SCÈNE VII

LE ROI, DON PÉLAGE.

Une salle dans le Palais de l’Escurial.

LE ROI

Señor, votre proposition que vous m’avez fait à grand’peine accepter a cessé de me plaire.

Je ne puis laisser ainsi une femme à la tête d’une bande de brigands sur ce château à moitié submergé entre le sable et la mer, entre la trahison et l’Islam.

DON PÉLAGE

L’alternative est d’envoyer des troupes et de l’argent.

LE ROI

Je n’ai point de troupes et d’argent pour l’Afrique.

DON PÉLAGE

Alors que Votre Majesté se résigne à perdre Mogador.

LE ROI

J’aime mieux perdre Mogador que l’âme d’une de mes filles.

DON PÉLAGE

Vive Dieu ! l’âme de Doña Prouhèze ne sera pas perdue ! Elle est en sûreté. À jamais l’âme de Doha Prouhèze ne sera pas perdue !

LE ROI

Qu’est-ce que Mogador après tout ?

DON PÉLAGE

Une grande chose pour moi et pour tant de vos ancêtres qui l’ont convoitée.

LE ROI

Un coin de terre calcinée !

DON PÉLAGE

Juste ce qu’il faut pour que les chrétiens y fassent leur purgatoire.

LE ROI

Entre l’Amérique et ça je ne puis pas hésiter.

DON PÉLAGE

Vous avez vu Don Rodrigue ?

LE ROI

Je l’ai vu.

DON PÉLAGE

Prêt enfin à partir pour l’Amérique ?

LE ROI

Il est prêt si je donne l’ordre à Doña Prouhèze de revenir.

DON PÉLAGE

Le conseil suffit. Laissez à Doña Prouhèze le mérite de décider.

LE ROI

Je le veux. Et ce sera Rodrigue lui-même en route pour son Gouvernement qui sera chargé de porter ma lettre et celle que vous y joindrez.

DON PÉLAGE

Pourquoi Rodrigue ?

LE ROI

Craignez-vous pour la vertu de votre femme ?

DON PÉLAGE

Pourquoi cette torture inutile ?

LE ROI

Pourquoi inutile ? pourquoi essayerais-je de la lui épargner ?

Je veux qu’il revoie le visage de la femme qu’il aime une fois encore en cette vie ! qu’il la regarde et qu’il s’en soûle et qu’il l’emporte avec lui !

Qu’ils se regardent une bonne fois face à face !

Qu’il la sache qui l’aime, et qu’il l’ait à sa seule volonté et qu’il s’en sépare par sa propre et pure volonté,

Pour toujours et ne plus la revoir jamais !

DON PÉLAGE

Si vous le plongez en enfer, ne craignez-vous pas qu’il y reste ?

LE ROI

Tant pis ! Lui-même l’a voulu, je ne vois aucun moyen de l’épargner.

Je veux lui fourrer d’un seul coup dans le cœur tant de combustible qu’il en ait pour toute la vie !

Au-dessus de ce monde là-bas qui est en proie à l’autre, d’un monde à l’état de bouillonnement et de chaos, au milieu de cet énorme tas de matière toute croulante et incertaine,

Il me faut une âme absolument incapable d’être étouffée, il me faut un tel feu qu’il consume en un instant toutes les tentations comme de la paille,

Nettoyé pour toujours de la cupidité et de la luxure.

Je me plais à ce cœur qui brûle et à cet esprit dévorant, à ce grief éternel qui ne laisse à l’esprit point de repos.

Oui, s’il n’y avait pas eu cet amour, il m’aurait fallu y suppléer moi-même par quelque grande injustice.

DON PÉLAGE

Un autre que moi pourrait vous dire : Mais quoi, s’il succombe ?

LE ROI

S’il succombe, eh bien ! décidément, ce n’était pas l’homme qu’il me fallait et j’en trouverai un autre.

DON PÉLAGE

Pour tant de travail et de souffrance, quelle sera la récompense que vous lui réservez ?

LE ROI

Mon fils, ce sera la seule qu’il attende et qui soit digne de lui : l’ingratitude.

DON PÉLAGE

Que Rodrigue parte donc et comme Votre Majesté m’y invite j’oserai joindre ma lettre à la sienne.

LE ROI

Pardonnez-moi cette épreuve à laquelle je suis forcé de mettre Doña Prouhèze.

DON PÉLAGE

Sire, je ne crains rien pour elle.

LE ROI

Du moins vous allez revoir votre épouse.

DON PÉLAGE

Je ne reverrai plus Doña Prouhèze en cette vie.

LE ROI

Quoi ! Pensez-vous qu’elle n’obéisse pas à ce conseil que Nous-Même et vous avec moi lui donnons et que Rodrigue lui porte ?

DON PÉLAGE

Oui, je le pense.

LE ROI

Cet exil a-t-il pour elle tant de charmes ?

DON PÉLAGE

Un exil du moins qui l’éloigne de moi.

LE ROI

Mais Rodrigue s’en va de son côté.

DON PÉLAGE

Tant pis ! elle a trouvé son destin et son destin l’a trouvée ;

Qui l’a une fois connue ne s’en sépare pas aisément,

Cette adjonction à notre vœu secret des ailes de la Destinée.

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