SCÈNE IV

DON PÉLAGE, DOÑA PROUHÈZE.

Une autre pièce dans le château de X…

(En réalité, il n’y a pas de changement de scène.)

Doña Honoria est sortie. Don Pélage est passé derrière un rideau, puis est revenu se placer debout au fond de la scène. Les machinistes sont venus apporter sur le devant de la scène un métier à tapisserie où se trouve tendue une chasuble, une partie roulée, une partie visible montrant la tête du Crucifix. Doña Prouhèze est entrée par le côté de la scène et travaille à la tapisserie, tournant le dos à Don Pélage.

DON PÉLAGE

Quoi de plus naturel ? ce malentendu lamentable,

Cette attaque stupide de l’auberge où mon pauvre Balthazar, en vous défendant, car il croyait vous défendre,

A trouvé le trépas…

(Elle tressaille et semble vouloir parler, mais ne dit rien et retombe dans son apathie.)

Je vous loue de vous être échappée.

Appelons providentielle également la rencontre de ces secourables cavaliers qui vous ont permis de fuir jusqu’à cette sûre demeure,

Où sous l’aile de notre respectée parente, Doña Honoria… – Oui, elle est un peu notre alliée par les anciens souverains de Léon d’où je descends, vous vous en êtes souvenue à propos.

DOÑA PROUHÈZE, à voix basse.

Je vous attendais.

DON PÉLAGE

Il y a cela.

— De plus, à la pensée de cette Afrique de nouveau où jadis vous avez goûté avec moi…

Comment s’étonner que votre cœur ait défailli ?

(Court mouvement de Prouhèze.)

La guerre continuelle et sans espoir, l’Islam, comme une entreprise dans un pays maudit contre des peuples fascinés, l’eau par mesure ;

Sous nous la trahison, sur nous la calomnie, avec nous la disgrâce de ceux qui demandent toujours de l’argent, le moyen pour tout qui manque ;

Jalousie de la Cour, haine du peuple à qui nous coûtons cher, ennui du Roi,

Tout cela, vous et moi, nous l’avons savouré goutte à goutte.

DOÑA PROUHÈZE

Je me souviens de ce bateau avec mille peines que nous avons réussi à faire entrer pendant le siège.

DON PÉLAGE

… Et qui au lieu de farine ou de douros ne nous apportait que des réprimandes. J’étais un voleur qu’on somme de se justifier.

DOÑA PROUHÈZE

Le lendemain les tribus attaquées par derrière, grâce à ce marabout que nous avions gagné, se dispersaient. J’ai chargé à côté de vous, l’épée nue.

DON PÉLAGE

De tout cela vous aviez assez.

DOÑA PROUHÈZE

Pourquoi me dire cette chose que vous savez injuste ?

DON PÉLAGE

Cependant je vais retourner seul là-bas.

DOÑA PROUHÈZE

Y a-t-il telle urgence que vous partiez ?

DON PÉLAGE

Les nouvelles qui nous avaient rappelés d’Espagne ne sont pas meilleures. Je n’ai déjà perdu que trop mon temps.

Et l’honneur me commande de poursuivre jusqu’à la mort une œuvre à laquelle je ne crois plus.

DOÑA PROUHÈZE

Quoi, vous ne croyez plus à l’Afrique ?

DON PÉLAGE

J’ai vu la vérité tout à coup. L’Afrique aussi fait partie de ces choses auxquelles je ne crois plus.

Silence.

DOÑA PROUHÈZE

Pourtant, moins perfide que d’autres, elle ne vous avait pas déçu. Vous saviez quels rivages vous abordiez.

DON PÉLAGE

Oui, je l’ai aimée. J’ai désiré sa face sans espoir. C’est pour elle, dès que le Roi l’a permis, que j’ai quitté mon cheval de Juge errant.

Comme mes aïeux regardaient Grenade… (plus bas) comme mes aïeux regardaient Grenade…

(Il se tait longuement et pense.)

Comme mes aïeux regardaient Grenade, c’est ainsi que je regarde les remparts de fer de cette autre Arabie fermée et vide que les Légions de Satan essayent de nous interdire, comme si les damnés seuls étaient capables d’habiter la flamme !

Là, dans la plus grande lumière que cette chair puisse tolérer, proclamer qu’il y a un autre Dieu qu’Allah et que Mahomet n’est pas son prophète !

La croisade n’a pas cessé pour moi. Dieu n’a pas fait l’homme pour vivre seul.

À défaut de cette femme, il ne faut pas lâcher cet ennemi qu’il m’a donné. Il ne faut pas que le Maure et l’Espagnol oublient qu’ils ont été faits l’un pour l’autre ;

Pas que l’étreinte cesse de ces deux cœurs qui dans une lutte farouche ont battu si longtemps l’un contre l’autre.

Le vent !

(Silence. Coup de vent qui fait battre la fenêtre. À demi-voix, levant le doigt :)

Mais j’entends le vent d’automne à grand bruit qui balaye la terre et la mer.

Il se tait tout à coup. Et alors, oui ? ce faible grillon qui essaye de reprendre sa chanson des jours d’été…

On sent bien que ce ne sera pas pour longtemps.

DOÑA PROUHÈZE

Vous ne croyez plus à votre vocation ?

DON PÉLAGE

J’ai été l’ouvrier d’un rêve.

DOÑA PROUHÈZE

Il n’y a que la femme qui ne soit pas un rêve ? Toujours ça ! Qu’est-ce que la femme, faible créature ? ce n’est pas à cause d’une femme que la vie perd son goût.

Ah ! si j’étais un homme, ce n’est pas une femme qui me ferait renoncer à l’Afrique ! Voilà une chose qui résiste ! Il y en a pour toute la vie !

DON PÉLAGE

Est-ce que vous espérez la vaincre ?

DOÑA PROUHÈZE

C’est de ne rien espérer qui est beau ! c’est de savoir qu’on en a pour toujours !

Rien que tenir son ennemi à la gorge, ce n’est pas assez ! Il est arrêté ! Et non seulement il nous oblige à donner tout ce qu’il y a de force en nous,

Mais nous sentons que lui-même en a assez pour en demander trois ou quatre fois plus. Toujours quelque chose de nouveau à attendre.

DON PÉLAGE

À quoi bon tout ce labeur inutile ? m’a dit le Seigneur Chancelier.

L’Espagne est pauvre. Tout cet argent que vous me faites répandre sur un sable stérile,

Il fleurirait ici même en routes, en canaux, en troupes d’enfants joyeux.

DOÑA PROUHÈZE

Ainsi parlent les protestants dont l’affaire est de se nourrir et de s’enrichir et qui veulent tout de suite leur récompense.

Mais vous m’avez appris à penser : Malheur à celui qui se regarde lui-même !

DON PÉLAGE

Qu’est-ce donc qu’il faut regarder ?

DOÑA PROUHÈZE

Dites-le vous-même.

DON PÉLAGE

Cet ennemi que Dieu m’a donné.

DOÑA PROUHÈZE

Telle est votre part sur la terre.

DON PÉLAGE

Ce n’est pas mon ennemi que je regarde en ce moment.

Silence.

DOÑA PROUHÈZE, se retournant lentement vers lui.

Regardez-moi donc. Pourquoi vos yeux aussi ne seraient-ils pas faits pour voir des choses impossibles ?

Est-ce bien toujours moi ? Regardez ! Il n’y a pas un mouvement de mon corps qui ne vous dise que je ne suis plus à vous.

DON PÉLAGE

Vous êtes à moi tant que vous êtes capable de me rendre service.

DOÑA PROUHÈZE

Quel service ? Quand celui-ci même

(Elle élève la main vers la fenêtre.)

Je le vois mourir sous mes yeux !

DON PÉLAGE

Estimez-vous que ce serait un service de l’empêcher de mourir ?

DOÑA PROUHÈZE

Je ne veux pas qu’il meure !

DON PÉLAGE

Quelle alternative avez-vous à proposer ? Quel genre de bonheur seriez-vous capable de lui apporter s’il vivait ?

DOÑA PROUHÈZE

Je n’apporte qu’une seule parole…

DON PÉLAGE

Quelle parole ?

DOÑA PROUHÈZE

… Telle qu’elle l’empêchera d’en entendre désormais toute autre.

DON PÉLAGE

La mort n’en fera-t-elle pas autant ?

DOÑA PROUHÈZE

Mon âme, s’il la possédait, je sais qu’elle l’empêcherait de mourir. Car quand est-ce que je cesserai d’avoir besoin de lui ?

DON PÉLAGE

Ton âme, pour qu’il la possède, il faudrait que tu fusses capable de la donner.

DOÑA PROUHÈZE

Si je me donne, est-ce autrement que tout entière ?

DON PÉLAGE

Non pas entière.

DOÑA PROUHÈZE, lentement.

Non pas entière, non pas entière !

Ah ! parole trop vraie ! dure et véridique parole !

DON PÉLAGE

Vous ne pouvez donner à un autre ce que vous avez remis une fois pour toutes

À Dieu de qui j’ai reçu mandat en ce qui concerne votre personne.

DOÑA PROUHÈZE, à voix basse.

Dieu… Dieu… Une fois pour toutes… une fois pour toutes…

DON PÉLAGE

Ce que vous lui remettrez, ce n’est plus vous-même,

Ce n’est plus l’enfant de Dieu, ce n’est plus la créature de Dieu.

À la place du salut vous ne pouvez lui donner que le plaisir.

Ce n’est plus vous-même, c’est cette chose à la place qui est l’œuvre de vous-même, cette idole de chair vivante.

Vous ne lui suffirez pas. Vous ne pouvez lui donner que des choses limitées.

DOÑA PROUHÈZE

Le désir que j’ai de lui ne l’est pas.

DON PÉLAGE

Vous-même, que lui demandez-vous ? et qu’êtes-vous capable de lui donner en retour ?

DOÑA PROUHÈZE

Rien qui puisse lui suffire, afin qu’il ne cesse pas de me désirer !

DON PÉLAGE

C’est le désir des damnés.

DOÑA PROUHÈZE

Un tel désir m’a-t-il été donné pour le mal ? Une chose si fondamentale, comment peut-elle être mauvaise ?

DON PÉLAGE

Ce qui ne fait aucun bien ne peut être que mauvais.

DOÑA PROUHÈZE

Il est vrai que je n’ai été faite que pour sa perte ?

DON PÉLAGE

Non, Prouhèze. Pourquoi ne seriez-vous pas capable de lui faire du bien ?

DOÑA PROUHÈZE

Quel bien ?

DON PÉLAGE

Ce qui est bien, c’est cela qui lui fera du bien.

DOÑA PROUHÈZE

Il vaut mieux faire du mal que d’être inutile

Dans ce jardin où vous m’avez enfermée.

DON PÉLAGE

C’est vrai.

Il n’y a qu’un certain château, que je connais, où il fait bon d’être enfermée.

DOÑA PROUHÈZE

Quel château ?

DON PÉLAGE

Un château que le Roi vous a donné à tenir jusqu’à la mort.

C’est cela que je suis venu vous annoncer, Prouhèze, un devoir à la mesure de votre âme :

Il faut plutôt mourir que d’en rendre les clefs.

DOÑA PROUHÈZE

Mourir, dites-vous, Seigneur ?

DON PÉLAGE

Je savais avec ce mot que je trouverais l’oreille de votre cœur. – Mais vivre sera plus dur.

DOÑA PROUHÈZE

C’est à moi que le Roi donne ce château ?

DON PÉLAGE

C’est moi qui vous le donne en son nom.

DOÑA PROUHÈZE

Quel est-il ?

DON PÉLAGE

C’est Mogador en Afrique.

DOÑA PROUHÈZE

Cette place que Don Camille a conquise et qu’il tient actuellement ?

DON PÉLAGE

Oui, je me méfie de cet officier. Vous aurez à prendre sa place et le ferez votre lieutenant.

DOÑA PROUHÈZE

Vous ne viendrez pas avec moi ?

DON PÉLAGE

Je ne puis. Il me faut garder les places du Nord.

DOÑA PROUHÈZE

Que me donnerez-vous pour m’aider dans la tâche ?

DON PÉLAGE

Pas un homme et pas un sou.

DOÑA PROUHÈZE

Savez-vous ces choses que Don Camille m’a dites et que j’ai écoutées, la veille de son départ ?

DON PÉLAGE

Je puis les imaginer.

DOÑA PROUHÈZE

Combien de temps devrai-je garder votre château ?

DON PÉLAGE

Tout le temps qu’il faudra.

DOÑA PROUHÈZE

Avez-vous une telle confiance en moi ?

DON PÉLAGE

Oui.

DOÑA PROUHÈZE

Je suis une femme. C’est moi qui devrai garder cette place perdue entre la mer et le sable ?

Et cela aux côtés d’un traître qui n’a désir que de vous outrager ?

DON PÉLAGE

Je n’ai personne d’autre.

DOÑA PROUHÈZE

Je ne puis accepter cette tâche.

DON PÉLAGE

Je sais que vous l’avez déjà acceptée.

DOÑA PROUHÈZE

Laissez-moi le temps de réfléchir.

DON PÉLAGE

Les chevaux sont prêts. Debout ! Allez mettre un autre costume.

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