LE ROI, DON PÉLAGE.
Une salle dans le Palais de l’Escurial.
LE ROI
Señor, votre proposition que vous m’avez fait à grand’peine accepter a cessé de me plaire.
Je ne puis laisser ainsi une femme à la tête d’une bande de brigands sur ce château à moitié submergé entre le sable et la mer, entre la trahison et l’Islam.
DON PÉLAGE
L’alternative est d’envoyer des troupes et de l’argent.
LE ROI
Je n’ai point de troupes et d’argent pour l’Afrique.
DON PÉLAGE
Alors que Votre Majesté se résigne à perdre Mogador.
LE ROI
J’aime mieux perdre Mogador que l’âme d’une de mes filles.
DON PÉLAGE
Vive Dieu ! l’âme de Doña Prouhèze ne sera pas perdue ! Elle est en sûreté. À jamais l’âme de Doha Prouhèze ne sera pas perdue !
LE ROI
Qu’est-ce que Mogador après tout ?
DON PÉLAGE
Une grande chose pour moi et pour tant de vos ancêtres qui l’ont convoitée.
LE ROI
Un coin de terre calcinée !
DON PÉLAGE
Juste ce qu’il faut pour que les chrétiens y fassent leur purgatoire.
LE ROI
Entre l’Amérique et ça je ne puis pas hésiter.
DON PÉLAGE
Vous avez vu Don Rodrigue ?
LE ROI
Je l’ai vu.
DON PÉLAGE
Prêt enfin à partir pour l’Amérique ?
LE ROI
Il est prêt si je donne l’ordre à Doña Prouhèze de revenir.
DON PÉLAGE
Le conseil suffit. Laissez à Doña Prouhèze le mérite de décider.
LE ROI
Je le veux. Et ce sera Rodrigue lui-même en route pour son Gouvernement qui sera chargé de porter ma lettre et celle que vous y joindrez.
DON PÉLAGE
Pourquoi Rodrigue ?
LE ROI
Craignez-vous pour la vertu de votre femme ?
DON PÉLAGE
Pourquoi cette torture inutile ?
LE ROI
Pourquoi inutile ? pourquoi essayerais-je de la lui épargner ?
Je veux qu’il revoie le visage de la femme qu’il aime une fois encore en cette vie ! qu’il la regarde et qu’il s’en soûle et qu’il l’emporte avec lui !
Qu’ils se regardent une bonne fois face à face !
Qu’il la sache qui l’aime, et qu’il l’ait à sa seule volonté et qu’il s’en sépare par sa propre et pure volonté,
Pour toujours et ne plus la revoir jamais !
DON PÉLAGE
Si vous le plongez en enfer, ne craignez-vous pas qu’il y reste ?
LE ROI
Tant pis ! Lui-même l’a voulu, je ne vois aucun moyen de l’épargner.
Je veux lui fourrer d’un seul coup dans le cœur tant de combustible qu’il en ait pour toute la vie !
Au-dessus de ce monde là-bas qui est en proie à l’autre, d’un monde à l’état de bouillonnement et de chaos, au milieu de cet énorme tas de matière toute croulante et incertaine,
Il me faut une âme absolument incapable d’être étouffée, il me faut un tel feu qu’il consume en un instant toutes les tentations comme de la paille,
Nettoyé pour toujours de la cupidité et de la luxure.
Je me plais à ce cœur qui brûle et à cet esprit dévorant, à ce grief éternel qui ne laisse à l’esprit point de repos.
Oui, s’il n’y avait pas eu cet amour, il m’aurait fallu y suppléer moi-même par quelque grande injustice.
DON PÉLAGE
Un autre que moi pourrait vous dire : Mais quoi, s’il succombe ?
LE ROI
S’il succombe, eh bien ! décidément, ce n’était pas l’homme qu’il me fallait et j’en trouverai un autre.
DON PÉLAGE
Pour tant de travail et de souffrance, quelle sera la récompense que vous lui réservez ?
LE ROI
Mon fils, ce sera la seule qu’il attende et qui soit digne de lui : l’ingratitude.
DON PÉLAGE
Que Rodrigue parte donc et comme Votre Majesté m’y invite j’oserai joindre ma lettre à la sienne.
LE ROI
Pardonnez-moi cette épreuve à laquelle je suis forcé de mettre Doña Prouhèze.
DON PÉLAGE
Sire, je ne crains rien pour elle.
LE ROI
Du moins vous allez revoir votre épouse.
DON PÉLAGE
Je ne reverrai plus Doña Prouhèze en cette vie.
LE ROI
Quoi ! Pensez-vous qu’elle n’obéisse pas à ce conseil que Nous-Même et vous avec moi lui donnons et que Rodrigue lui porte ?
DON PÉLAGE
Oui, je le pense.
LE ROI
Cet exil a-t-il pour elle tant de charmes ?
DON PÉLAGE
Un exil du moins qui l’éloigne de moi.
LE ROI
Mais Rodrigue s’en va de son côté.
DON PÉLAGE
Tant pis ! elle a trouvé son destin et son destin l’a trouvée ;
Qui l’a une fois connue ne s’en sépare pas aisément,
Cette adjonction à notre vœu secret des ailes de la Destinée.