SCÈNE II

DON PÉLAGE, DON BALTHAZAR.

La façade d’une maison d’homme noble en Espagne. Première heure de la matinée. Un jardin rempli d’orangers.

Une petite fontaine de faïence bleue sous les arbres.

DON PÉLAGE

Don Balthazar, il y a deux chemins qui partent de cette maison.

Et l’un, si le regard pouvait l’auner d’un seul coup, à travers maintes villes et villages

Montant, redescendant, comme l’écheveau en désordre sur les chevalets d’un cordier,

Tire d’ici directement à la mer, non loin d’une certaine hôtellerie que je connais parmi de gros arbres cachée.

C’est par là qu’un cavalier en armes escorte Doña Prouhèze. Oui, je veux que par lui Doña Prouhèze soit enlevée à mes yeux.

Cependant que par un autre chemin entre les genêts, tournoyant et montant parmi les roches parsemées,

J’accéderai à l’appel que cette tache blanche là-haut m’adresse,

Cette lettre de la veuve dans la montagne, cette lettre de ma cousine dans ma main.

Et Merveille, pour Madame il n’y a pas autre chose à faire que bien regarder la ligne de la mer vers l’Est.

En attendant que ces voiles y paraissent qui doivent nous ramener, elle et moi, en notre Gouvernement d’Afrique.

DON BALTHAZAR

Eh quoi, Seigneur, si tôt déjà partir !

Cette maison de votre enfance, après tant de mois sur un sol barbare, quoi, de nouveau la quitter !

DON PÉLAGE

Il est vrai, c’est le seul endroit au monde où je me sente compris et accepté.

C’est ici où je cherchais refuge en silence, du temps où j’étais le Terrible Juge de Sa Majesté, extirpateur des brigands et de la rébellion.

On n’aime pas un juge.

Mais moi, j’ai appris tout de suite qu’il n’y avait pas de plus grande charité que de tuer les êtres malfaisants.

Que de journées j’ai passées ici, n’ayant pour compagnie du matin jusqu’au soir que mon vieux jardinier,

Ces orangers que j’arrosais moi-même et cette petite chèvre qui n’avait pas peur de moi !

Oui, elle me donnait par jeu des coups de tête et venait manger des feuilles de vigne dans ma main.

DON BALTHAZAR

Maintenant voici cette Doña Merveille qui est plus pour vous que la petite chèvre.

DON PÉLAGE

Prenez-en soin, Don Balthazar, en ce voyage difficile. Je la remets à votre honneur.

DON BALTHAZAR

Quoi, c’est à moi que vous voulez confier Doña Prouhèze ?

DON PÉLAGE

Pourquoi non ? ne m’avez-vous pas dit vous-même que vos devoirs vous appellent en Catalogne ? Votre chemin n’en sera pas fort allongé.

DON BALTHAZAR

Je vous prie de m’excuser. N’est-il point d’autre cavalier à qui remettre ce soin ?

DON PÉLAGE

Point d’autre.

DON BALTHAZAR

Don Camille, par exemple, votre cousin et lieutenant là-bas, qui va partir tout à l’heure ?

DON PÉLAGE, durement.

Il partira seul.

DON BALTHAZAR

Et ne pouvez-vous laisser Doña Prouhèze à vous attendre ici ?

DON PÉLAGE

Je n’aurai pas le temps de revenir.

DON BALTHAZAR

Quel devoir impérieux vous appelle ?

DON PÉLAGE

Ma cousine Doña Viriana, qui se meurt et aucun homme auprès d’elle.

Point d’argent dans l’humble et altière demeure, à peine de pain,

Plus six filles à marier dont l’aînée ne s’éloigne de vingt ans que peu.

DON BALTHAZAR

N’est-ce point celle-là que nous appelions Doña Musique ? – j’ai résidé là-bas au temps que je faisais des levées pour les Flandres –

À cause de cette guitare qu’elle ne quittait pas et dont elle ne jouait jamais,

Et de ces grands yeux croyants ouverts sur vous et prêts à absorber toutes les merveilles,

Et de ces dents comme des amandes fraîches qui mordaient la lèvre écarlate, et de son rire !

DON PÉLAGE

Pourquoi ne l’avez-vous pas épousée ?

DON BALTHAZAR

Je suis plus gueux qu’un vieux loup.

DON PÉLAGE

Et tout l’argent que tu gagnes passe à ton frère, le chef de la Maison là-bas en Flandre ?

DON BALTHAZAR

Il n’y en a pas de meilleure entre l’Escaut et la Meuse.

DON PÉLAGE

Je me charge de Musique et toi je te confie Prouhèze.

DON BALTHAZAR

Comme vous-même, Seigneur, oui-da, malgré mon âge,

Je me sens plutôt fait pour être l’époux d’une jolie femme que son protecteur.

DON PÉLAGE

Ni elle ni vous, noble ami, j’en suis sûr, n’avez à redouter ces quelques jours de compagnie,

Et d’ailleurs vous trouverez toujours la servante de ma femme avec elle ; gare à la noire Jobarbara ! Un pêcher n’est pas mieux défendu qui pousse tout au travers d’un figuier de Barbarie.

Puis votre attente ne sera pas longue : en peu de temps j’aurai mis ordre à tout.

DON BALTHAZAR

Et marié les six filles ?

DON PÉLAGE

Déjà pour chacune d’elles j’ai choisi deux maris, et le commandement est parti qui convoque mes galants ; qui oserait résister à Pélage, le Terrible Juge ?

Elles n’auront qu’à choisir, ou autrement j’ai choisi pour elles, moi,

Le cloître qui les attend.

L’Aragonais n’est pas plus sûr de son affaire qui arrive sur la place du marché avec six cavales neuves. Elles sont là toutes ensemble tranquilles à l’ombre d’un grand châtaignier

Et ne voient pas l’acheteur qui passe de l’une à l’autre avec tendresse et connaissance, cachant le mors derrière son dos.

DON BALTHAZAR, avec un gros soupir.

Adieu, Musique !

DON PÉLAGE

Et pendant qu’il me reste un peu de temps, je vais achever de vous expliquer la situation sur la côte d’Afrique. Le sultan Mouley(Ils s’éloignent.)

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