dis ce que tu as à dire !
Ils te valent bien.
Qu’est-ce que c’est que ces manières que tu fais ? Vous aimez mieux manger votre pain toute seule, pas vrai ?
Mais c’est pour me contrarier, parce que tu crois que j’aime à aller chez eux.
Mais tu es jalouse de tout ce qui m’amuse.
Et cela ne m’amuse pas, mais je le fais, cependant, vois,
Parce que c’est mon intérêt. Mais toi,
Tu n’es qu’une égoïste, voilà tout.
MARTHE
Laine, pourquoi me parles-tu ainsi ? Pourquoi veux-tu que je voie cette femme ?
LOUIS LAINE
Cette femme ! tu pourrais être polie.
Elle te vaut bien ! Ô je sais ce que tu veux dire ! mais il ne faut pas parler sans savoir.
Ce n’est pas ce que tu crois, elle m’a tout expliqué.
Mais tu te penses plus raisonnable que tout le monde.
Ce n’est pas tout que d’être terre à terre. Il y a l’intelligence !
Elle m’écoute quand je parle, et l’on peut causer avec elle, et elle ne trouve pas que je suis un fou.
MARTHE
Ô ! Je n’ai jamais dit que tu étais un fou, Louis !
(Elle pleure.)
Ce n’est pas ma faute si je ne suis pas plus intelligente.
LOUIS LAINE
Allons, ne pleure pas ! Voyons ! Ne pleure pas, voyons !
C’est vrai, j’ai été brutal. Pardonne-moi.
MARTHE
Tu n’es plus le même que tu étais.
LOUIS LAINE
Douce-Amère, tu es simple et débonnaire.
Tu es constante et unie, et on ne t’étonnera point avec des paroles exagérées. Telle tu fus et telle tu es encore.
Ce que tu as à dire, tu le dis. Tu es comme une lampe allumée, et où tu es, il fait clair.
C’est pourquoi il arrive que j’ai peur et je voudrais me cacher de toi.
MARTHE
Peur ? de moi ? Est-ce que je puis te faire du mal ? et que craindrais-tu de me découvrir ?
LOUIS LAINE
Oui.
Tu sembles bien sage, et cependant il faut qu’il y ait un vice en toi.
Car
Comment se serait-il fait que tu m’eusses aimé, moi qui n’étais qu’un enfant,
Et quelqu’un qui vient d’on ne sait où ? Car tu ne savais pas qui j’étais.
Mais je n’ai eu qu’à te prendre la main et tu es venue avec moi.
Quelle honte cela a dû faire !
Car quelqu’un qui t’aurait vue eût pensé
Que tu eusses épousé qui tes parents t’auraient dit et que tu eusses été contente d’être sa femme.
Oui, j’étais un étranger, et si un autre fût venu… Sans doute que tu t’ennuyais chez toi.
MARTHE
Laine, tu ne parles pas ainsi de toi-même ! Pourquoi m’humilies-tu ainsi ?
Est-ce que j’ai fait mal de t’aimer ? et ne t’ai-je pas épousé légitimement ?
LOUIS LAINE
Je n’étais qu’un enfant. Mais toi, tu aurais dû savoir et ne pas écouter ainsi ce que je te disais.
MARTHE
Il est trop tard ! Rappelle-toi ce que je t’ai répondu : « Me voici et je t’appartiens !
« Prends garde à moi ! Car tu me garderas toujours avec toi, que je te paraisse douce ou déplaisante ! Et je serai suspendue à toi, bien lourde. »
Et tu me disais que tu m’aimais.
LOUIS LAINE
Certes, je t’aimais ! et je t’aime bien encore.
Va, Marthe, je ne te ferai point de reproche.
Mais c’est moi qui ai agi étourdiment ! Jamais je n’aurais dû t’épouser.
L’homme a des devoirs. J’ai pris des devoirs envers toi. Oui, je ne les méconnais pas.
Mais je ne puis pas les remplir.
Je ne puis pas te faire vivre. Cela va bien encore maintenant, mais comment est-ce que nous ferons quand nous aurons des enfants, y as-tu songé ?
Il faut songer à l’avenir aussi.
Laisse-moi aller ! Laisse-moi aller et ne me retiens pas, comme quelqu’un qu’on tient par la main, lui éclairant la figure avec une lumière !
J’irai là où il n’y a personne avec moi.
Est-ce que je puis te faire vivre ? Regarde, qu’est-ce que je sais faire ? J’ai demandé à Thomas Pollock Nageoire
Si j’étais capable de faire quelque chose, et il m’a dit que non.
Silence.
MARTHE
C’est ce qu’il me disait aussi tout à l’heure.
LOUIS LAINE
Vraiment ? Est-ce qu’il t’a parlé de cela déjà ?
MARTHE
Déjà ?
LOUIS LAINE
Dis. Qu’est-ce que tu penses de lui ?
MARTHE
Je pense qu’il est fort riche.
LOUIS LAINE
Riche ? Il est riche comme un roi !
MARTHE
Oui.
LOUIS LAINE
Une poussée terrible ! C’est comme les tugs ; il y en a qui poussent et il y en a qui tirent.
MARTHE
Oui.
LOUIS LAINE
On parle de lui partout ! Quel nerf ! Quel coup d’œil ! Si riche, si simple !
J’ai été surpris de voir qu’il pouvait aimer quelqu’un.
Et un vrai roi, je te dis !
MARTHE
Oui.
LOUIS LAINE
Il a donné cent mille dollars à l’hôpital des Éthiques. – Je ne me rappelle plus, je crois que c’est une société de culture.
Un roi !
Il prend d’une main et il donne de l’autre. Et celle qu’il épouserait…
MARTHE
Comment ? est-ce qu’il n’est pas marié déjà ?
LOUIS LAINE
Marié ! marié !
Tu ne vois pas les choses comme il faut. Le mariage est un contrat et il se dissout par le consentement des parties.
Eh bien !
– Pour Lechy, elle ne tient pas à rester sa femme.
Tu sais, c’est une artiste, et elle dit que je suis un artiste aussi ; elle ne tient pas à l’argent. Et il ne l’a jamais aimée.
Il l’a, eh bien, comme on a un cheval.
MARTHE
Oui.
LOUIS LAINE
Ce n’est pas la même chose ! C’est un homme réfléchi et qui ne laissera point capricieusement ce qu’il a aimé une fois pour de bon.
Avoir
Une femme simple et douce, voilà ! – Je voudrais que tu fusses heureuse, Marthe !
Je voudrais avoir réparé ce tort que je t’ai fait.
– Écoute. Peut-être que tu sais déjà ce que je vais dire ?
MARTHE
Peut-être que je le sais ?
LOUIS LAINE
Écoute, et ne prends point à mal ce que je vais te dire, et songe que cela m’est bien dur.
Mais réfléchis, et peut-être que tu as déjà réfléchi.
– Je ne sais ce qu’il t’a dit ce matin.
Regarde-moi bien et vois si tu as à attendre de moi
Autre chose que tourment et peine.
Car un esprit terrestre est en moi et la raison n’y peut rien.
Et tu ne feras pas de moi ce que tu voudras.
Laisse-moi aller et ne t’attache point à moi.
– Je ne sais ce qu’il t’a dit ce matin.
Mais
Si c’est qu’il aurait voulu de toi pour être sa femme…
MARTHE
Ho ! ho !
Reconnais mon visage ! Regarde ce visage qui vers le tien se tournait avec révérence !
Regarde le visage de ta femme et vois-le couvert du feu de la honte !
Ô rougeur insolente ! Ô rouge,
Voilà que tu éclates, en sorte que ma figure en est toute épanouie !
Afflue, chaleur ! Éclate, ô sang ! Flamboie, visage outragé !
Louis, tu as fait une chose honteuse ! Voilà que tu as vendu ta femme pour de l’argent.
Tu dis que tu ne sais ce qu’il m’a dit, mais il ne m’a rien dit.
Mais, sans dire un mot, il m’a saisie avec les mains comme une chose qui est à celui qui la prend.
– Si j’étais le chien qui couche sur tes pieds,
Ou le cheval, vieux serviteur qu’il est temps de vendre pour qu’on l’abatte,
Tu ne remettrais pas la corde dans la main de l’acheteur
Sans quelque petite peine peut-être.
Mais tu désires ardemment être délivré de moi, et l’argent est autant de gagné.
Malheur à moi !
Je me suis donnée à toi, et malheur à moi parce que tu m’as vendue,
Me mettant la main sur le dos, comme une bête qu’on vend sur pied ! Et voilà que tu es content,
Comme un père de famille, qui, ayant conclu un marché et repassant chaque point dans son esprit, se sent rempli de joie,
Car il pense qu’il est le gagnant et non pas celui qui a perdu.
LOUIS LAINE
Marthe !
MARTHE
Ô maison !
Ô lit des parents morts où personne ne couchait plus et table qui étais dans la salle à manger !
Ô demeure paternelle au-delà de ces eaux, et murs d’où les arbres dépassent !
Considérez ce traitement injurieux.
Ô injure !
Ô injure ! ô soufflet sur la bouche ! ô coup ! ô amour méprisé ! ô haine dans le cœur de celui qui m’est très cher !
Ô Laine, je te vois tout à coup, en sorte que j’en suis éblouie !
Ne me hais pas !
Que t’ai-je fait ? ne me hais pas parce que je ne te suis pas douce, mais amère !
Je suis en ton pouvoir. Ne me livre pas à un autre !
Ne me conduis pas à lui par la main, disant :
« Elle est à toi.
« Regarde, prends ! Et toi, demeure avec lui et il te fera entrer dans sa chambre. »
LOUIS LAINE
Marthe !
MARTHE
Honte ! honte ! ô honte !
LOUIS LAINE
Ne me parle pas ainsi !
MARTHE
Je te le dis, tu as mal fait.
Tu dis que tu ne veux pas me donner de la peine et de la douleur,
Mais c’est cela même que j’attends de toi et cette part est la mienne.
L’enfant
Crie et joue en liberté, et il aime à manger ce qui lui paraît bon et à dormir son soûl.
Mais c’est raison qu’arrivant à l’âge dû le jeune homme
Ressente, voyant le visage de la femme,
Cette joie,
Et qu’en lui comme une puissance s’émeuve et qu’il la regarde, comme la nuit en avril
Sous la foudre on voit le jardin blanc.
Sagement la Nature l’a disposé ainsi.
Car c’est une chose belle et excellente, et c’est raison qu’il l’embrasse avec des pleurs et des sanglots.
Car il était seul et maître de lui-même,
Et voilà que quelqu’un est toujours là, partageant même son lit quand il dort, et la jalousie le presse et l’enserre.
Il était oisif, et il faut qu’il travaille tant qu’il peut ;
Insouciant, et voici l’inquiétude.
Et ce qu’il gagne n’est pas pour lui, et il ne lui reste rien.
Et il s’habille mal et il ne prend plus soin de lui-même.
Et il vieillit pendant que ses enfants grandissent,
Et la beauté de sa femme, où est-elle ?
Elle passe sa vie dans la douleur et elle n’apporte que cela avec elle,
Et qui aura ce courage, qu’il l’aime ?
Et l’homme n’a point d’autre épouse, et celle-là lui a été donnée, et il est bien qu’il l’embrasse avec des larmes et des baisers.
Et elle lui donnera de l’argent pour qu’il l’épouse.
– Ne me laisse pas, Louis ! ne me vends pas !
Ne me laisse pas parce que je suis amère, mais je suis douce aussi !
Mets-toi à genoux et je me mettrai à genoux !
Et considère mon âme et, m’émerveillant, je prendrai la tienne avec vénération
Dans mes bras, m’étant mise à genoux, parce qu’elle est la création de Dieu,
Et son dépôt contre mon cœur entre mes deux bras.
Malheureuse ! Que dirais-je ? car tu tournes tout ce que je dis à mal.
Ô Laine, j’ai un grand amour pour toi !
Ne me rejette pas, m’ayant prise de mon pays comme une servante que l’on engage.
Car j’ai un grand désir de servir et il n’est rien de si bas en quoi je ne le veuille !
Ne me hais pas, Laine ! ne me rejette pas, car je suis ta femme ! Ne dis pas que tu ne m’aimes point !
Entre Lechy Elbernon.
LECHY ELBERNON, à Louis Laine.
Comment ! vous êtes ici ! est-ce pour cela que vous nous avez quittés si vite ?
LOUIS LAINE
Excusez-moi.
LECHY ELBERNON, à Marthe.
Voyez ! il ne peut se passer de vous un instant.
Mais c’est très mal de ne pas nous le laisser un peu.
Comment ! vous avez pleuré ! et lui, quel air morose il a !
Ah ! Ah !
Querelles d’amoureux !
MARTHE
Je n’ai pas pleuré.
LECHY ELBERNON, la regardant.
Je ne vous trouve pas laide du tout, moi, Marthe ! Mais combien y a-t-il de temps que vous êtes mariés ?
MARTHE, à voix basse.
Six mois.
LECHY ELBERNON
Six mois ? c’est peu. C’est peu ! Mais qui peut se vanter d’avoir quelque chose pour toujours à soi ?
Ah ah ! ah ah !
J’ai envie de vous dire quelque chose et je ne puis m’en empêcher !
Voyez comme il me regarde, comme s’il avait peur !
Faut-il le dire, Louis ?
LOUIS LAINE
Faites ce que vous voudrez.
Silence.
LECHY ELBERNON
Apprenez qu’il a couché cette nuit avec moi.
MARTHE
Est-ce vrai ?
LECHY ELBERNON
Réponds, Laine.
MARTHE
Parle, réponds !
LECHY ELBERNON
Ah ! ah !
MARTHE
Tu as dit que tu n’aimais pas d’autre femme que moi. Tu me l’as juré ce matin, tu l’as juré !
LECHY ELBERNON
Je te le dis, il a couché cette nuit avec moi.
MARTHE
Silence, louve ! et toi, parle, est-ce vrai ?
LOUIS LAINE
C’est vrai.
MARTHE
Vrai ! tu as perdu le droit de prononcer ce mot-là.
Louis Laine ouvre la bouche pour répondre.
LECHY ELBERNON, lui mettant la main sur la bouche.
Ne réponds pas, Louis ! Laisse-la crier, laisse-la pleurer ! Qu’est-ce que cela nous fait ?
Qu’elle pleure devant nous et notre amour en sera augmenté !
Vraiment, as-tu menti ainsi ? Lui as-tu juré cela ce matin ?
Ce matin même ?
Certes tu t’es conduit très bassement et comme un homme vil !
Ô Douce-Amère, nous nous sommes souvent moqués de toi ! Et je te connais comme lui-même et il me raconte des choses pour me faire rire.
Ce n’est pas moi qui l’ai attiré, c’est lui qui est venu vers moi.
N’aie point honte, Louis, et dis-lui que tu m’aimes !
Pour voir la figure qu’elle fera, car tel est le cruel amour !
Il paraît doucereux et gentil, mais il est barbare et impudent, et il a sa volonté qui n’est point la nôtre, et il lui faut obéir avec dévotion.
C’est pourquoi triomphe, Laine, et n’aie point honte !
Pensais-tu qu’il t’aimât toujours ? Il t’a aimée, et de même,
C’est moi qu’il aime maintenant.
MARTHE
Réjouis-toi parce que tu as trouvé un tel amour.
LECHY ELBERNON
Pleure donc ! pleure donc !
Pleure de l’eau chaude ! ne fais pas la fière ! Pleure, et ne retiens pas tes larmes !
(Elle rit aux éclats.)
Ah ah ! ah ah ah !
Regarde-la, Laine ! je ne la trouve pas aussi laide que tu me le disais.
Elle a la figure presque ronde, comme l’ont les femmes de Syrie.
MARTHE
Ris de moi aussi, Laine. Regarde-moi et réjouis-toi de l’échange que tu as fait.
LOUIS LAINE
Ô Marthe, ma femme ! ô Marthe, ma femme !
Ô douleur, hélas !
Ô Douce-Amère ! Certes, je t’appellerai amère, car il est amer de se séparer de toi !
Ô demeure de paix, toute maturité est en toi !
Je ne puis vivre avec toi, et ici il faut que je te quitte, car c’est la dure raison qui le veut, et je ne suis pas digne que tu me touches.
Et voici que mon secret et ma honte se sont découverts !
C’est le corps qui l’a voulu, car il est puissant chez les jeunes gens, et il est dur quand il tire.
Et il est vrai que j’y ai consenti, et je voulais mentir et cacher, mais voilà que cette action s’est découverte.
Et je me suis pris à cette femme et je lui suis attaché fortement, et je sais qu’elle ne te vaut pas, et elle n’est pas honnête.
Elle m’aime, et moi je ne puis me déprendre d’elle ! Ô ma femme ! ô ma femme qui es ici ! Tu es ici, et il faut que je te dise adieu !
Tu es présente, et faut-il que nous nous séparions ?
MARTHE
Louis Laine ! je t’appelle par ton nom ! Entends-moi !
LOUIS LAINE
J’entends. J’ai entendu.
MARTHE
Lève la tête ! Regarde-moi en face et attache tes yeux sur les miens, et je te dirai la vérité.
Tu as volé quand tu étais encore un enfant.
Car déjà tu jouais et il te fallait de l’argent.
Et tu errais de lieu en lieu, comme un homme maudit, et si tu avais trouvé
Une place, tu n’y restais pas longtemps, car ton esprit te conduisait ailleurs.
Et tu es venu chez nous, et tu m’as emportée, moi qui jamais n’étais allée plus loin
Que la Croix-des-Cinq-Routes où il y a un Calvaire.
Et j’ai traversé ces eaux sans bornes et nous sommes arrivés
De l’autre côté, ici.
Maintenant parle et accuse-moi.
Pourquoi me renvoies-tu ?
Car, si c’était une servante, on lui dit ce qu’elle a fait.
Mais toi, tu n’as aucune raison à donner, sinon la haine que tu me portes !
LECHY ELBERNON
Ah ah !
LOUIS LAINE
Marthe, nous ne pouvons vivre ensemble.
Car je n’en ai pas assez pour toi et pour moi. Nous ne pouvons demeurer ensemble pour toujours.
Car la froide raison s’y oppose.
MARTHE
La raison ?
LOUIS LAINE
La raison s’y oppose, Douce-Amère.
MARTHE
Maudite soit la raison, alors que je te parle d’amour ! Ne crains point, car ce que tu me donnerais, je te le rendrais, avare !
N’accuse point la raison ! mais accuse l’esprit animal et sournois, l’instinct de fuite et de violence.
N’accuse point le corps, comme une femme qui accuse la servante !
Accuse l’esprit immonde !
L’esprit de mort et de dissolution, qui le séduit, car il est fait pour mourir.
Mais la volonté existe dans le cœur de l’homme, et une odeur divine lui a été donnée à sentir, comme une odeur qui pénètre par le nez.
Et moi je ne me serais point mariée, mais j’ai ressenti de l’amour pour toi.
Ô Laine ! toujours les animaux se laissaient prendre par moi sans crainte, et les enfants ne criaient pas quand je les tenais.
Je t’ai pris et j’ai attaché mes mains derrière ton dos.
Et tu ne peux comprendre l’amitié que j’ai pour toi.
Ne te sépare pas de moi, de peur que tu n’ailles mourir !
Ne dénoue pas mes mains qui sont attachées derrière toi !
Ne me fais pas cette honte ! Ne me rejette pas, car je suis ta femme.
Vois, je me tiens ici devant toi !
Louis Laine, je t’appelle dans mon angoisse !
Souviens-toi de la parole que tu m’as jurée ! je lève les mains vers toi !
Regarde-moi ! regarde la confusion où je suis. Il faut que je dise tout cela devant cette femme, et elle rit, tandis que je te supplie dans mon humiliation !
Ne me rejette pas ! Car tu n’en as pas le droit, quand tu voudrais le faire.
LECHY ELBERNON
Le droit ? Ah ah ! entends-tu ? Tu n’as pas le droit ! Hé ? Elle a un droit sur toi, entends-tu ?
Pour moi j’ôte ma main et je te dis : Fais ce que tu veux !
Va, tu n’es pas digne d’elle. Fi !
Admire seulement
Qu’ainsi, du premier coup, elle se soit fait enlever
Avant que tu ne t’y sois reconnu.
Et comme elle t’a épié ! Certes, tu ne peux te cacher d’elle,
Mais elle te connaît et tu ne la connais pas. Bon !
Elle dit qu’elle est honnête, c’est assez.
Pour moi, je ne puis cacher qui je suis, et tu es allé me chercher effrontément
Dans le lit même de ton hôte et dans les mains de celui qui te paye ton argent.
J’ai vécu librement, et tu sais que j’en ai connu d’autres avant toi.
Mais je l’ai oublié, et maintenant c’est toi que j’aime.
Aime-moi ! Vois quelle belle dame je suis !
En vérité tu n’es pas fait pour cette vie
De vivre au long de ta femelle comme le cheval près de la jument, et on n’attellera pas avec l’ânesse l’élan couleur d’écorce.
Viens ! sois libre !
Que dirais-tu quand tu entendrais souffler le vent d’hiver sous la porte ?
Songe aux forêts ! Rampant jusqu’au bout de la branche qui plie,
La tête en bas, tu voyais sous toi les cimes d’arbres émerger du brouillard au fond de l’abîme et la chouette jaunâtre voler dans la lumière de la lune.
Songe aux courants d’eau clairs-obscurs où l’on voit les énormes poissons gris :
Le saumon et la muskallongee !
Aime-moi, car je suis belle ! Aime-moi, car je suis l’amour, et je suis sans règle et sans loi !
Et je m’en vais de lieu en lieu, et je ne suis pas une seule femme, mais plusieurs, prestige, vivante dans une histoire inventée !
Vis ! sens en toi
La puissante jeunesse qu’il ne sera pas aisé de contraindre.
Sois libre ! le désir hardi
Vit en toi au-dessus de la loi comme un lion !
Aime-moi, car je suis belle ! et où s’ouvre la bouche, c’est là que j’appliquerai la mienne.
LOUIS LAINE, à Marthe.
Et toi, qu’as-tu à dire ?
MARTHE
Ô Laine, tu m’es uni par un sacrement
Et par une religion indissoluble.
LOUIS LAINE
Et puis ?
MARTHE
N’écoute pas ce qu’elle dit, car tout cela n’est que mirage et mensonge.
LOUIS LAINE
Et encore ?
MARTHE
C’est tout.
Je suis pauvre, je suis sotte, je suis laide, je suis jalouse.
LOUIS LAINE
N’as-tu rien à dire de plus ? Ô Marthe, il est inutile que tu parles.
Car c’est celle-là que j’aime.
Il montre Lechy Elbernon.
LECHY ELBERNON
Est-il vrai ?
LOUIS LAINE
Oui.
LECHY ELBERNON
C’est bien moi que tu aimes, Louis ?
LOUIS LAINE
C’est toi.
LECKY ELBERNON
Répète cela ! C’est moi que tu aimes, et non pas elle ?
LOUIS LAINE
C’est toi que j’aime et non pas elle.
Pause.
MARTHE
Adieu !
Laisse-moi te dire adieu, car le jour va finir. Ô Laine, mon mari, laisse-moi te regarder encore avant qu’il ne fasse nuit ! Laisse-moi te toucher avant que nous nous séparions pour éternellement.
(Elle le prend dans ses bras.)
Adieu !
(Demi-pause.)
Ô ami ! ô bien-aimé ! ô ingrat ! Pourquoi as-tu fait cela ?
Tu connaîtras que je ne suis pas seulement amère, mais douce.
Ce n’est pas moi qui me sépare de toi, mais souviens-toi que c’est toi qui m’as renvoyée et que je te baisais l’épaule dans mon humiliation.
Et maintenant il me faut te quitter.
(Demi-pause.)
Hélas ! ô que cela est dur, Dieu !
(Elle s’éloigne d’un pas.)
Adieu, Laine !
Elle sort.
Pause.
LECHY ELBERNON, déclamant à demi-voix.
« Ô ours ! ô pivert ! ô loup !
« Voici que je ne puis monter plus haut ! Ô cousin Raccoon ! ô écureuil cramponné à l’écorce rugueuse !
« Vois-moi, mon grand-père l’Élan, parce que je vais mourir ici ! »
LOUIS LAINE
Ô ! c’est « l’Enfant-aux-sourcils-de-pierre » !
LECHY ELBERNON, continuant :
« Tout le jour à grand travail je suis montée, pleine de terreur,
« Franchissant les troncs pourris, grimpant dans les pierres croulantes !
« Et maintenant je ne puis plus avancer ! »
LOUIS LAINE, imitant une voix qui vient de fort loin en bas.
« Wow ! »
LECHY ELBERNON
« Haha ! Waha ! Ahi !
« Ils sont après moi, j’entends la voix de mon frère !
« Aie pitié de moi, mont !
« Aie pitié de la misérable ! aie pitié de l’enfant que je porte dans mon ventre ! Tout le jour tu as senti les pieds nus de la femme grimper.
« Ô mont, cache-moi, qu’on ne me retrouve plus !
« Ô Seigneur, dès que vient l’Été doux et chaud,
« Les femmes travaillent dans les champs, cultivant le sorghum et les fèves. Et chaque fois que je levais la tête,
« Tant que durait le jour bleu, je te voyais à ta place,
« Assis comme un Sagamore, considérant la contrée et la sérénité de la saison.
« Et je t’ai aimé. Et un jour tu es venu à moi et tu m’as connue, et voici que je porte un enfant sous ma robe.
« Aie pitié de moi, montagne !
« Je ne puis plus monter, et voici que je me couche sur toi dans l’épaisseur des feuilles !
« Haha ! Waha ! Ahi ! Wahaha !
« Voici les douleurs de la mort !
« Donne-moi des forces pour que je le mette au monde avant que je ne meure ! Aie pitié de lui, si c’est un garçon, et qu’on ne lui fasse pas de mal ! »
(Elle le regarde fixement.)
– Mais, vois-tu, ne m’abandonne pas à mon tour.
LOUIS LAINE
Comment ?
LECHY ELBERNON
Aime-moi !
Je suis tellement triste ! Ô ! si tu savais la tristesse qu’il y a en moi !
Baise-moi, parce que je suis la liberté et te voici sorti de la maison.
Mais prends garde de ne point ruser !
Parce que je suis la plus maligne, et n’essaye point de m’échapper !
(Elle lui prend le cou en riant, avec les deux mains.)
De peur que, comme les folles fourmis mâles…
LOUIS LAINE
Va !
Je sais bien que je mourrai bientôt,
Et voici que t’ai rencontrée comme une touffe de fleurs funèbres.
– Laisse-moi oublier tout.
Laisse-moi regarder le jour qui s’achève, et du bois se lève un goût et une odeur.
Je n’aurai point de part aux occupations des hommes.
Salut, air !
Salut, dans l’heure de ton abaissement, mystère de joie,
Soleil qui vivifies et qui rends toutes choses visibles !
La journée finit, et la mer de toutes parts
Monte, et elle sera pleine à cette heure où se lève un petit vent.
Maintenant je ferme les yeux au monde. Ô odeurs ! ô odeurs qu’on ne sent pas ici !
– Ô toute odeur de la rose et de l’herbe que l’on froisse dans ses mains !