SCÈNE III

DON CAMILLE, DOÑA PROUHÈZE.

Une autre partie du même jardin. Midi. La longue muraille d’un côté à l’autre de la scène d’une espèce de charmille formée de plantes aux feuilles épaisses. Obscurité résultant de l’ombre d’arbres compacts. Par quelques interstices passent cependant des rayons de soleil qui font des taches ardentes sur le sol.

Du côté invisible de la charmille et ne laissant paraître à travers les feuilles pendant qu’elle marche au côté de Don Camille que des éclairs de sa robe rouge, Doña Prouhèze. Du côté visible Don Camille.

DON CAMILLE

Je suis reconnaissant à Votre Seigneurie de m’avoir permis de lui dire adieu.

DOÑA PROUHÈZE

Je ne vous ai rien permis et Don Pélage ne m’a rien défendu.

DON CAMILLE

Cette charmille entre nous prouve que vous ne voulez pas me voir.

DOÑA PROUHÈZE

N’est-ce pas assez que je vous entende ?

DON CAMILLE

Où je suis je n’importunerai plus souvent Monsieur le Capitaine général.

DOÑA PROUHÈZE

Vous retournerez là-bas à Mogador ?

DON CAMILLE

C’est le bon côté du pays, loin de Ceuta et de ses bureaux, loin de cette grosse peinture bleue où la rame des galions en blanc écrit incessamment le nom du Roi d’Espagne.

Ce que j’apprécie le plus est cette barre de quarante pieds qui me coûte une barcasse ou deux de temps en temps et qui ennuie un peu les visiteurs.

Mais, comme on dit : ceux qui viennent me voir me font honneur, ceux qui ne viennent pas me voir me font plaisir.

DOÑA PROUHÈZE

Cela vous sépare aussi de tous renforts et ravitaillements.

DON CAMILLE

J’essaye de m’en passer.

DOÑA PROUHÈZE

Heureusement que le Maroc en ce moment est partagé entre trois ou quatre sultans ou prophètes qui se font la guerre ; c’est vrai ?

DON CAMILLE

C’est vrai, c’est ma petite chance.

DOÑA PROUHÈZE

Et personne mieux que vous, n’est-ce pas, pour en profiter ?

DON CAMILLE

Oui, je parle toutes les langues. Mais je sais ce que vous pensez.

Vous pensez à ce voyage de deux ans que j’ai fait à l’intérieur du pays, déguisé en marchand juif.

Beaucoup de gens disent que cela n’est pas le fait d’un gentilhomme ni d’un chrétien.

DOÑA PROUHÈZE

Je ne l’ai pas pensé. Personne n’a jamais pensé que vous fussiez un renégat. Vous le voyez par ce poste d’honneur que le Roi vous a remis.

DON CAMILLE

Oui, un poste d’honneur comme un chien sur une barrique au milieu de l’océan. Mais je n’en veux point d’autre.

Et beaucoup de gens aussi disent qu’il y a du Maure dans mon cas, à cause de ce teint un peu sombre.

DOÑA PROUHÈZE

Je ne l’ai pas pensé. Je sais que vous êtes de fort bonne famille.

DON CAMILLE

Va pour le Maure !

Tout bon gentilhomme sait qu’il n’y a qu’à taper dessus comme à la quintaine.

Théoriquement, car en fait nous nous y frottons le moins possible.

DOÑA PROUHÈZE

Vous savez que je pense comme vous. Moi aussi j’aime cette race dangereuse.

DON CAMILLE

Est-ce que je les aime ? Non, mais je n’aime pas l’Espagne.

DOÑA PROUHÈZE

Qu’entends-je, Don Camille ?

DON CAMILLE

Il y a des gens qui trouvent leur place toute faite en naissant,

Serrés et encastrés comme un grain de maïs dans la quenouille compacte :

La religion, la famille, la patrie.

DOÑA PROUHÈZE

Est-ce que vous êtes dégagé de tout cela ?

DON CAMILLE

N’est-ce pas, vous aimeriez que je vous rassure ? C’est comme ma mère qui voulait que je lui dise constamment les choses qu’elle pensait elle-même. Ce « sourire câlin » pour toute réponse, comme elle me le reprochait !

Ah ! ses autres fils et filles, je dois dire qu’elle n’y pensait guère ! Elle n’avait que mon nom sur les lèvres en mourant. Et cet Enfant Prodigue, pour passer à un autre sujet, un très mauvais sujet,

Est-ce que vous croyez que c’est vrai qu’il mangeait son bien avec les gloutons et les prostituées ? Ah ! il s’était mis dans des affaires autrement passionnantes !

Des spéculations à faire frire les cheveux sur la tête avec les Carthaginois et les Arabes ! C’est le nom même qui était compromis, vous sentez ?

Croyez-vous que le Père pensait à autre chose qu’à ce fils chéri ? Tout le long des jours. On ne lui en laissait guère le moyen.

DOÑA PROUHÈZE

Qu’entendez-vous par ce « sourire câlin » ?

DON CAMILLE

Comme si nous étions d’accord en dessous, comme si tout cela était de complicité avec elle. Un petit clin d’œil, comme ça ! C’est cela qui la mettait hors d’elle-même. Pauvre maman !

Et cependant qui diable m’a fait, je vous prie, si ce n’est elle seule ?

DOÑA PROUHÈZE

Je ne suis pas chargée de vous refaire.

DON CAMILLE

Qu’en savez-vous ? Mais c’est peut-être moi qui suis chargé de vous défaire.

DOÑA PROUHÈZE

Ce sera difficile, Don Camille.

DON CAMILLE

Ce sera difficile, et cependant vous êtes déjà là qui m’écoutez malgré la défense de votre mari, à travers ce mur de feuilles. J’aperçois votre petite oreille.

DOÑA PROUHÈZE

Je sais que vous avez besoin de moi.

DON CAMILLE

Vous entendez que je vous aime ?

DOÑA PROUHÈZE

J’ai dit ce que j’ai dit.

DON CAMILLE

Et je ne vous fais point trop horreur ?

DOÑA PROUHÈZE

À cela vous ne pouvez réussir ainsi tout de suite.

DON CAMILLE

Dites, personne qui m’écoutez invisible et qui cheminez d’un même pas avec moi de l’autre côté de ce branchage, ce n’est pas tentant ce que je vous offre ?

D’autres à la femme qu’ils aiment montrent des perles, des châteaux, que sais-je ? des forêts, cent fermes, une flotte sur la mer, des mines, un royaume,

Une vie paisible et honorée, une coupe de vin à boire ensemble.

Mais moi, ce n’est rien de tout cela que je vous propose, attends ! je sais que je vais toucher la fibre la plus secrète de ton cœur,

Mais une chose si précieuse que pour l’atteindre avec moi rien ne coûte, et vous vous ennuierez de vos biens, famille, patrie, de votre nom et de votre honneur même !

Oui, que faisons-nous ici, partons, Merveille !

DOÑA PROUHÈZE

Et quelle est cette chose si précieuse que vous m’offrez ?

DON CAMILLE

Une place avec moi où il n’y ait absolument plus rien ! Nada  ! rrac !

DOÑA PROUHÈZE

Et c’est ça ce que vous voulez me donner ?

DON CAMILLE

N’est-ce rien que ce rien qui nous délivre de tout ?

DOÑA PROUHÈZE

Mais moi, j’aime la vie, Seigneur Camille ! J’aime le monde, j’aime l’Espagne ! J’aime ce ciel bleu, j’aime le bon soleil ! J’aime ce sort que le bon Dieu m’a fait.

DON CAMILLE

J’aime tout cela aussi. L’Espagne est belle. Grand Dieu, que ce serait bon si on pouvait la quitter une bonne fois et pour jamais !

DOÑA PROUHÈZE

N’est-ce pas ce que vous avez fait ?

DON CAMILLE

On revient toujours.

DOÑA PROUHÈZE

Mais est-ce qu’il existe, ce lieu où il n’y a absolument plus rien ?

DON CAMILLE

Il existe, Prouhèze.

DOÑA PROUHÈZE

Quel est-il ?

DON CAMILLE

Un lieu où il n’y a plus rien, un cœur où il n’y a pas autre chose que toi.

DOÑA PROUHÈZE

Vous détournez la tête en disant cela afin que je ne voie pas sur vos lèvres que vous vous moquez.

DON CAMILLE

Quand je dis que l’amour est jaloux, prétendez-vous que vous ne comprenez pas ?

DOÑA PROUHÈZE

Quelle femme ne le comprendrait ?

DON CAMILLE

Celle qui aime, les poètes ne disent-ils pas qu’elle gémit de n’être pas toute chose pour l’être qu’elle a choisi ? Il faut qu’il n’ait plus besoin que d’elle seule.

C’est la mort et le désert qu’elle apporte avec elle.

DOÑA PROUHÈZE

Ah ! ce n’est pas la mort, mais la vie que je voudrais apporter à celui que j’aime,

La vie, fût-ce au prix de la mienne !

DON CAMILLE

Mais n’êtes-vous pas vous-même plus que ces royaumes à posséder, plus que cette Amérique à faire sortir de la mer ?

DOÑA PROUHÈZE

Je suis plus.

DON CAMILLE

Et qu’est-ce qu’une Amérique à créer auprès d’une âme qui s’engloutit ?

DOÑA PROUHÈZE

Faut-il donner mon âme pour sauver la vôtre ?

DON CAMILLE

Il n’y a pas d’autre moyen.

DOÑA PROUHÈZE

Si je vous aimais, cela me serait facile.

DON CAMILLE

Si vous ne m’aimez pas, aimez mon infortune.

DOÑA PROUHÈZE

Quelle infortune si grande ?

DON CAMILLE

Empêchez-moi d’être seul !

DOÑA PROUHÈZE

Mais n’est-ce pas cela à quoi vous n’avez cessé de travailler ?

Quel est l’ami que vous n’ayez découragé ? le lien que vous n’ayez rompu ? le devoir que vous n’ayez accueilli avec ce sourire dont vous me parliez tout à l’heure ?

DON CAMILLE

Si je suis vide de tout, c’est afin de mieux vous attendre.

DOÑA PROUHÈZE

Dieu seul remplit.

DON CAMILLE

Et qui sait, ce Dieu, si vous seule n’étiez pas capable de me l’apporter ?

DOÑA PROUHÈZE

Je ne vous aime pas.

DON CAMILLE

Et moi, je vais être si malheureux et si criminel, oui, je vais faire de telles choses, Doña Prouhèze,

Que je vous forcerai bien de venir à moi, vous et ce Dieu que vous gardez si jalousement pour vous, comme s’il était venu pour les justes.

DOÑA PROUHÈZE

Ne blasphémez pas !

DON CAMILLE

C’est vous qui me parlez de Dieu ; je n’aime pas ce sujet.

Et croyez-vous que ce soit le Fils Prodigue qui ait demandé pardon ?

DOÑA PROUHÈZE

L’Évangile le dit.

DON CAMILLE

Moi, je tiens que c’est le Père, oui, pendant qu’il lavait les pieds blessés de cet explorateur.

DOÑA PROUHÈZE

Vous reviendrez aussi.

DON CAMILLE

Alors je ne veux pas de musique ce jour-là ! pas d’invités ni de veau gras ! pas de cette pompe publique.

Je veux qu’il soit aveugle comme Jacob pour qu’il ne me voie pas.

Vous vous rappelez cette scène quand Joseph fait sortir tous ses frères pour être seul avec Israël ?

Nul ne sait ce qui s’est passé entre eux à ce moment, il y en a pour jusqu’à la fin du monde, de quoi remplir cinq minutes d’agonie !

DOÑA PROUHÈZE

Don Camille, est-ce donc si difficile que d’être tout simplement un honnête homme ? un fidèle chrétien, un fidèle soldat, un fidèle serviteur de Sa Majesté,

Un très fidèle époux de la femme qui vous aura trouvé ?

DON CAMILLE

Tout cela est trop encombrant, et lent, et compliqué,

Les autres éternellement sur nous, j’étouffe ! Ah ! n’en avoir jamais fini de cette prison compacte et de toute cette pile de corps mous !

Tout cela qui nous empêche de suivre notre appel

DOÑA PROUHÈZE

Quel est donc cet appel irrésistible ?

DON CAMILLE

Dites-moi que vous ne l’avez pas ressenti vous-même ? Les moucherons ne sont pas plus faits pour résister à cette extase de la lumière, quand elle pompe la nuit,

Que les cœurs humains à cet appel du feu capable de les consumer. L’appel de l’Afrique !

La terre ne serait point ce qu’elle est si elle n’avait ce carreau de feu sur le ventre, ce cancer rongeur, ce rayon qui lui dévore le foie, ce trépied attisé par le souffle des océans, cet antre fumant, ce fourneau où vient se dégraisser l’ordure de toutes les respirations animales !

Nous ne sommes pas toute chose entre nos quatre murs.

Vous avez beau tout fermer, vous avez beau vous arranger entre vous, vous ne pouvez pas exclure cette plus grande part de l’humanité dont vous avez convenu de vous passer et pour laquelle le Christ aussi cependant est mort.

Ce souffle sur vous qui fait frémir vos feuillages et battre vos jalousies, c’est l’Afrique qui l’appelle, en proie à son éternel supplice !

D’autres explorent la mer, et moi, pourquoi ne m’enfoncerais-je pas aussi loin qu’il est possible d’aller, vers cette autre frontière de l’Espagne, le feu !

DOÑA PROUHÈZE

Les capitaines que le Roi envoie vers ces Indes nouvelles ne travaillent pas pour eux, mais pour leur maître.

DON CAMILLE

Je n’ai pas besoin de penser tout le temps au Roi d’Espagne, n’est-il pas là partout où il y a un de ses sujets ? Tant mieux pour lui que je pénètre où son nom ne peut passer.

Moi, ce n’est pas un monde nouveau qu’on m’a donné pour le pétrir à ma fantaisie,

C’est un livre vivant que j’ai à étudier et le commandement que je désire ne s’acquiert que par la science.

Un Alcoran dont les lignes sont faites de ce rang de palmiers là-bas, de ces villes nacrées sur le bord de l’horizon comme un titre,

Et les lettres, de ces foules dans l’ombre des rues étroites aux yeux de braise, de ces formes empaquetées qui ne peuvent sortir une main sans qu’elle devienne de l’or.

Comme les Hollandais vivent de la mer, ainsi ces peuples à la frontière même de l’humanité (non parce que la terre cesse mais parce que le feu commence) de l’exploitation de ces rives au delà du lac ardent.

C’est là que je me taillerai un domaine pour moi, une insolente petite place pour moi seul entre les deux mondes.

DOÑA PROUHÈZE

Pour vous seul ?

DON CAMILLE

Pour moi seul. Une petite place que j’y sois plus perdu qu’une petite pièce d’or dans une cassette oubliée. Telle que nulle autre que vous jamais n’est capable de venir m’y rechercher.

DOÑA PROUHÈZE

Je ne viendrai pas vous rechercher.

DON CAMILLE

Je vous donne rendez-vous.

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