DON PÉLAGE, DOÑA PROUHÈZE.
Une autre pièce dans le château de X…
(En réalité, il n’y a pas de changement de scène.)
Doña Honoria est sortie. Don Pélage est passé derrière un rideau, puis est revenu se placer debout au fond de la scène. Les machinistes sont venus apporter sur le devant de la scène un métier à tapisserie où se trouve tendue une chasuble, une partie roulée, une partie visible montrant la tête du Crucifix. Doña Prouhèze est entrée par le côté de la scène et travaille à la tapisserie, tournant le dos à Don Pélage.
DON PÉLAGE
Quoi de plus naturel ? ce malentendu lamentable,
Cette attaque stupide de l’auberge où mon pauvre Balthazar, en vous défendant, car il croyait vous défendre,
A trouvé le trépas…
(Elle tressaille et semble vouloir parler, mais ne dit rien et retombe dans son apathie.)
Je vous loue de vous être échappée.
Appelons providentielle également la rencontre de ces secourables cavaliers qui vous ont permis de fuir jusqu’à cette sûre demeure,
Où sous l’aile de notre respectée parente, Doña Honoria… – Oui, elle est un peu notre alliée par les anciens souverains de Léon d’où je descends, vous vous en êtes souvenue à propos.
DOÑA PROUHÈZE, à voix basse.
Je vous attendais.
DON PÉLAGE
Il y a cela.
— De plus, à la pensée de cette Afrique de nouveau où jadis vous avez goûté avec moi…
Comment s’étonner que votre cœur ait défailli ?
(Court mouvement de Prouhèze.)
La guerre continuelle et sans espoir, l’Islam, comme une entreprise dans un pays maudit contre des peuples fascinés, l’eau par mesure ;
Sous nous la trahison, sur nous la calomnie, avec nous la disgrâce de ceux qui demandent toujours de l’argent, le moyen pour tout qui manque ;
Jalousie de la Cour, haine du peuple à qui nous coûtons cher, ennui du Roi,
Tout cela, vous et moi, nous l’avons savouré goutte à goutte.
DOÑA PROUHÈZE
Je me souviens de ce bateau avec mille peines que nous avons réussi à faire entrer pendant le siège.
DON PÉLAGE
… Et qui au lieu de farine ou de douros ne nous apportait que des réprimandes. J’étais un voleur qu’on somme de se justifier.
DOÑA PROUHÈZE
Le lendemain les tribus attaquées par derrière, grâce à ce marabout que nous avions gagné, se dispersaient. J’ai chargé à côté de vous, l’épée nue.
DON PÉLAGE
De tout cela vous aviez assez.
DOÑA PROUHÈZE
Pourquoi me dire cette chose que vous savez injuste ?
DON PÉLAGE
Cependant je vais retourner seul là-bas.
DOÑA PROUHÈZE
Y a-t-il telle urgence que vous partiez ?
DON PÉLAGE
Les nouvelles qui nous avaient rappelés d’Espagne ne sont pas meilleures. Je n’ai déjà perdu que trop mon temps.
Et l’honneur me commande de poursuivre jusqu’à la mort une œuvre à laquelle je ne crois plus.
DOÑA PROUHÈZE
Quoi, vous ne croyez plus à l’Afrique ?
DON PÉLAGE
J’ai vu la vérité tout à coup. L’Afrique aussi fait partie de ces choses auxquelles je ne crois plus.
Silence.
DOÑA PROUHÈZE
Pourtant, moins perfide que d’autres, elle ne vous avait pas déçu. Vous saviez quels rivages vous abordiez.
DON PÉLAGE
Oui, je l’ai aimée. J’ai désiré sa face sans espoir. C’est pour elle, dès que le Roi l’a permis, que j’ai quitté mon cheval de Juge errant.
Comme mes aïeux regardaient Grenade… (plus bas) comme mes aïeux regardaient Grenade…
(Il se tait longuement et pense.)
Comme mes aïeux regardaient Grenade, c’est ainsi que je regarde les remparts de fer de cette autre Arabie fermée et vide que les Légions de Satan essayent de nous interdire, comme si les damnés seuls étaient capables d’habiter la flamme !
Là, dans la plus grande lumière que cette chair puisse tolérer, proclamer qu’il y a un autre Dieu qu’Allah et que Mahomet n’est pas son prophète !
La croisade n’a pas cessé pour moi. Dieu n’a pas fait l’homme pour vivre seul.
À défaut de cette femme, il ne faut pas lâcher cet ennemi qu’il m’a donné. Il ne faut pas que le Maure et l’Espagnol oublient qu’ils ont été faits l’un pour l’autre ;
Pas que l’étreinte cesse de ces deux cœurs qui dans une lutte farouche ont battu si longtemps l’un contre l’autre.
Le vent !
(Silence. Coup de vent qui fait battre la fenêtre. À demi-voix, levant le doigt :)
Mais j’entends le vent d’automne à grand bruit qui balaye la terre et la mer.
Il se tait tout à coup. Et alors, oui ? ce faible grillon qui essaye de reprendre sa chanson des jours d’été…
On sent bien que ce ne sera pas pour longtemps.
DOÑA PROUHÈZE
Vous ne croyez plus à votre vocation ?
DON PÉLAGE
J’ai été l’ouvrier d’un rêve.
DOÑA PROUHÈZE
Il n’y a que la femme qui ne soit pas un rêve ? Toujours ça ! Qu’est-ce que la femme, faible créature ? ce n’est pas à cause d’une femme que la vie perd son goût.
Ah ! si j’étais un homme, ce n’est pas une femme qui me ferait renoncer à l’Afrique ! Voilà une chose qui résiste ! Il y en a pour toute la vie !
DON PÉLAGE
Est-ce que vous espérez la vaincre ?
DOÑA PROUHÈZE
C’est de ne rien espérer qui est beau ! c’est de savoir qu’on en a pour toujours !
Rien que tenir son ennemi à la gorge, ce n’est pas assez ! Il est arrêté ! Et non seulement il nous oblige à donner tout ce qu’il y a de force en nous,
Mais nous sentons que lui-même en a assez pour en demander trois ou quatre fois plus. Toujours quelque chose de nouveau à attendre.
DON PÉLAGE
À quoi bon tout ce labeur inutile ? m’a dit le Seigneur Chancelier.
L’Espagne est pauvre. Tout cet argent que vous me faites répandre sur un sable stérile,
Il fleurirait ici même en routes, en canaux, en troupes d’enfants joyeux.
DOÑA PROUHÈZE
Ainsi parlent les protestants dont l’affaire est de se nourrir et de s’enrichir et qui veulent tout de suite leur récompense.
Mais vous m’avez appris à penser : Malheur à celui qui se regarde lui-même !
DON PÉLAGE
Qu’est-ce donc qu’il faut regarder ?
DOÑA PROUHÈZE
Dites-le vous-même.
DON PÉLAGE
Cet ennemi que Dieu m’a donné.
DOÑA PROUHÈZE
Telle est votre part sur la terre.
DON PÉLAGE
Ce n’est pas mon ennemi que je regarde en ce moment.
Silence.
DOÑA PROUHÈZE, se retournant lentement vers lui.
Regardez-moi donc. Pourquoi vos yeux aussi ne seraient-ils pas faits pour voir des choses impossibles ?
Est-ce bien toujours moi ? Regardez ! Il n’y a pas un mouvement de mon corps qui ne vous dise que je ne suis plus à vous.
DON PÉLAGE
Vous êtes à moi tant que vous êtes capable de me rendre service.
DOÑA PROUHÈZE
Quel service ? Quand celui-ci même
(Elle élève la main vers la fenêtre.)
Je le vois mourir sous mes yeux !
DON PÉLAGE
Estimez-vous que ce serait un service de l’empêcher de mourir ?
DOÑA PROUHÈZE
Je ne veux pas qu’il meure !
DON PÉLAGE
Quelle alternative avez-vous à proposer ? Quel genre de bonheur seriez-vous capable de lui apporter s’il vivait ?
DOÑA PROUHÈZE
Je n’apporte qu’une seule parole…
DON PÉLAGE
Quelle parole ?
DOÑA PROUHÈZE
… Telle qu’elle l’empêchera d’en entendre désormais toute autre.
DON PÉLAGE
La mort n’en fera-t-elle pas autant ?
DOÑA PROUHÈZE
Mon âme, s’il la possédait, je sais qu’elle l’empêcherait de mourir. Car quand est-ce que je cesserai d’avoir besoin de lui ?
DON PÉLAGE
Ton âme, pour qu’il la possède, il faudrait que tu fusses capable de la donner.
DOÑA PROUHÈZE
Si je me donne, est-ce autrement que tout entière ?
DON PÉLAGE
Non pas entière.
DOÑA PROUHÈZE, lentement.
Non pas entière, non pas entière !
Ah ! parole trop vraie ! dure et véridique parole !
DON PÉLAGE
Vous ne pouvez donner à un autre ce que vous avez remis une fois pour toutes
À Dieu de qui j’ai reçu mandat en ce qui concerne votre personne.
DOÑA PROUHÈZE, à voix basse.
Dieu… Dieu… Une fois pour toutes… une fois pour toutes…
DON PÉLAGE
Ce que vous lui remettrez, ce n’est plus vous-même,
Ce n’est plus l’enfant de Dieu, ce n’est plus la créature de Dieu.
À la place du salut vous ne pouvez lui donner que le plaisir.
Ce n’est plus vous-même, c’est cette chose à la place qui est l’œuvre de vous-même, cette idole de chair vivante.
Vous ne lui suffirez pas. Vous ne pouvez lui donner que des choses limitées.
DOÑA PROUHÈZE
Le désir que j’ai de lui ne l’est pas.
DON PÉLAGE
Vous-même, que lui demandez-vous ? et qu’êtes-vous capable de lui donner en retour ?
DOÑA PROUHÈZE
Rien qui puisse lui suffire, afin qu’il ne cesse pas de me désirer !
DON PÉLAGE
C’est le désir des damnés.
DOÑA PROUHÈZE
Un tel désir m’a-t-il été donné pour le mal ? Une chose si fondamentale, comment peut-elle être mauvaise ?
DON PÉLAGE
Ce qui ne fait aucun bien ne peut être que mauvais.
DOÑA PROUHÈZE
Il est vrai que je n’ai été faite que pour sa perte ?
DON PÉLAGE
Non, Prouhèze. Pourquoi ne seriez-vous pas capable de lui faire du bien ?
DOÑA PROUHÈZE
Quel bien ?
DON PÉLAGE
Ce qui est bien, c’est cela qui lui fera du bien.
DOÑA PROUHÈZE
Il vaut mieux faire du mal que d’être inutile
Dans ce jardin où vous m’avez enfermée.
DON PÉLAGE
C’est vrai.
Il n’y a qu’un certain château, que je connais, où il fait bon d’être enfermée.
DOÑA PROUHÈZE
Quel château ?
DON PÉLAGE
Un château que le Roi vous a donné à tenir jusqu’à la mort.
C’est cela que je suis venu vous annoncer, Prouhèze, un devoir à la mesure de votre âme :
Il faut plutôt mourir que d’en rendre les clefs.
DOÑA PROUHÈZE
Mourir, dites-vous, Seigneur ?
DON PÉLAGE
Je savais avec ce mot que je trouverais l’oreille de votre cœur. – Mais vivre sera plus dur.
DOÑA PROUHÈZE
C’est à moi que le Roi donne ce château ?
DON PÉLAGE
C’est moi qui vous le donne en son nom.
DOÑA PROUHÈZE
Quel est-il ?
DON PÉLAGE
C’est Mogador en Afrique.
DOÑA PROUHÈZE
Cette place que Don Camille a conquise et qu’il tient actuellement ?
DON PÉLAGE
Oui, je me méfie de cet officier. Vous aurez à prendre sa place et le ferez votre lieutenant.
DOÑA PROUHÈZE
Vous ne viendrez pas avec moi ?
DON PÉLAGE
Je ne puis. Il me faut garder les places du Nord.
DOÑA PROUHÈZE
Que me donnerez-vous pour m’aider dans la tâche ?
DON PÉLAGE
Pas un homme et pas un sou.
DOÑA PROUHÈZE
Savez-vous ces choses que Don Camille m’a dites et que j’ai écoutées, la veille de son départ ?
DON PÉLAGE
Je puis les imaginer.
DOÑA PROUHÈZE
Combien de temps devrai-je garder votre château ?
DON PÉLAGE
Tout le temps qu’il faudra.
DOÑA PROUHÈZE
Avez-vous une telle confiance en moi ?
DON PÉLAGE
Oui.
DOÑA PROUHÈZE
Je suis une femme. C’est moi qui devrai garder cette place perdue entre la mer et le sable ?
Et cela aux côtés d’un traître qui n’a désir que de vous outrager ?
DON PÉLAGE
Je n’ai personne d’autre.
DOÑA PROUHÈZE
Je ne puis accepter cette tâche.
DON PÉLAGE
Je sais que vous l’avez déjà acceptée.
DOÑA PROUHÈZE
Laissez-moi le temps de réfléchir.
DON PÉLAGE
Les chevaux sont prêts. Debout ! Allez mettre un autre costume.