SCÈNE XIV

LA LUNE.

L’Ombre disparaît et l’écran n’est plus occupé pendant toute la durée de cette scène que par une palme de plus en plus indistincte et qui remue faiblement.

LA LUNE

L’Ombre Double s’est disjointe sur le mur qui au fond de cette prison correspond à ma présence en haut du ciel,

Et à la place de ce rameau unique qui s’en détachait, de ce bras nu d’une femme avec la main au bout qui remuait lentement et faiblement,

Il n’y a plus que cette palme que le vent de la mer par reprises après de longs suspens fait remuer et qui tremble,

Libre et cependant captive, réelle sans poids.

Pauvre plante ! N’en a-t-elle pas eu assez tout le jour à se défendre contre le soleil ?

Il était temps que j’arrive. C’est bon ! Ah ! qu’il est doux de dormir avec moi !

Je suis là de toutes parts en elle, hors d’elle, mais la créature que j’aime, comme elle sait que ma lumière n’est propre qu’à son obscurité !

Elle n’a plus rien à faire, elle n’est pas sans cesse occupée à remplacer ce que la vie lui ôte,

Elle cède, elle veut bien, c’est moi qui suis là pour la soutenir, elle sait, elle croit, elle est close,

Elle est pleine, elle flotte, elle dort.

Toutes les créatures à la fois, tous les êtres bons et mauvais sont engloutis dans la miséricorde d’Adonaï !

Ignoreraient-elles cette lumière qui n’est pas faite pour les yeux du corps ?

Une lumière non pas pour être vue mais pour être bue, pour que l’âme vivante y boive, toute âme à l’heure de son repos pour qu’elle y baigne et boive.

Quel silence ! à peine un faible cri par instants, cet oiseau impuissant à se réveiller.

L’heure de la Mer de Lait est à nous ; si l’on me voit si blanche, c’est parce que c’est moi Minuit, le Lac de Lait, les Eaux.

Je touche ceux qui pleurent avec des mains ineffables.

Sœur, pourquoi pleures-tu ? n’est-ce point ta nuit nuptiale aujourd’hui ? regarde le ciel et la terre illuminés ! et où donc pensais-tu la passer avec Rodrigue autre part que sur la croix ?

Voyez-la, vous qui m’écoutez, non pas telle que sur cet écran elle interromprait ma lumière avec son corps,

Ni selon l’épreuve morte que par moments je pourrais tirer de son âme sur cette surface magique,

Il ne s’agit pas de son corps ! mais ce battement sacré par lequel les âmes l’une dans l’autre se connaissent sans intermédiaire, comme le père avec la mère dans la seconde de la conception : c’est ce que je sers à manifester.

Je la dessine avec mes eaux où elle baigne.

Cette crise, cette sortie désespérée tout à coup,

Et tout à coup ce relâchement affreux, cet abîme, ce vide où elle était qu’elle me laisse !

Regardez-la à genoux, cette douleur de femme ensevelie dans la lumière ! Cela n’aurait pas commencé si je ne l’avais baisée dans le milieu du cœur.

Cela a commencé par ces grandes larmes, pareilles aux nausées de l’agonie, qui naissent au-dessous de la pensée, au fond de l’être profondément entaillé,

L’âme qui veut vomir et que le fer pénètre !

Et peut-être qu’elle aurait expiré à ce premier assaut entre mes bras, si pendant l’arrêt de son cœur

(Cependant qu’un grand morceau de mer brille là-bas et qu’une petite voile blanche cingle vers cet Étang de la Mort),

Je ne lui avais présenté ce mot : « Jamais !

« Jamais, Prouhèze ! »

« Jamais ! » crie-t-elle, « c’est là du moins lui et moi une chose que nous pouvons partager, c’est « jamais » qu’il a appris de ma bouche dans ce baiser tout à l’heure en qui nous avons été faits un seul !

« Jamais ! c’est là du moins une espèce d’éternité avec nous qui peut tout de suite commencer.

« Jamais je ne pourrai plus cesser d’être sans lui et jamais il ne pourra plus cesser d’être sans moi.

« Il y a quelqu’un pour toujours de la part de Dieu qui lui interdit la présence de mon corps

« Parce qu’il l’aurait trop aimé. Ah ! je veux lui donner beaucoup plus !

« Que tiendrait-il si je le lui donnais ? comme si ce que je lis dans ses yeux qu’il me demande pouvait avoir une fin !

« Ah ! j’ai de quoi lui fournir ce qu’il me demande !

« Oui, ce n’est pas assez de lui manquer, je veux le trahir,

« C’est cela qu’il a appris de moi dans ce baiser où nos âmes se sont jointes.

« Pourquoi lui refuserais-je ce que son cœur désire ? pourquoi manquerait-il quelque chose à cette mort du moins que je puis lui donner, puisqu’il n’attend point de moi la joie ? Est-ce qu’il m’a épargnée ? pourquoi épargnerais-je ce qu’il y a en lui de plus profond ? pourquoi lui refuserais-je ce coup que je vois dans ses yeux qu’il attend et que je lis déjà au fond de ses yeux sans espoir ?

« Oui, je sais qu’il ne m’épousera que sur la croix et nos âmes l’une à l’autre dans la mort et dans la nuit hors de tout motif humain !

« Si je ne puis être son paradis, du moins je puis être sa croix ! Pour que son âme avec son corps y soit écartelée je vaux bien ces deux morceaux de bois qui se traversent !

« Puisque je ne puis lui donner le ciel, du moins je puis l’arracher à la terre. Moi seule puis lui fournir une insuffisance à la mesure de son désir !

« Moi seule étais capable de le priver de lui-même.

« Il n’y a pas une région de son âme et pas une fibre de son corps dont je ne sente qu’elle est faite pour être fixée à moi, il n’y a rien dans son corps et dans cette âme qui a fait son corps que je ne sois capable de tenir avec moi pour toujours dans le sommeil de la douleur,

« Comme Adam, quand il dormit, la première femme.

« Quand je le tiendrai ainsi par tous les bouts de son corps et par toute la texture de sa chair et de sa personne par le moyen de ces clous en moi profondément enfoncés,

« Quand il n’y aura plus aucun moyen de s’échapper, quand il sera fixé à moi pour toujours dans cet impossible hymen, quand il n’y aura plus moyen de s’arracher à ce cric de ma chair puissante et à ce vide impitoyable, quand je lui aurai prouvé son néant avec le mien, quand il n’y aura plus dans son néant de secret que le mien ne soit capable de vérifier,

« C’est alors que je le donnerai à Dieu découvert et déchiré pour qu’il le remplisse dans un coup de tonnerre, c’est alors que j’aurai un époux et que je tiendrai un dieu entre mes bras !

« Mon Dieu, je verrai sa joie ! je le verrai avec Vous et c’est moi qui en serai la cause !

« Il a demandé Dieu à une femme et elle était capable de le lui donner, car il n’y a rien au ciel et sur la terre que l’amour ne soit capable de donner ! »

Telles sont les choses dans son délire qu’elle dit et elle ne s’aperçoit pas qu’elles sont déjà passées et qu’elle-même pour toujours en un moment

Passe en ce lieu où elles sont passées, –

Il n’y a plus que la paix,

L’heure est minuit, – et que cette coupe de délices est pleine jusqu’aux bords que Dieu présente à toutes ses créatures.

Elle parle et je lui baise le cœur !

Et quant à ce navigateur dont tant de fois l’ouvrage confus de l’ouragan n’a pu retenir l’ardente navette empressée à mettre un fil entre les deux mondes,

Il dort les voiles repliées, il roule au fond de mon gisement le plus perdu,

Le sommeil sans bords d’Adam et de Noé.

Car comme Adam dormait quand la femme lui fut enlevée du cœur, n’est-il pas juste que de nouveau il

Dorme en ce jour de ses noces où elle lui est rendue et succombe à la plénitude ?

Pourquoi être ailleurs désormais ?

Non point sommeil, ce qu’il dort est la prélibation d’un autre système.

Lorsque sa coupe est pleine, – et ne l’ai-je point remplie ? – ne serait-il pas ivre ? Il n’en faut pas une seconde, elle a suffi !

On ne peut mourir sans toucher au-delà de la vie.

Et lorsque son âme s’est séparée de lui dans ce baiser, lorsque sans corps elle en rejoignait une autre, qui pouvait dire qu’il restait vivant ?

À quelle époque et comment la chose s’est-elle passée, il ne sait plus ; en avant et derrière, le passé et l’avenir ont été également détruits. Tout ce qui pouvait être donné, c’est fait. Un des côtés par où l’être est limité a disparu. En un lieu où il n’y avait plus de retour.

Rodrigue, et cependant entends-tu cette voix qui te dit : « Rodrigue » ?

Le connais-tu à présent que l’homme et la femme ne pouvaient s’aimer ailleurs que dans le paradis ?

« Ce paradis que Dieu ne m’a pas ouvert et que tes bras pour moi ont refait un court moment, ah ! femme, tu ne me le donnes que pour me communiquer que j’en suis exclu.

« Chacun de tes baisers me donne un paradis dont je sais qu’il m’est interdit.

« Où tu es il y a l’impuissance désormais pour moi d’échapper à ce paradis de torture, à cette patrie de toutes parts, à chaque coup, qui me pénètre et dont je suis forclos.

« Ô femme, tu l’as découverte, cette place que tu ne pouvais en moi atteindre que les yeux fermés ! La voilà donc au fond de moi, cette blessure que tu ne pouvais me faire que les yeux fermés !

« C’est toi qui m’ouvres le paradis et c’est toi qui m’empêches d’y rester. Comment serais-je avec tout quand tu me refuses d’être autre part qu’avec toi ?

« Chaque pulsation de ton cœur avec moi me rend le supplice, cette impuissance à échapper au paradis dont tu fais que je suis exclu.

« Ah ! c’est en cette blessure que je te retrouve ! C’est par elle que je me nourris de toi comme la lampe fait de l’huile,

« De cette huile dont brûlera éternellement cette lampe qui ne réussit pas à en faire de la lumière. »

Il parle et je lui baise le cœur.

FIN DE LA DEUXIÈME JOURNÉE.

Share on Twitter Share on Facebook