SCÈNE PREMIÈRE

L’ANNONCIER, LE PÈRE JÉSUITE

L’ANNONCIER

Fixons, je vous prie, mes frères, les yeux sur ce point de l’Océan Atlantique qui est à quelques degrés au-dessous de la Ligne à égale distance de l’Ancien et du Nouveau Continent. On a parfaitement bien représenté ici l’épave d’un navire démâté qui flotte au gré des courants. Toutes les grandes constellations de l’un et de l’autre hémisphères, la Grande Ourse, la Petite Ourse, Cassiopée, Orion, la Croix du Sud, sont suspendues en bon ordre comme d’énormes girandoles et comme de gigantesques panoplies autour du ciel. Je pourrais les toucher avec ma canne. Autour du ciel. Et ici-bas un peintre qui voudrait représenter l’œuvre des pirates – des Anglais probablement – sur ce pauvre bâtiment espagnol, aurait précisément l’idée de ce mât, avec ses vergues et ses agrès, tombé tout au travers du pont, de ces canons culbutés, de ces écoutilles ouvertes, de ces grandes taches de sang et de ces cadavres partout, spécialement de ce groupe de religieuses écroulées l’une sur l’autre. Au tronçon du grand mât est attaché un Père Jésuite, comme vous voyez, extrêmement grand et maigre. La soutane déchirée laisse voir l’épaule nue. Le voici qui parle comme il suit : « Seigneur, je vous remercie de m’avoir ainsi attaché… » Mais c’est lui qui va parler. Écoutez bien, ne toussez pas et essayez de comprendre un peu. C’est ce que vous ne comprendrez pas qui est le plus beau, c’est ce qui est le plus long qui est le plus intéressant et c’est ce que vous ne trouverez pas amusant qui est le plus drôle.

Sort l’Annoncier.

LE PÈRE JÉSUITE

Seigneur, je Vous remercie de m’avoir ainsi attaché ! Et parfois il m’est arrivé de trouver vos commandements pénibles.

Et ma volonté en présence de Votre règle

Perplexe, rétive.

Mais aujourd’hui il n’y a pas moyen d’être plus serré à Vous que je ne le suis et j’ai beau vérifier chacun de mes membres, il n’y en a plus un seul qui de Vous soit capable de s’écarter si peu.

Et c’est vrai que je suis attaché à la croix, mais la croix où je suis n’est plus attachée à rien. Elle flotte sur la mer.

La mer libre à ce point où la limite du ciel connu s’efface

Et qui est à égale distance de ce monde ancien que j’ai quitté

Et de l’autre nouveau.

Tout a expiré autour de moi, tout a été consommé sur cet étroit autel qu’encombrent les corps de mes sœurs l’une sur l’autre, la vendange sans doute ne pouvait se faire sans désordre,

Mais tout, après un peu de mouvement, est rentré dans la grande paix paternelle.

Et si je me croyais abandonné, je n’ai qu’à attendre le retour de cette puissance immanquable sous moi qui me reprend et me remonte avec elle comme si pour un moment je ne faisais plus qu’un avec le réjouissement de l’abîme,

Cette vague, voici bientôt la dernière pour m’emporter.

Je prends, je me sers de toute cette œuvre indivisible que Dieu a faite tout à la fois et à laquelle je suis étroitement amalgamé à l’intérieur de Sa sainte volonté, ayant renoncé la mienne,

De ce passé dont avec l’avenir est faite une seule étoffe indéchirable,

De cette mer qui a été mise à ma disposition,

Du souffle que je ressens tour à tour avec sa cessation sur ma face, de ces deux mondes amis, et là-haut dans le ciel de ces grandes constellations incontestables,

Pour bénir cette terre que mon cœur devinait là-bas dans la nuit, tant désirée !

Que la bénédiction sur elle soit celle d’Abel le pasteur au milieu de ses fleuves et de ses forêts ! Que la guerre et la dissension l’épargnent ! Que l’Islam ne souille point ses rives, et cette peste encore pire qu’est l’hérésie !

Je me suis donné à Dieu et maintenant le jour du repos et de la détente est venu et je puis me confier à ces liens qui m’attachent.

On parle d’un sacrifice quand à chaque choix à faire il ne s’agit que de ce mouvement presque imperceptible comme de la main.

C’est le mal seul à dire vrai qui exige un effort, puisqu’il est contre la réalité, se disjoindre à ces grandes forces continues qui de toutes parts nous adoptent et nous engagent.

Et maintenant voici la dernière oraison de cette messe que mêlé déjà à la mort je célèbre par le moyen de moi-même : Mon Dieu, je Vous prie pour mon frère Rodrigue ! Mon Dieu, je Vous supplie pour mon fils Rodrigue !

Je n’ai pas d’autre enfant, ô mon Dieu, et lui sait bien qu’il n’aura pas d’autre frère.

Vous le voyez qui d’abord s’était engagé sur mes pas sous l’étendard qui porte Votre monogramme, et maintenant sans doute parce qu’il a quitté Votre noviciat il se figure qu’il Vous tourne le dos,

Son affaire à ce qu’il imagine n’étant pas d’attendre, mais de conquérir et de posséder

Ce qu’il peut, comme s’il y avait rien qui ne Vous appartînt et comme s’il pouvait être ailleurs que là où Vous êtes.

Mais, Seigneur, il n’est pas si facile de Vous échapper, et s’il ne va pas à Vous par ce qu’il a de clair, qu’il y aille par ce qu’il a d’obscur ; et par ce qu’il a de direct, qu’il y aille par ce qu’il a d’indirect ; et par ce qu’il a de simple,

Qu’il y aille par ce qu’il a en lui de nombreux, et de laborieux et d’entremêlé,

Et s’il désire le mal, que ce soit un tel mal qu’il ne soit compatible qu’avec le bien,

Et s’il désire le désordre, un tel désordre qu’il implique l’ébranlement et la fissure de ces murailles autour de lui qui lui barraient le salut,

Je dis à lui et à cette multitude avec lui qu’il implique obscurément.

Car il est de ceux-là qui ne peuvent se sauver qu’en sauvant toute cette masse qui prend leur forme derrière eux.

Et déjà Vous lui avez appris le désir, mais il ne se doute pas encore ce que c’est que d’être désiré.

Apprenez-lui que Vous n’êtes pas le seul à pouvoir être absent ! Liez-le par le poids de cet autre être sans lui si beau qui l’appelle à travers l’intervalle !

Faites de lui un homme blessé parce qu’une fois en cette vie il a vu la figure d’un ange !

Remplissez ces amants d’un tel désir qu’il implique à l’exclusion de leur présence dans le hasard journalier

L’intégrité primitive et leur essence même telle que Dieu les a conçus autrefois dans un rapport inextinguible !

Et ce qu’il essayera de dire misérablement sur la terre, je suis là pour le traduire dans le Ciel.

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