ACTE PREMIER

L’Amérique. Littoral de l’Est. Une plage au fond d’une baie enceinte par les roches et par des collines boisées ; les arbres descendent jusqu’à la mer. La marée est basse et laisse la grève découverte. Premières heures de la matinée.

Marthe est assise sous les arbres, les yeux fixés à terre. Louis Laine, un jeune homme maigre et robuste, aux cheveux noirs et à la peau cuivrée, sort de l’eau et revient près d’elle. Il s’essuie le corps nonchalamment avec de l’herbe qu’il arrache, puis, s’accroupissant, il demeure en silence. Du menton, il fait un petit signe, montrant la ligne de l’horizon.

MARTHE

La journée qu’on voit clair et qui dure jusqu’à ce qu’elle soit finie !

Dis, Louis, toute la nuit il a plu

À verse, comme il pleut ici, et j’écoutais l’eau, songeant à tous ceux qui l’écoutent

À ce même instant, qu’ils se soient réveillés ou ceux qui ne dorment pas encore.

La mer à la marée de Minuit débordait

Avec tout son bruit, crachant contre la porte fermée.

La voilà qui s’est retirée, et deux fois elle remplira ses bords, suivant la Lune

Et le Soleil jusqu’à ce qu’il soit retiré aux hommes comme une lampe,

Afin qu’ils puissent dormir.

– Mais tu n’as point passé la nuit dehors ?

LOUIS LAINE, remettant son pantalon et sa chemise, qui est couleur sang de bœuf.

Bah !

J’ai vu bien d’autres temps.

– Mais j’étais couché dans un lit.

MARTHE

Où étais-tu ?

LOUIS LAINE

Chez eux.

Il désigne du pouce un côté de la scène derrière lui. Silence.

MARTHE

Tu as bien fait de ne pas passer la nuit dehors.

LOUIS LAINE

J’étais empêtré dans le chaud, j’étais emmêlé dans les draps !

Et je suis sorti de la maison à demi rêvant, riant, bâillant,

Et je marchais tout nu, et des pins

Les gouttes d’eau me tombaient entre l’oreille et l’épaule.

Et d’un coup je me suis jeté, la tête en avant,

Dans la mer, telle que le lait nouvellement trait.

Et étant remonté j’ai rendu mon souffle et en même temps

J’ai vu que le soleil s’était levé, et de nouveau ayant respiré à plein corps,

Culbutant entre mes genoux, je me suis enfoncé en bas.

Comme une pierre qui disparaît,

Je descends dans la profondeur de la mer.

Et tantôt je nageais, et tantôt, près du rivage, me tenant debout, je me passais les mains sur le corps du haut en bas,

Comme un homme qui se dépouille d’un vêtement.

Il se couche tout de son long sur le dos.

MARTHE

Est-ce que nous partons demain, comme tu l’avais dit ?

LOUIS LAINE, paresseusement.

Demain…

Ah oui.

– Demain ? Est-ce que j’ai dit cela ?

Je ne sais ce que c’est qu’hier et que demain. C’est assez que d’aujourd’hui pour moi.

MARTHE

Maintenant que les maîtres de la maison sont là…

Silence.

LOUIS LAINE

Je vole dans l’air comme un busard, comme Jean-le-Blanc qui plane !

Et je vois la terre paraître sous les flammes du soleil, et j’entends

Le craquement de l’illumination gagner

La terre sous la splendeur du soleil, et les fleuves qui coulent selon la bosse de son corps, et les passants qui changent de place petitement,

Et les chemins de fer, et les maisons éparses, et les villes des hommes dans la poussière.

C’est l’heure où l’ouvrier bâillant remet la courroie sur la roue, et le balancier plonge au travers du parquet.

– Mais je regarde seulement si je ne trouverai pas un lapin avant qu’il rentre au bois ou une dinde sur la branche.

MARTHE

Dis-moi,

J’aimerais mieux m’en aller, comme tu l’avais dit.

LOUIS LAINE

Pourquoi ?

MARTHE

Tu disais que nous irions là-bas et nous aurions une maison à nous.

Je ferai ce que tu voudras, Louis.

(Profondément :) – Je n’aime pas ces gens d’ici.

Sans doute c’est très gentil qu’ils t’aient pris ainsi pour surveiller.

Mais je n’aime pas cet homme, quand il vous regarde ainsi fixement, la main dans sa poche comme s’il comptait dedans ce que vous valez.

Et cette femme, – c’est sans doute sa femme, –

(Avec expression :) Avec ces yeux qu’elle a !

Elle ne rit jamais et toujours elle a l’air de rire.

LOUIS LAINE

Regarde, là-bas ! Eh ? au ras du cap, vois-tu ?

MARTHE

Quoi donc ?

LOUIS LAINE

La fumée ! ne vois-tu pas la fumée ? C’est la Vieille-de-dessous-la-Vague qui fait la cuisine ;

Elle a des coquillages pour oreilles. Sa cheminée dépasse quand le flot est bas.

Et les chambres sont pleines de défroques de marins, plus que les maisons de prêts sur gages ; et de montres, et de sifflets,

Et de cloches avec le nom du navire ; et de pièces d’or et d’argent que la mer a usées comme des graviers ; et de sacs de grenats.

Un jour que le chauffeur du « Narragansett »…

MARTHE, tendrement.

Tu as toujours des histoires à raconter !

LOUIS LAINE

Je n’ai pas été élevé

Dans les villes aux rues infinies, pleines de peuple, et de l’arbre la feuille touffue est agitée devant le ciel couleur de feu.

Une araignée

M’avait attaché par le poignet avec un fil et j’avais de l’herbe jusqu’au cou ;

Et du milieu de sa toile elle me racontait des histoires, telle qu’une femme assise.

Et je connaissais les fourmis selon leur nation,

Quand elles vont et viennent comme les ouvriers qui déchargent les bateaux, comme les scieurs de bois qui s’en vont portant des planches deux par deux.

C’était chez ma nourrice.

Ensuite mon père m’avait pris avec lui à son office, mais je ne savais rien, et j’allais passer la journée dans le trou à charbon

Pour lire la Bible, et je prenais de l’argent dans la caisse ;

Et il m’a chassé de la maison. J’ai du sang d’Indien dans les veines. Ils avaient un dieu qu’ils appelaient « le Menteur »,

Parce qu’il n’est pas revenu.

MARTHE

Et c’est alors que tu as traversé l’Océan blanc

Afin que tu viennes me prendre où j’étais ?

LOUIS LAINE

J’ai lu la fin d’un livre sur eux ; on ne sait pas par où les hommes rouges sont venus,

N’emportant rien avec eux, dans cette terre qui était comme un fonds abandonné, et il y avait trop de place pour eux.

Et ils vivaient, faisant la guerre aux animaux qui y étaient ;

Et ils les connaissaient par leur propre nom, et leurs tribus avaient fait alliance ensemble.

Mais les blancs sont venus, traversant la largeur de la mer ;

Et ils ont fait un champ, et, ramassant les pierres, ils ont fait un mur autour et chacun vit à la place où il est,

Et l’ancien guerrier s’en va, comme sur l’aile de la fumée.

– Maintenant je vois les millions d’hommes qui vivent ici !

MARTHE

À quoi penses-tu ?

LOUIS LAINE

Je voudrais être menuisier.

MARTHE

Menuisier ?

LOUIS LAINE

Je voudrais être conducteur de diligence en Californie.

MARTHE

Il va faire chaud aujourd’hui.

Silence.

LOUIS LAINE

Il est dix heures, et le soleil monte dans la force de sa cuisse.

Ce n’est plus l’heure où l’eau des lacs a la couleur de la fleur du pommier,

Blanc avec un peu de rose, et la figure de l’enfant s’ouvre comme une rose rouge.

Mais de la gauche tu frappes les hommes avec une lumière éclatante,

Et la sueur brille sur leurs fronts, et ils te regardent en montrant les dents d’en haut.

L’active scie

Flamboie au travers de la planche, et les usines sont pleines, et les écoles ; et l’ouvrier à genoux,

Un boulon entre les dents, ramasse sa pince ; et à l’intérieur de la Bourse,

Les hommes d’argent aux yeux de sourds aboient et agitent les mains.

Et la nuit ramène la volupté.

Et le dimanche ils iront aux champs, rapportant des feuilles et des bouquets de fleurs jaunes.

Mais moi, je ne fais rien du tout le jour, et je chasse tout seul, tandis que les rayons de soleil changent d’endroit, écoutant le cri de l’écureuil.

– Et combien reste-t-il encore ?

MARTHE

Il ne reste plus rien.

LOUIS LAINE, soulevant la tête.

Comment ? plus rien ? Tu dis qu’il ne reste plus rien ?

MARTHE

Il ne reste plus rien.

LOUIS LAINE

Déjà !

De tout cet argent que tu avais emporté.

– Je me ferai épicier dans l’Ouest. On peut faire de la monnaie. On peut faire la banque avec les mineurs.

MARTHE, plaintivement.

M’aimes-tu, Laine ?

LOUIS LAINE

Toujours cette question que font les femmes !

MARTHE

Les femmes ? quelles femmes ?

LOUIS LAINE

Est-ce que tu n’es pas une femme aussi ?

MARTHE

Une femme aussi ? Il n’y a pas de femmes !

Je suis malheureuse, Laine, je suis jalouse, Laine ! et je voudrais toujours être avec toi.

Et quand tu t’en vas, j’en ai de la peine et du ressentiment.

Et je voudrais te suivre et être là sans que tu le saches, et savoir tout ce que tu fais.

Car peut-être que tu vas avec d’autres femmes et que tu ne me le dis pas.

La femme sans l’homme, que ferait-elle ?

Mais de l’homme envers la pauvre femme, dans son cœur,

Il n’y a rien de nécessaire et de durable. Et c’est là mon doute et mon tourment.

Est-ce que les femmes ne sont pas bien bêtes ?

LOUIS LAINE

Oui.

MARTHE

Mais est-ce que tu m’aimes, dis ?

LOUIS LAINE

Cela me regarde.

Il est honteux à un homme de parler de ces choses quand il fait jour.

MARTHE

Laine, j’ai toujours peur pour toi,

Et je pense toujours à toi quand tu n’es pas ici,

Comme à un enfant dont on ne sait ce qu’il fait. Car, où vont tes yeux, tes mains y sont bientôt.

LOUIS LAINE

Ô la fraîcheur de l’eau !

Ô je voudrais être comme un crapaud dans le cresson quand brille la lune sereine !

Il y a une chouette qui chante comme un coucou.

Je voudrais vivre dans l’eau profonde

– Il n’y a pas besoin de parler, à quoi cela sert-il ? –

Comme un poisson, et je nagerais, ayant tout le corps au même niveau. Ô si tout à coup il m’éclatait des ailes !

Comme j’apprendrais à m’en servir, et, confiant dans leur coup régulier, je volerais sur le gouffre de l’air !

Je voudrais être un serpent dans l’épaisseur de l’herbe.

– Qu’as-tu à me regarder ainsi ? C’est ainsi que je te trouve souvent à me regarder.

MARTHE

Je ne suis point de celles qui parlent beaucoup.

Mais j’écoute ; peu de gens savent écouter. Mais le son de la voix humaine m’entre jusqu’au cœur même,

Quand les paroles n’auraient que peu de sens.

Et quand j’étais petite, on disait que j’étais bien sage, parce que je faisais attention à tout ; je regardais les gens dans les yeux,

Écoutant ce qu’ils disent, et je les regardais agiter les mains, comme une petite fille

Qui regarde la bonne l’apprendre le crochet.

Et je vivais à la maison et je ne pensais point à me marier.

Et un jour tu es entré chez nous comme un oiseau

Étranger que le vent a emporté.

Et je suis devenue ta femme.

Et voici qu’en moi est entrée la passion de servir.

Et tu m’as remmenée avec toi, et je suis

Avec toi.

Voici donc ce pays qui est au-delà de l’eau ! Comme une rivière quand on est de l’autre côté.

LOUIS LAINE

N’est-ce point un beau pays ?

MARTHE

Ô Louis Laine, je n’avais jamais vu la mer. Chez nous

Le monde ne quitte pas du pays, comme les bêtes qui vivent sur les lys.

Mais chacun porte dans son cœur, durant qu’il travaille, l’image

De sa porte et de son puits et de l’anneau où il attache le cheval.

Ô ! et quand nous étions déjà partis, un gros bourdon

Passa autour de ma tête et déjà il filait vers la terre.

LOUIS LAINE

Je n’aime pas ce vieux pays. Ça sent le vieux comme le fond d’un vase.

Il y a trop de routes et l’on sait toujours où l’on est,

Et les gens vous regardent comme un chien qui n’a pas de collier.

MARTHE

Sept jours

Nous avons été en avant, poursuivant le soleil,

Comme quelqu’un qui tient un bouquet de fleurs jaunes à la main. Et derrière

Les grands goélands nous accompagnaient avec des ailes tour à tour

Noires et blanches, comme l’année, et l’écume s’effaçait comme une route.

Et le soir la société sur le pont en silence

Regardait autour,

Comme du milieu d’un trou, la mer couleur de mûre.

Et le quatrième jour

L’air devint comme différent et plus pur, et dans le ciel nous vîmes le croissant d’une lune nouvelle.

Et nous sommes arrivés à la fin.

LOUIS LAINE

Si long que nous avons traversé l’eau

Aussi large la terre

S’étend entre le Sud et la limite du Nord,

Et l’Est, et à l’Ouest cet Océan que l’on appelle Pacifique.

Regarde la carte !

C’est le spacieux pays de l’après-midi, donné aux hommes à l’heure de l’exploitation.

Tu as raison, il faut que nous allions plus loin et que nous quittions cette rive de fièvre,

Et de bois entre les tristes champs de roseaux et de brouillards chaleureux. Mais c’est toi-même qui voulais rester,

Comme si tu ne voulais pas quitter les plis de la mer.

Et il fait bon ici pour chasser.

(Mystérieusement :)

Tu t’ennuies, ma tendre amie, mais si je suis avec toi, tu ne voudrais point être ailleurs.

MARTHE

Laine, je ne m’ennuie pas ! Pourquoi dis-tu cela ?

Je ferai ce que tu voudras. Est-ce que je veux quelque chose de moi-même, dis ?

Pourquoi me désoles-tu, me faisant un signe de l’œil, comme quelqu’un dont ne sait ce qu’il veut ?

Car il y a des fois, où comme un petit enfant, tu sembles le plus sage.

Car je suis à toi, et ma passion est de faire mon service.

LOUIS LAINE

Que faut-il que je dise, Marthe ?

MARTHE

Tout ! Regarde si je ne te dis pas tout ! Mais je suis assise devant toi.

Et je te suis connue, car je suis constante.

Dis-moi si tu aimes une autre femme et nous parlerons d’elle ensemble. Car tout ce qui t’arrive m’intéresse.

Mais tu me parles pour rire et tu me racontes des histoires.

Et parfois un esprit sombre tombe sur toi et tu restes longtemps l’œil immobile et le visage rigide.

Et quand je t’interroge, tu réponds autre chose, et tu sors de mon lit gardant la bouche fermée,

Comme on dit que l’homme considéré ne confiera point à sa femme de secret.

– Ô Laine, pourquoi ne m’aimes-tu pas ?

LOUIS LAINE

Est-ce que je ne t’aime pas ?

MARTHE

Non, non, non !

LOUIS LAINE

Est-ce que je ne t’aime pas, Douce-Amère ?

MARTHE

Si tu le veux, je travaillerai pour toi.

Je ferai un champ, j’arracherai l’herbe avec les mains, j’arracherai les souches d’arbres avec la pioche et la serpe ; et je sèmerai, et j’arroserai.

Et je travaillerai tant que le jour est long, et le soir tu me reprocheras toutes les choses une par une.

Et je ne penserai rien là-contre, et je serai devant toi comme devant quelqu’un de content et qui a mangé.

Mais tu ne me commandes rien et tu n’as pas souci de moi et tu me laisses faire ce que je veux !

LOUIS LAINE

« Ta robe est verte comme l’herbe, comme l’algue qu’on voit sous l’eau ! »

Vois, je puis me rappeler le vert de la robe que tu avais.

Pause.

MARTHE

Je te connais du moins d’une manière où tu ne peux tromper, comme un mouton qu’on pèse, l’ayant acheté.

Je ne suis pas libre, et je suis sous tes pieds comme une barque quand le pêcheur s’y trouve.

Laine, je ne te demande point de douces paroles ni de caresses. Ce n’est point là ce que je te demande.

LOUIS LAINE

Que me demandes-tu donc ?

MARTHE

Donne-moi ma part ! donne-moi la part de la femme !

Les exigeantes et dures racines par qui l’arbre

Prend et vit ;

Et que les autres se réjouissent de ton ombre ! Prends-moi donc et étreins-moi durement !

Car s’il ne garde point en lui

L’appétit de la terre en bas, il ne grandira point vers le soleil, avec ses branches,

S’il ne se fixe point à la place où il est.

Apprends de cette comparaison

Quelle est l’application de l’amour, et que notre union soit comme entre le bois et le feu.

Aime-moi, et tu seras comme le feu qui a sa racine en un seul lieu,

Et le vent s’y engouffre, emportant

Ses flammes comme des feuilles.

LOUIS LAINE

Je me défie de toi.

Car que fais-tu de mon âme, l’ayant prise,

Comme un oiseau qu’on prend par les ailes, tout vivant, et que l’on empêche de voir ?

Peut-être que j’ai vécu une vie quelque part pendant ce temps, peut-être que j’ai été un mendiant en Chine.

Car ton cou est brûlé par le soleil, ton épaule

Est comme la fin de la journée, et le soir est comme une table chargée d’herbes, quand l’homme se tient debout, tendant

Les bras, respirant le tout-puissant oubli !

– C’est ainsi que je me défie de toi.

MARTHE

Il se défie de moi !

LOUIS LAINE

Qui es-tu donc

Pour que je te remette ainsi mon âme entre les mains ?

MARTHE

Ta mère te l’a donnée, et l’épouse est là qui la redemande.

LOUIS LAINE

Qui es-tu pour faire une telle demande ?

(Il la regarde des pieds à la tête. Marthe se tait.)

Ma vie est à moi et je ne la donnerai pas à un autre. Je suis jeune ! j’ai toute la vie à vivre !

MARTHE

Elle ne t’a pas été donnée pour rien.

LOUIS LAINE

Je serai libre en tout ! je ferai ce qu’il me plaira de faire !

Au matin quand j’ouvre les yeux,

Je me rappelle dans mon lit, et la joie entre dans mon cœur !

Parce que je suis jeune,

Parce que la longue vie est à moi, et je vois mes habits par terre.

Le ciel ! le courant de l’eau !

Et le soleil qui est attaché à la Terre comme avec une corde,

Et la lune de minuit comme un coq blanc !

J’irai ! j’irai !

MARTHE

Où ?

LOUIS LAINE

Sous le ciel pommelé, et je mâcherai chaque herbe pour connaître le goût qu’elle a.

MARTHE

Fais cela, et peut-être tu trouveras celle qui donne l’intelligence.

Toute plante a sa saveur,

Âcre ou douce selon qu’elle l’a tirée de la terre.

(Pause. Elle fouille le sol de son talon.)

La terre d’exil, la terre de mort sur qui descend la pluie, vers qui toute créature s’incline.

Et telle est l’odeur de la rose et de toute fleur dont on s’approche plus près,

Et la pêche qui mûrit pour qu’on la mange, et cette fleur velue qui est comme une oreille d’agneau.

Comme un papillon s’est levé devant tes pas, tout à coup ouvrant la bouche et succombant au poids de la tête,

Tu t’assoiras dans la mort.

Et des animaux les uns broutent ce qui pousse de la terre ; et les autres les dévorent eux-mêmes.

Mais où est l’attache de l’homme ? qui sur son ventre porte le sceau de sa naissance :

Écoute.

LOUIS LAINE

J’écoute, Douce-Amère.

MARTHE

Douce-Amère ! Pourquoi m’appelles-tu de ce nom qui me fait du plaisir et de la peine ?

Mais écoute ! C’est une femme qui t’a mis au monde et maintenant voici une femme encore.

LOUIS LAINE

Et ainsi il faut que je t’aime toute seule ?

MARTHE

Oui.

LOUIS LAINE

Ô la poule qui a pondu ses œufs et qui veut toujours garder ses petits sous ses ailes !

Mais regarde : ma bouche est descellée et je respire par une contraction qui est au-dedans de moi-même.

Et je mange le pain que j’ai gagné.

Mais la femme ne peut se suffire à elle-même, et il faut que je te fasse vivre, et tu me prends ce qui est à moi.

MARTHE

C’est vrai, ce n’est pas moi qui t’ai donné la vie.

Mais je suis ici pour te la redemander. Et de là vient à l’homme devant la femme

Ce trouble, tel que de la conscience, comme dans la présence du créancier.

LOUIS LAINE

Il y a d’autres femmes que toi.

MARTHE

Ce n’est pas vrai, il n’y a pas d’autres femmes que moi !

Pourquoi dis-tu cela exprès pour me faire souffrir ?

Ne te fie pas aux autres femmes ! Écoute-moi, car je les connais.

Ne te fie pas aux femmes blondes, car elles sont lâches et infidèles.

Ni aux noires, car elles sont dures et jalouses. Ni aux châtaines.

Ne te fie pas aux femmes ! Ne te fie pas à la figure perfide qui est pleine de lignes

Et de secrets, comme la main !

Et elles te riront, comme quelqu’un que la lune éblouit !

Mais s’il y en avait une que tu aimasses,

Dis-le-moi, et je t’expliquerai pourquoi elle n’est pas si belle que je le suis.

Car il n’y en a pas une qui t’aime comme moi et qui te connaisse comme je le fais.

Et c’est en cela que je te suis douce et amère.

– Je suis honteuse, Laine !

LOUIS LAINE

Qu’as-tu à dire encore ?

MARTHE

Je suis jalouse !

LOUIS LAINE

Jalouse de qui ?

MARTHE

Pourquoi ne veux-tu pas me répondre ? Dis-moi que tu m’aimes toute seule.

LOUIS LAINE

Toute seule.

MARTHE

Dis-moi que tu ne connais pas d’autres femmes.

LOUIS LAINE

Aucune.

MARTHE

Jure-le !

LOUIS LAINE

Je le jure. Il est honteux de mentir.

Long silence. Entrent par le côté Thomas Pollock Nageoire et Lechy Elbernon.

LECHY ELBERNON, criant de loin :

Hello !

Quand ils sont arrivés tout près, Marthe se lève lentement ; Louis Laine reste couché par terre, les yeux fermés.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Hello !

LECHY ELBERNON,riant des yeux.

Bonjour !

(Marthe la salue silencieusement.)

Est-ce qu’il dort ? Regardez-le ainsi étendu.

(Elle lui soulève la tête avec le pied.)

Est-ce que vous m’entendez ?

Levez-vous ! Le soleil n’est pas bon quand on est couché.

LOUIS LAINE, lui tendant la main.

Aidez-moi !

LECHY ELBERNON

Pull up !

Ils se lèvent. Ils se regardent tous les quatre sans rien dire.

LOUIS LAINE, à Thomas Pollock Nageoire.

Je vous croyais encore au Canada.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Non, j’arrive de Denver.

Silence.

LOUIS LAINE

On dit que ça ne marche pas là-bas ?

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Yes, sir ! Ils sont dans l’eau chaude, c’est positif, depuis que l’Inde a arrêté la frappe de l’argent. Le dollar vaut cinquante-quatre cents, man !

L’or est tout ; il n’est valeur que de l’or. Personne ne croit plus à l’argent.

Moi, je l’ai toujours dit : une seule valeur, un seul prix, un seul métal.

LOUIS LAINE

Mauvais pour les affaires, hé ?

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Well !

LOUIS LAINE

Bon, vous êtes riche ! Cela vous est égal.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Well !

MARTHE

Vous êtes commissionnaire, je crois ? Comment dit-on ?

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Je suis tout !

J’achète tout, je vends tout. Si vous avez de vieux souliers à vendre, apportez-les-moi.

Rien n’est pour rien. Toute chose a son prix.

Ne donnez jamais rien pour rien.

Mais est-ce que vous n’avez jamais vu ma maison de New York ?

Old Slip, see ?

MARTHE

Non.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

C’est à gauche, la vieille maison où il y a une horloge.

Il faudra que je vous montre ça.

Il y a beaucoup de choses là-dedans. Comme les dynamos sont dans le sous-sol des hôtels et comme les églises sont bâties sur les ossements des saints, toute la fondation

Contient l’or et l’argent dans les coffres-forts qui sont rangés comme des foudres, et le dépôt des titres et des valeurs.

Et comme le dimanche on envoie la petite fille chercher la bière dans un pot,

C’est ici qu’on va tirer son argent.

Et au-dessus est la caisse.

Au milieu est la caisse, et à droite est ma banque, et à gauche l’office de fret et d’armement.

Et en haut, c’est là que je suis, et là est le service télégraphique.

Toc, tac tac !

Voilà Chicago ! Voilà Londres ! Voilà Hambourg !

Et je suis là comme au milieu de mains qui font des signes, comme quelqu’un qui écoute et comme quelqu’un qui demande et qui répond.

LECHY ELBERNON

Hardi !

Le voilà qui allume, comme quand il a quelqu’un à enfoncer, le regard fixe comme un boxeur qui rit ! Hardi, ours blanc !

LOUIS LAINE

You are pretty smart, are ye ?

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Well, il faut du nerf, alors que vous vendez ferme comme si vous saviez tout,

Quand je ne sais pas le temps qu’il fera demain ; chaque jour a son cours, mais moi je connais les choses elles-mêmes.

J’ai fait toutes sortes de jobs, vous savez ! Je connais tout, j’ai tout vu, j’ai tout manié, j’ai traité tout.

Et je sais comment ça se fait, et où ça pousse, et quel est le prix de transport, et quel est le stock sur le marché,

Et le taux de l’assurance, et j’ai les échéances devant les yeux, et je connais l’arithmétique aussi.

Et je suis comme un marchand dans sa boutique, comptant.

Car le commerce tient

Une balance aussi, comme la justice ;

Et je suis comme l’aiguille qui est entre les plateaux.

LOUIS LAINE

Vous êtes très riche ?

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Ô !

Il n’y a pas de riches dans le commerce.

C’est mon compte dans l’inventaire, voilà tout.

C’est un chiffre dans la liquidation.

Pause. Louis Laine et Lechy Elbernon causent entre eux.

LECHY ELBERNON

Si ! je veux voir votre maison ! je veux voir comment vous vous êtes arrangés.

LOUIS LAINE

Voyez-vous, nous ne sommes pas riches.

LECHY ELBERNON

Ça ne fait rien ! À New York, une fois nous sommes allés voir les ménages des pauvres gens, – slumming, on appelle, – c’était si amusant !

Venez me montrer votre maison !

Elle lui prend le bras. Ils sortent. Marthe est assise, raccommodant un vêtement d’homme qu’elle a pris par terre.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Qu’est-ce que vous faites là ?

MARTHE

Vous le voyez, je raccommode.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Ce n’est pas un ouvrage de lady.

MARTHE

Eh bien, je ne suis pas une lady.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Chez nous les femmes ne travaillent pas.

(Silence. Il la regarde.)

Vous êtes plus âgée que lui, n’est-ce pas ? Quel âge avez-vous ? Vingt-cinq ans, eh ?

MARTHE

Non.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Moins ou plus ?

MARTHE

Moins.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Well.

(Silence.)

Elopement, eh ? Sauvée avec lui, eh ? Le dad ne voulait pas, didn’t he ?

MARTHE

Cela ne vous regarde pas.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Bon, ne rougissez pas ainsi. Chez nous les filles se marient comme elles veulent.

(Il la regarde sans rien dire.)

Et est-ce qu’il vous bat, eh ?

MARTHE

Qu’avez-vous à me questionner ainsi ?

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Bon, il n’y a pas de mal. Peut-être qu’il est un peu ivre quelquefois. Cependant ayez toujours un revolver.

– Et qu’est-ce que vous avez l’intention de faire ?

MARTHE

Vous avez bien voulu nous prendre chez vous.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Well, et après ?

MARTHE

Je ne sais pas. Est-ce que vous ne voudriez pas le prendre dans votre maison ?

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Écoutez-moi.

Je n’en voudrais pas pour faire marcher l’ascenseur.

MARTHE

Pourquoi dites-vous cela ?

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Il n’est bon à rien. Il ne vaut pas un cent.

MARTHE, se levant.

Ce n’est pas vrai ! Pourquoi dites-vous cela ?

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Il ne sait rien faire de son argent ; il ne fait pas attention à ce qu’on lui dit. Il est comme un homme qui n’a pas de poches.

– Quittez-le. Il n’y a rien à faire avec lui.

MARTHE

Comment ? Mais est-ce que je ne suis pas mariée avec lui ?

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Bon, le divorce n’est pas fait pour rien.

(On entend Lechy Elbernon qui rit aux éclats.)

Moi aussi, je suis marié.

Du moins… Je ne me rappelle plus bien.

Je crois que nous avons été devant le ministre. J’étais très occupé, vous savez.

Je crois que c’était un baptiste.

Je ne me rappelle plus. Je crois que c’était un pharmacien. Bon.

Le divorce n’est pas fait pour rien, eh ?

(Silence.)

Comment vous êtes-vous attachée à lui ?

MARTHE

Cela me convenait ainsi.

(Thomas Pollock Nageoire s’avance vers elle et sans dire un mot lui passe le bras autour de la taille.)

Qu’est-ce que vous faites ! Laissez-moi !

Il essaye de lui prendre les mains, puis, entendant un bruit, il la lâche et se retourne d’un air bourru.

Rentrent Louis Laine et Lechy Elbernon.

LECHY ELBERNON, les regardant d’un air ironique.

Eh bien ! j’espère qu’il ne vous a pas trop ennuyée ?

Où en est le « Nyack and Northern » ? Est-ce qu’il vous a raconté comment il avait rompu le « corner » des suifs, comme un rhinocéros ?

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE, grommelant.

Nonsense !

LECHY ELBERNON

Ma chère !

Comme c’est gentil, votre maison !

Comment faites-vous pour tenir tout cela si propre sans avoir de servante ?

Mais est-ce que c’est vous qui lavez le parquet ?

MARTHE

Oui.

LECHY ELBERNON

Comme c’est propre ! La servante ne fait pas si bien que cela chez nous.

Et comme le jardin est joli ! J’ai vu le linge qui y était étendu. Monsieur Louis

(Elle le regarde du coin de l’œil)

Voulait m’empêcher d’y aller.

Mais est-ce que vous faites la lessive aussi ? Oui ? Comme cela doit être fatigant !

MARTHE

Je puis travailler.

LECHY ELBERNON

Moi, je suis trop délicate. O dear !

Je mourrais s’il fallait que je travaille.

(Silence.)

Comme c’est tranquille ! La mer est comme un journal qu’on a étalé, avec les lignes et les lettres.

Et là-bas, au-dessus de cette langue de terre, on voit les grands navires passer comme des châteaux de toile.

– Ma chère, nous parlions de vous. Est-ce que c’est vrai que vous n’avez jamais été au théâtre ?

MARTHE

Jamais.

LECHY ELBERNON

Ô ! Et que jamais vous n’étiez sortie de votre pays ?

(Marthe fait un signe que oui.)

Et voici qu’il vous a emmenée ici.

Moi je connais le monde. J’ai été partout. Je suis actrice, vous savez. Je joue sur le théâtre.

Le théâtre. Vous ne savez pas ce que c’est ?

MARTHE

Non.

LECHY ELBERNON

Il y a la scène et la salle.

Tout étant clos, les gens viennent là le soir, et ils sont assis par rangées les uns derrière les autres, regardant.

MARTHE

Quoi ? Qu’est-ce qu’ils regardent, puisque tout est fermé ?

LECHY ELBERNON

Ils regardent le rideau de la scène,

Et ce qu’il y a derrière quand il est levé.

Et il arrive quelque chose sur la scène comme si c’était vrai.

MARTHE

Mais puisque ce n’est pas vrai ! C’est comme les rêves que l’on fait quand on dort.

LECHY ELBERNON

C’est ainsi qu’ils viennent au théâtre la nuit.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Elle a raison. Et quand ce serait vrai encore ? Qu’est-ce que cela me fait ?

LECHY ELBERNON

Je les regarde, et la salle n’est rien que de la chair vivante et habillée.

Et ils garnissent les murs comme des mouches, jusqu’au plafond.

Et je vois ces centaines de visages blancs.

L’homme s’ennuie, et l’ignorance lui est attachée depuis sa naissance.

Et ne sachant de rien comment cela commence ou finit, c’est pour cela qu’il va au théâtre.

Et il se regarde lui-même, les mains posées sur les genoux.

Et il pleure et il rit, et il n’a point envie de s’en aller.

Et je les regarde aussi, et je sais qu’il y a là le caissier qui sait que demain

On vérifiera les livres, et la mère adultère dont l’enfant vient de tomber malade,

Et celui qui vient de voler pour la première fois, et celui qui n’a rien fait de tout le jour.

Et ils regardent et écoutent comme s’ils dormaient.

MARTHE

L’œil est fait pour voir et l’oreille

Pour entendre la vérité.

LECHY ELBERNON

Qu’est-ce que la vérité ? Est-ce qu’elle n’a pas dix-sept enveloppes, comme les oignons ?

Qui voit les choses comme elles sont ? L’œil certes voit, l’oreille entend.

Mais l’esprit tout seul connaît. Et c’est pourquoi l’homme veut voir des yeux et connaître des oreilles

Ce qu’il porte dans son esprit, – l’en ayant fait sortir.

Et c’est ainsi que je me montre sur la scène.

MARTHE

Est-ce que vous n’êtes point honteuse ?

LECHY ELBERNON

Je n’ai point honte ! mais je me montre, et je suis toute à tous.

Ils m’écoutent et ils pensent ce que je dis ; ils me regardent et j’entre dans leur âme comme dans une maison vide.

C’est moi qui joue les femmes :

La jeune fille, et l’épouse vertueuse qui a une veine bleue sur la tempe, et la courtisane trompée.

Et quand je crie, j’entends toute la salle gémir.

MARTHE

Comme ses yeux brillent ! Ne me regardez pas ainsi fixement.

LECHY ELBERNON

Ma chère ! je vous aime beaucoup !

Pourquoi ne venez-vous pas me voir ?

Venez. J’ai quelque chose à vous dire.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE, à Louis Laine.

Moi aussi, j’ai à vous parler.

Les deux femmes sortent.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE,

retirant de la poche à revolver de son pantalon une poignée de billets et les mettant sous le nez de Louis Laine.

Qu’est-ce que ça, gentleman ?

LOUIS LAINE, le repoussant.

Get away ! Qu’est-ce que c’est qu’il a retiré là ?

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE, flairant le papier.

Hum ! Oui, cela a passé par beaucoup de mains. Je ne trouve pas que cela sente mauvais.

– Qu’est-ce que c’est que ça, gentleman ?

LOUIS LAINE

Eh bien, c’est du papier.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Oui, mais regardez ce qu’on a imprimé dessus : DOLLAR.

Et voyez combien cela fait.

(Il feuillette la liasse.)

Un, cinquante, cinquante, dix, un, un, vingt, deux, cinq, cent…

LOUIS LAINE

Eh, il y en a beaucoup.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE, le regardant fixement.

See man !

Vous dites qu’une chose pèse tant, eh ?

Tant de livres ; et que vous avez tant de bushels de grain en stock, tant de gallons de pétrole ;

Et combien tout cela vaut de dollars.

Car comme tout

A

Un poids et une mesure, tout vaut

Tant.

Toute chose qui peut être possédée et cédée à un autre prix. Tant de dollars.

LOUIS LAINE

Well ! je n’ai jamais eu que quelques pauvres petits billets dans mon gousset, comme du papier à cigarettes.

Mais regardez le paquet qu’il a retiré de sa poche !

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Écoutez bien.

Celui qui possède une chose n’a que cette chose-là même, et il n’en a point d’autre.

Mais cette chose vaut, et en elle il possède ceci, qu’il peut avoir autre chose à la place.

Et il n’y a pas de chose qui soit toujours bonne. Comme quand on n’a plus faim, il ne paraît plus bon de manger. Et alors il peut la céder à un autre pour son prix.

LOUIS LAINE

On ne peut pas tout avoir.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

On peut tout avoir pour son prix. Dans la vertu de l’argent on peut tout avoir.

LOUIS LAINE, regardant le paquet de dollars.

Well !

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE, le regardant fixement.

Ayez seulement de l’argent !

LOUIS LAINE, regardant les dollars.

Well, sir !

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE, violemment.

Cash.

LOUIS LAINE

Well, sir !

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE, lui mettant les dollars dans les mains.

Take that, man !

LOUIS LAINE, fermant à demi les doigts sur les dollars.

Comment ? comment ? Qu’est-ce que vous faites ? Pourquoi me donnez-vous cela ? Je ne veux pas.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Take that, man, I say ! Prenez cela, je vous dis ! Qu’est-ce que c’est qu’un petit millier de dollars pour moi ?

(Violemment :) Et il y en aura d’autres ! Fourrez-moi ça dans vos poches.

(Louis Laine fourre l’argent dans sa poche.)

Et maintenant écoutez-moi. Monsieur ! Quel âge avez-vous ?

LOUIS LAINE

Vingt ans.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Vingt ans.

(Silence.)

Hum ! Pris l’argent du boss, eh ?

LOUIS LAINE

J’étais chez mon père. Il fait la banque dans l’Ouest.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Écoutez-moi. Que voulez-vous faire ? Parlez-moi franchement, car je puis vous rendre service.

LOUIS LAINE

Je ne sais pas.

Il fait comme s’il voulait parler, puis il indique tout l’horizon d’un grand geste de bras et sourit.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Bon, j’ai été comme cela. Je ne pouvais pas rester à la même place à faire la même chose.

Mais, voilà ! Vous avez une femme, voilà !

LOUIS LAINE

Bon, elle fait tout ce que je veux.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Ô ! attendez qu’elle ait des enfants :

Vous êtes pris.

C’est sérieux maintenant, il faut faire vivre ça.

Faites de la viande, faites des souliers, faites des habits, Monsieur ! Payez, payez, payez !

Vous n’avez plus rien à vous. Vous n’êtes plus à vous vous-même, ni jour, ni nuit.

Il faudra travailler comme un cheval de mine. Et personne ne voudra de vous.

LOUIS LAINE

Pensez-vous que personne ne veuille de moi ?

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Je vous dis la vérité : non.

LOUIS LAINE

Mais comment est-ce qu’il faut faire, alors ?

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Je ne sais.

LOUIS LAINE

Je n’aurais pas dû me marier !

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Vous n’avez pas un sou.

Ah ! vous verrez si c’est facile que de faire de l’argent.

Sans argent, c’est comme de gratter la terre avec ses ongles.

Vous êtes pris.

Ah ! ah ! voilà qu’on vous a mis la main dessus. Vous n’irez plus où vous voulez aller.

LOUIS LAINE

J’irai ! Personne ne m’a mis la main dessus !

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Well !

LOUIS LAINE

Je suis libre ! Personne ne m’a mis la main dessus ! Ma vie est à moi et non aux autres.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Qu’est-ce qu’une femme ? Il y a bien des femmes au monde et il n’y en a pas qu’une.

LOUIS LAINE

C’est elle qui a voulu que je l’emmène avec moi.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE, retirant de sa poche une poignée de sous et de pièces d’argent avec une passion contenue.

Regardez ça ! Qu’est-ce que c’est que ces sous, gentleman ?

Ça,

C’est la vie, ça, c’est la liberté pour toujours !

Ne me refusez pas ce que je vous demanderai ! Je vous donnerai ce qu’il vous faudra.

Il soupire profondément et ouvre la bouche, regardant toujours Laine en face. Silence.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE, regardant Laine d’un air terrible.

Pensez-y, jeune homme !

Je suis un homme religieux, mais si je veux avoir une chose,

L’enfer ne m’arrêtera pas, et je ne me ferai pas damner pour rien !

Vous êtes Louis Laine et je suis Thomas Pollock.

Ne vous mettez pas devant moi ! Car la passion d’un homme n’est pas celle d’un enfant, et je n’ai pas de temps à perdre.

Oui, quand la mort serait là, ou que je sois blâmé !

Qu’avez-vous à vous embarrasser d’une femme,

Pour la rendre malheureuse, et pour que vous soyez misérables tous les deux ?

– Venez déjeuner avec moi.

– Hé ?

Je vous donnerai ce qu’il vous faudra. Libre pour toujours, comprenez-vous ?

– J’ai été comme cela aussi.

LOUIS LAINE

Je ne sais ce que vous voulez dire.

Pause.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

J’ai été comme cela moi-même, mais j’ai eu bientôt compris qu’avant tout

Il est bon d’avoir de l’argent à la banque. Glorifié soit le Seigneur qui a donné le dollar à l’homme,

Afin que chacun puisse vendre ce qu’il a et se procurer ce qu’il désire.

Et que chacun vive d’une manière décente et confortable, amen !

L’argent est tout ; il faut avoir de l’argent ; c’est comme une main de femme avec ses doigts.

Voyez-vous, faites de la monnaie.

LOUIS LAINE

Je veux bien !

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Faites de la monnaie !

J’ai commencé sans le sou, moi ! Mais je n’avais pas de femme.

Et deux ou trois fois, d’un coup,

J’ai perdu tout ce que j’avais, lots of fun !

Il y a de tout ici, prenez à même, vendez, mettez votre nom sur votre chapeau.

Car c’est ici le marché où la vieille Europe achète.

Ils grouillent noir là-bas, et ils n’ont plus assez à manger.

Allez dans l’Ouest, achetez un ranch !

Faites un sillon, allant tout le jour dans le même sens, et semez-y le blé, semez-y le maïs !

Le blé indien, qui a plus que la taille d’un homme emplumé, présentant l’épi énorme et aigu. Élevez une mer de cochons.

Peut-être que je me suis trompé sur vous ; vous comprenez la valeur de l’argent.

Faites de la banque, achetez pour vendre ! Ou faites n’importe quoi, car un homme adroit peut faire tout ;

Mais faites de la monnaie ! – Bon, restez à déjeuner avec moi.

Voilà les ladies qui reviennent.

Entrent Marthe et Lechy Elbernon.

LECHY ELBERNON

Vous êtes une femme étrange. Pourquoi ?

Pourquoi restez-vous ici ? Pourquoi ne voulez-vous pas venir à la maison, comme je vous l’ai demandé, au lieu que de rester dans cette mauvaise cabane !

Au moins dînez-vous avec nous ce matin ?

MARTHE

Excusez-moi.

LECHY ELBERNON

Comment ?

MARTHE

Louis ira. Je ne puis. Je ne me sens pas bien.

LECHY ELBERNON,

montrant un papillon sur l’herbe.

Quelque papillon noir ?

MARTHE, montrant le papillon.

Regardez ! Quand il vole, il est noir,

Et quand il se pose, il est couleur de poussière.

– Mon mari m’a dit qu’il avait passé la nuit chez vous.

LECHY ELBERNON

Oui.

MARTHE

J’étais toute seule, et quel orage il a fait !

Et j’écoutais de l’autre côté de la porte

La mer laborieuse, effrénée, et tout le long de la côte, au loin,

Les vagues qui tonnent dans les fentes de la pierre ; et le triple éclair qui emplit la maison alors qu’on attend le coup ; et l’intarissable ruissellement de la pluie.

Et toujours la force du vent qui passe,

Aplatissant la forêt comme un champ de maïs.

On ne sait ce que c’est ; mais cela souffle, comme quand on souffle.

Elle souffle sur sa main.

LECHY ELBERNON,

regardant Laine du coin de l’œil.

Nous avons entendu ;

Le grand saule qui était au-dessus de l’écurie a été déraciné.

MARTHE

C’est ainsi que la mer,

Comme quelque chose qui a peur, avertit les mauvaises consciences. Je me rappelle quand nous étions au milieu !

De la porte nous voyions comme un champ où il reste de la neige, et la mer en désordre sous la pluie, et l’étendue funéraire.

Qui sait pourquoi le vent souffle ? pourquoi, quand les eaux se déchaînent et s’apaisent ? – La lumière créée

Suspend son pas au zénith, couvrant de splendeur l’étendue qui la réfléchit.

Et le flot s’est retiré au plus loin

Avant qu’il ne revienne ici même. Mais cette peine

Demeure et ne se retire point de mon cœur.

Toute la grève est parsemée de morceaux de bois et de branches où restent des feuilles.

LECHY ELBERNON

Il est midi et la journée est partagée en deux.

Le soleil dévore l’ombre de nos corps, marquant l’heure qui n’est point l’heure : midi.

Et voici que l’ombre tourne, changeant de côté.

LOUIS LAINE

Si cette brise ne tombe pas, nous pourrions faire une jolie promenade ce soir dans le bateau.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Nonsense ! C’est aujourd’hui le Sabbath.

LECHY ELBERNON

Tommy !

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Well !

LECHY ELBERNON

Il a trouvé son salut tout fait. C’est pourquoi il a fait sa fortune, car il faut bien faire quelque chose.

LOUIS LAINE

Comme je passais à cheval, traversant le Nord-Missouri,

Sur le chemin au milieu d’un très immense marais,

Je rencontrai un misérable en haillons, tout couvert de boue rouge, et qui avait la barbe comme de la vieille herbe d’hiver.

Et il me demandait à manger,

Parlant et se mettant les doigts dans la bouche, et je ne vis jamais gueule si large et si profonde !

Et il me dit qu’il y a un an, jour pour jour, comme il se trouvait là,

Un voyageur comme moi, qui passait,

Lui avait jeté une poignée de monnaie.

Et une partie était tombée sur le chemin et il l’avait ramassée ; et l’autre partie

Était tombée dans le marais, et il cherchait depuis ce temps-là, et il n’avait pu retrouver tout encore.

Et il me demandait à manger, et il disait

Qu’il me donnerait sa « Grâce-de-Dieu » pour cela,

Mais je n’avais que quatre épis de maïs dans les fontes, et trente milles encore jusqu’à Horses heads.

Sa « Grâce-de-Dieu » ! Qu’est-ce que cela veut dire ?

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Et vous avez refusé ?

Je ne mettrai jamais d’argent avec vous dans une affaire.

Que saviez-vous ? C’était toujours bon à prendre.

LECHY ELBERNON

C’est ainsi que tous quatre nous échangeons des paroles.

Nous tenant debout ensemble, et nos yeux s’en vont de l’un à l’autre ;

La bouche livre des paroles et l’oreille les reçoit.

Mais j’ai l’oreille fine comme une pie ! et les Gypsies qui ont la pointe de l’œil recourbée

(Car j’ai vécu avec elles un temps), m’ont dit

Que si, perçant la pierre de la tombe, j’y appliquais l’oreille,

Je finirais par entendre les morts au fond.

Car ils parlent ensemble, d’argent.

Et j’écoute, et j’entends entre nos paroles trois bruits :

La rumeur de la mer,

Et un petit frémissement dans les feuilles, comme le souffle de quelqu’un qui dort, et le cri

Des locustes dans l’herbe haute.

Mais je puis pénétrer jusqu’à l’âme, car la parole

Répond dans la pensée des autres ;

Comme quand je joue je sais ce que l’autre répondra.

Car, comme il y a une harmonie entre les couleurs, il y en a une entre les voix.

Et, comme entre les voix, il y a un concert entre les âmes, qu’elles se haïssent ou s’aiment.

Et nous, tous quatre, nous avons les cheveux noirs, et c’est ainsi que nous sommes réunis

Comme des ouvriers qu’on a loués pour travailler à une même pièce.

Ah ! ah !

Rangeons-nous en rond, comme font les enfants quand ils comptent pour savoir lequel sera pris.

Elle compte :

Akkeri ekkeri ukeri an

Fillassi fullasi Nicolas John

Quebee quabee Irishman

Stingle’em, stangle’em buck !

Pause.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Well ! Allons dîner.

Ils sortent.

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