SCÈNE V

LE VICE-ROI, SEIGNEURS, L’ARCHÉOLOGUE, LE CHAPELAIN.

La campagne romaine. Sur la Voie Appienne. Un groupe de gentilshommes parmi lesquels le Vice-Roi de Naples. Ils sont assis sur les débris dispersés d’un temple dont seules restent debout quelques colonnes. On distingue parmi l’herbe haute des bas-reliefs et des inscriptions. C’est le coucher du soleil, tout l’air est rempli d’une lumière dorée. Dans le lointain on voit la basilique de Saint-Pierre qui est en construction, tout entourée d’échafaudages. Chevaux et bagages çà et là entre les mains des valets.

PREMIER SEIGNEUR

Cependant Monsieur le Chancelier de France avec sa troupe s’en revient tout petitpatapant le long de la Voie Nomentane.

DEUXIÈME SEIGNEUR

… Ayant fait juste vers le Nord la longueur du chemin que nous-mêmes avons mesurée vers le Sud.

LE VICE-ROI

Je lui ai dit de penser à nous la dernière fois qu’il verrait Saint-Pierre, nos regards y rejoindront les siens.

PREMIER SEIGNEUR

Il n’a pas besoin de Saint-Pierre pour se souvenir toujours de Votre Altesse.

LE VICE-ROI

Pensez-vous que j’aie eu le meilleur sur lui ? Bah ! c’est un de ces petits traités qui laissent les deux parties chaudes et mécontentes,

Comme il faut en refaire un tous les quarante-six mois parmi les ferraillements de nos gendarmeries

Afin de remettre un peu d’ordre au travers de nos héritages entremêlés.

PREMIER SEIGNEUR

L’héritage du Téméraire !

DEUXIÈME SEIGNEUR

N’y avons-nous pas ajouté quelques petits morceaux ?

LE VICE-ROI

Les tailleurs qui nous les ont arrangés se disputent.

J’ai de mauvaises nouvelles des Indes.

PREMIER SEIGNEUR

Hélas ! Que ne pouvait-on envoyer là-bas Votre Altesse ? au lieu de cet insaisissable Rodrigue que le Roi s’obstine à pourchasser.

LE VICE-ROI

Ma place est ici, au pied de cette colonne dans la mer qui soutient toute l’Europe et qui est le milieu de tout.

Ni l’Islam ne réussira à l’ébranler, ni le mouvement des peuples furieux du Nord à s’arracher cette Italie où toutes les routes à travers la couronne des Alpes aboutissent et qui réunit en un seul manche tous les fils et toutes les fibres.

Celui-là qui est le plus fort en Europe, c’est lui qui a le plus besoin de l’Italie et de qui l’Italie a besoin.

DEUXIÈME SEIGNEUR

Une fois de plus, grâce à Votre Altesse, la paix va revenir à Rome ;

Le Français en grondant a retiré son opposition, et pendant que sur les marches du Vatican les ambassadeurs fourrés de la Russie se croisent avec ceux des Indes et du Japon,

Les légats du nouveau Pontife s’apprêtent à partir pour Trente.

PREMIER SEIGNEUR

Et bientôt le dôme nouveau de Saint-Pierre comme une grande meule de blé trônera au-dessus de l’Europe invisible.

L’ARCHÉOLOGUE

Rome est bien où elle est. Quant à moi je suis heureux de revoir Naples

Et ce peuple sonore qu’Apollon et Neptune ne cessent de brasser et de remuer comme un richard qui fouille à deux mains dans un sac de pistoles.

DEUXIÈME SEIGNEUR

Mais votre affaire, Monsieur le Savant, n’est-elle pas plus avec les morts qu’avec ceux qui vivent ?

L’ARCHÉOLOGUE

Appelez-vous morts ces vivants de marbre et de métal que j’ai fait sortir des laves, plus que vivants, immortels !

Nos titres à l’image de Dieu confiés depuis des siècles aux archives d’un volcan, ces superbes Idées dont nous ne sommes que la spongieuse traduction !

Ah ! ce sont ces morts-là qui m’ont appris à regarder les vivants marcher !

LE VICE-ROI

Il est vrai. Dans cette éruption humaine de Naples aussi notre ami a su découvrir quelques statues.

L’ARCHÉOLOGUE

La plus belle, ah ! quel regret pour moi, Monseigneur, que vous n’ayez pas voulu la garder pour vous !

LE CHAPELAIN

Je me boucherai les oreilles !

LE VICE-ROI

Une splendide femelle, je ne puis le nier.

L’ARCHÉOLOGUE

Fille de pêcheur, direz-vous ? Moi, je l’appelle une fille de la mer, digne d’un dieu et d’un roi !

LE VICE-ROI

C’est pourquoi j’en ai fait cadeau à mon ami Pierre-Paul Rubens.

DEUXIÈME SEIGNEUR

C’est elle que nous avons vue partir sur ce bateau chargé de statues, de tableaux et de curiosités de toutes sortes que vous envoyiez au Duc d’Albe ?

LE VICE-ROI

Précisément. Accompagnée de sa mère, comme une plante avec ses racines.

DEUXIÈME SEIGNEUR

Tant de belles choses pour le Nord ! Autant verser du vin dans de la bière ! Ce que j’aime, moi, je voudrais tout garder.

LE VICE-ROI

Et qu’aurais-je tiré de cette belle jeune fille ? un peu de plaisir égoïste, une petite joie d’amateur. La beauté est faite pour autre chose que le plaisir.

DEUXIÈME SEIGNEUR

Pierre-Paul Rubens n’a d’yeux que pour ses grosses blondes nacrées.

LE VICE-ROI

Messieurs, me prenez-vous pour un sot ? Notre ami Rubens est trop fier. Ce n’est pas comme un modèle que je lui envoie cette fille du soleil, c’est comme un défi !

Il y a autre chose à faire d’une belle œuvre que de la copier, c’est de rivaliser avec elle. Ce n’est pas ses résultats qu’elle nous enseigne, ce sont ses moyens. Elle nous verse la joie, l’attendrissement et la colère ! Elle met au cœur de l’artiste une fureur sacrée !

Ainsi je ne veux pas laisser ce prince des peintres tranquille au milieu de ses lys et de ses roses. Voici cette Italie vivante entre ses sœurs de marbre que je lui envoie pour le terrasser.

PREMIER SEIGNEUR

J’aimerais mieux envoyer de la poudre et des canons au Duc d’Albe. Ce n’est pas Rubens qui conservera la Flandre au Roi d’Espagne.

LE VICE-ROI

C’est Rubens qui conservera la Flandre à la chrétienté contre l’hérésie ! Ce qui est beau réunit, ce qui est beau vient de Dieu, je ne puis l’appeler autrement que catholique.

N’est-ce point là de bonne théologie, Monsieur le Chapelain ?

LE CHAPELAIN

Monseigneur, vous êtes théologien comme ce gentilhomme à barbe grise, qui nous parlait tout à l’heure,

Est un archéologue parmi les filles de Naples.

LE VICE-ROI

Qu’ont voulu ces tristes réformateurs sinon faire la part de Dieu, réduisant la chimie du salut entre Dieu et l’homme à ce mouvement de foi…

LE CHAPELAIN

Dites plutôt conscience ou illusion de la foi.

LE VICE-ROI

… à cette transaction personnelle et clandestine dans un étroit cabinet,

Blasphémant que les œuvres ne servent pas, celles de Dieu sans doute pas plus que celles de l’homme.

Séparant le croyant de son corps sécularisé,

Séparant du ciel la terre désormais mercenaire, laïcisée, asservie, limitée à la fabrication de l’utile !

Et l’Église ne se défend pas seulement par ses docteurs, par ses saints, par ses martyrs, par le glorieux Ignace, par l’épée de ses enfants fidèles,

Elle en appelle à l’univers ! Attaquée par les brigands dans un coin, l’Église catholique se dépend avec l’univers !

Ce monde est devenu trop court pour elle. Elle en a fait sortir un autre du sein des Eaux. D’un bout à l’autre de la création, tout ce qu’il y a d’enfants de Dieu, elle les a cités en témoignage ; toutes les races et tous les temps !

Elle a fait sortir du sol les antiques pierres, et sur les Sept Collines, sur le soubassement des Cinq Empires, voici qu’elle élève pour toujours le dôme de la foi nouvelle.

LE CHAPELAIN

Je n’aurais jamais cru que Rubens fût un prédicateur de l’Évangile.

LE VICE-ROI

Et qui donc mieux que Rubens a glorifié la Chair et le Sang ; cette chair et ce sang mêmes qu’un Dieu a désiré revêtir et qui sont l’instrument de notre rédemption ?

On dit que les pierres mêmes crieront ! Est-ce au corps humain seulement que vous refuserez son langage ?

C’est Rubens qui change l’eau insipide et fuyante en un vin éternel et généreux.

Est-ce que toute cette beauté sera inutile ? venue de Dieu, est-ce qu’elle n’est pas faite pour y revenir ? Il faut le poète et le peintre pour l’offrir à Dieu, pour réunir un mot à l’autre mot et de tout ensemble faire action de grâces et reconnaissance et prière soustraite au temps.

Comme le sens a besoin de mots, ainsi les mots ont besoin de notre voix.

C’est avec son œuvre tout entière que nous prierons Dieu ! rien de ce qu’il a fait n’est vain, rien qui soit étranger à notre salut. C’est elle, sans en oublier aucune part, que nous élèverons dans nos mains connaissantes et humbles.

Car le protestant prie seul, mais le catholique prie dans la communion de l’Église.

Cloches de Rome au loin.

PREMIER SEIGNEUR, au Chapelain.

Es-tu convaincu, hérétique ?

LE CHAPELAIN

J’entends les cloches de Rome qui m’empêchent de répondre, et parmi elles celles de mon couvent de Sainte-Sabine qui me dit Adieu et Alleluia !

LE VICE-ROI, au Deuxième Seigneur.

Et toi, Lucio, me crois-tu ?

DEUXIÈME SEIGNEUR, le regardant avec tendresse.

Tout ce que vous dites est vrai.

TROISIÈME SEIGNEUR

Nous sommes fiers de notre Capitaine.

LE VICE-ROI

Ce n’est pas parce que vous m’aimez que j’ai raison.

PREMIER SEIGNEUR

C’est parce que vous dites la vérité que nous vous aimons.

Et c’est en vous aimant que nous avons appris à nous apercevoir les uns des autres.

DEUXIÈME SEIGNEUR

Et à former cette bande de petits frères à vos côtés.

LE VICE-ROI

Comment voulez-vous que je prenne femme, ayant autour de moi de tels amis ?

L’ARCHÉOLOGUE

Pour toutes choses vous n’avez que des louanges, mais cela me fâche de voir que vous n’usez d’aucune et vous passez de tout si facilement.

LE VICE-ROI

Si j’en usais, je serais forcé de la détruire et alors vous et moi serions bien avancés !

Je ne suis pas fait pour détruire ; tout ce que je touche, je voudrais le rendre immortel ! un trésor inépuisable !

Mais venez ! je n’ai besoin que de vous ! la joie de ces yeux d’hommes qui me disent qu’ils sont contents que j’existe ! À cheval ! il nous faut faire l’étape avant la nuit.

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