SCÈNE V

DOÑA PROUHÈZE, DON BALTHAZAR.

Même lieu qu’à la scène II. Le soir. Toute une caravane prête à partir. Mules, bagages, armes, chevaux sellés, etc.

DON BALTHAZAR

Madame, puisqu’il a plu à votre époux par une inspiration subite de me confier le commandement de Votre Seigneurie hautement respectée,

Il m’a paru nécessaire, avant de partir, de vous donner communication des clauses qui doivent régler notre entretien.

DOÑA PROUHÈZE

Je vous écoute avec soumission.

DON BALTHAZAR

Ah ! je voudrais être encore à la retraite de Bréda ! Oui, plutôt que le commandement d’une jolie femme,

Je préfère celui d’une troupe débandée de mercenaires sans pain que l’on conduit à travers un pays de petits bois vers un horizon de potences !

DOÑA PROUHÈZE

Ne vous désolez pas, Seigneur, et donnez-moi ce papier que je vois tout prêt dans votre main.

DON BALTHAZAR

Lisez-le, je vous prie, et veuillez y mettre votre seing à la marque que j’ai faite.

Oui, je me suis senti tout soulagé depuis que j’ai couché ainsi mes ordres sur ce papier. C’est lui qui nous commandera à tous désormais, moi le premier.

Vous y trouverez toute chose bien indiquée, les étapes, les heures du départ et des repas,

Et ces moments aussi où vous aurez permission de m’entretenir, car je sais qu’on ne saurait condamner les femmes au silence.

Alors je vous raconterai mes campagnes, les origines de ma famille, les mœurs de la Flandre, mon pays.

DOÑA PROUHÈZE

Mais moi aussi, n’aurai-je pas licence de dire un mot parfois ?

DON BALTHAZAR

Sirène, je ne vous ai prêté déjà les oreilles que trop !

DOÑA PROUHÈZE

Est-il si désagréable de penser que pendant quelques jours mon sort et ma vie ne seront pas moins pour vous que votre propre vie ?

Et qu’étroitement associés, vous sentirez bien à chaque minute que j’ai pour défenseur vous seul !

DON BALTHAZAR

Je le jure ! on ne vous tirera pas d’entre mes mains.

DOÑA PROUHÈZE

Pourquoi essayerais-je de fuir alors que vous me conduisez là précisément où je voulais aller ?

DON BALTHAZAR

Et ce que j’avais refusé, c’est votre époux qui me l’enjoint !

DOÑA PROUHÈZE

Si vous m’aviez refusé, alors je serais partie seule. Oui-da, j’aurais trouvé quelque moyen.

DON BALTHAZAR

Doña Merveille, je suis fâché d’entendre ainsi parler la fille de votre père.

DOÑA PROUHÈZE

Était-ce un homme qu’on avait habitude de contrarier dans ses desseins ?

DON BALTHAZAR

Non, pauvre Comte ! Ah ! quel ami j’ai perdu ! Je me ressens encore de ce grand coup d’épée qu’il me fournit au travers du corps un matin de carnaval. C’est ainsi que commença notre fraternité.

Il me semble que je le revois quand je vois vos yeux, vous y étiez déjà.

DOÑA PROUHÈZE

Je ferais mieux de ne pas vous dire que j’ai envoyé cette lettre.

DON BALTHAZAR

Une lettre à qui ?

DOÑA PROUHÈZE

À Don Rodrigue, oui, pour qu’il vienne me retrouver en cette auberge précisément où vous allez me conduire.

DON BALTHAZAR

Avez-vous fait cette folie ?

DOÑA PROUHÈZE

Et si je n’avais pas profité de l’occasion inouïe de cette gitane qui gagnait directement Avila où je sais qu’est la résidence de ce cavalier,

N’aurait-ce pas été un péché, comme disent les Italiens ?

DON BALTHAZAR

Ne blasphémez pas – et veuillez ne pas me regarder ainsi, je vous prie, fi ! N’avez-vous point vergogne de votre conduite ? et aucune crainte de Don Pélage ? que ferait-il s’il venait à l’apprendre ?

DOÑA PROUHÈZE

Il me tuerait, nul doute, sans hâte comme il fait tout et après avoir pris le temps de considérer.

DON BALTHAZAR

Aucune crainte de Dieu ?

DOÑA PROUHÈZE

Je jure que je ne veux point faire le mal, c’est pourquoi je vous ai tout dit. Ah ! ce fut dur de vous ouvrir mon cœur et je crains que vous n’ayez rien compris,

Rien que ma bonne affection pour vous. Tant pis ! Maintenant c’est vous qui êtes responsable et chargé de me défendre.

DON BALTHAZAR

Il faut m’aider, Prouhèze.

DOÑA PROUHÈZE

Ah ! ce serait trop facile ! Je ne cherche point d’occasion, j’attends qu’elle vienne me trouver.

Et je vous ai loyalement averti, la campagne s’ouvre.

C’est vous qui êtes mon défenseur. Tout ce que je pourrai faire pour vous échapper et pour rejoindre Rodrigue,

Je vous donne avertissement que je le ferai.

DON BALTHAZAR

Vous voulez cette chose détestable ?

DOÑA PROUHÈZE

Ce n’est point vouloir que prévoir. Et vous voyez que je me défie tellement de ma liberté que je l’ai remise entre vos mains.

DON BALTHAZAR

N’aimez-vous point votre mari ?

DOÑA PROUHÈZE

Je l’aime.

DON BALTHAZAR

L’abandonneriez-vous à cette heure où le Roi lui-même l’oublie,

Tout seul sur cette côte sauvage au milieu des infidèles,

Sans troupes, sans argent, sans sécurité d’aucune sorte ?

DOÑA PROUHÈZE

Ah ! cela me touche plus que tout le reste. Oui, l’idée de trahir ainsi l’Afrique et notre pavillon,

Et l’honneur du nom de mon mari, je sais qu’il ne peut se passer de moi,

Ces tristes enfants que j’ai recueillis, à la place de ceux que Dieu ne m’a pas donnés, ces femmes qu’on soigne à l’infirmerie, ces partisans rares et pauvres qui se sont donnés à nous, abandonner tout cela,

Je peux dire que cela me fait horreur.

DON BALTHAZAR

Et qu’est-ce donc qui vous appelle ainsi vers ce cavalier ?

DOÑA PROUHÈZE

Sa voix.

DON BALTHAZAR

Vous ne l’avez connu que peu de jours.

DOÑA PROUHÈZE

Sa voix ! Je ne cesse de l’entendre.

DON BALTHAZAR

Et que vous dit-elle donc ?

DOÑA PROUHÈZE

Ah ! si vous voulez m’empêcher d’aller à lui,

Alors du moins liez-moi, ne me laissez pas cette cruelle liberté !

Mettez-moi dans un cachot profond derrière des barres de fer !

Mais quel cachot serait capable de me retenir quand celui même de mon corps menace de se déchirer ?

Hélas ! il n’est que trop solide, et quand mon maître m’appelle, il ne suffit que trop à retenir cette âme, contre tout droit, qui est à lui,

Mon âme qu’il appelle et qui lui appartient !

DON BALTHAZAR

L’âme et le corps aussi ?

DOÑA PROUHÈZE

Que parlez-vous de ce corps quand c’est lui qui est mon ennemi et qui m’empêche de voler d’un trait jusqu’à Rodrigue ?

DON BALTHAZAR

Ce corps aux yeux de Rodrigue n’est-il que votre prison ?

DOÑA PROUHÈZE

Ah ! c’est une dépouille que l’on jette aux pieds de celui qu’on aime !

DON BALTHAZAR

Vous le lui donneriez donc si vous le pouviez ?

DOÑA PROUHÈZE

Qu’ai-je à moi qui ne lui appartienne ? Je lui donnerais le monde entier si je le pouvais !

DON BALTHAZAR

Partez. Rejoignez-le !

DOÑA PROUHÈZE

Seigneur, je vous ai déjà dit que je me suis placée non plus en ma propre garde, mais en la vôtre.

DON BALTHAZAR

C’est Don Pélage seul qui est votre gardien.

DOÑA PROUHÈZE

Parlez. Dites-lui tout.

DON BALTHAZAR

Ah ! pourquoi vous ai-je donné si vite ma parole ?

DOÑA PROUHÈZE

Quoi, la confiance que j’ai mise en vous, n’en êtes-vous pas touché ? Ne me forcez pas à avouer qu’il y a des choses que je ne pouvais dire qu’à vous seul.

DON BALTHAZAR

Après tout je ne fais qu’obéir à Don Pélage.

DOÑA PROUHÈZE

Ah ! que vous allez bien me garder et que je vous aime ! je n’ai plus rien à faire, on peut s’en remettre à vous.

Et déjà je concerte dans mon esprit mille ruses pour vous échapper.

DON BALTHAZAR

Il y aura un autre gardien qui m’aidera et auquel vous n’échapperez pas si aisément.

DOÑA PROUHÈZE

Lequel, Seigneur ?

DON BALTHAZAR

L’Ange que Dieu a placé près de vous, dès ce jour que vous étiez un petit enfant innocent.

DOÑA PROUHÈZE

Un ange contre les démons ! et pour me défendre contre les hommes il me faut une tour comme mon ami Balthazar,

La Tour et l’Épée cheminant d’un seul morceau, et cette belle barbe dorée qui montre de loin où vous êtes !

DON BALTHAZAR

Vous êtes restée Française.

DOÑA PROUHÈZE

Comme vous êtes resté Flamand ; n’est-ce pas joli, mon petit accent de Franche-Comté ?

Ce n’est pas vrai ! mais tous ces gens avaient bien besoin de nous pour apprendre à être Espagnols, ils savent si peu s’y prendre !

DON BALTHAZAR

Comment votre mari a-t-il pu vous épouser, lui vieux déjà, et vous si jeune ?

DOÑA PROUHÈZE

Je m’arrangeais sans doute avec les parties de sa nature les plus sévèrement maintenues, les plus secrètement choyées.

De sorte que quand j’accompagnai mon père à Madrid où les affaires de sa province l’appelaient,

L’accord ne fut pas long à établir entre ces deux hauts seigneurs,

Que j’aimasse Don Pélage aussitôt qu’on me l’aurait présenté, par-dessus toute chose et pour tous les jours de ma vie, comme cela est légal et obligatoire entre mari et femme.

DON BALTHAZAR

Lui, du moins, vous ne pouvez pas douter qu’il ne remplisse pas envers vous sa part.

DOÑA PROUHÈZE

S’il m’aime, je n’étais pas sourde pour que je l’entende me le dire.

Oui, si bas qu’il me l’aurait avoué, un seul mot, j’avais l’oreille assez fine pour le comprendre.

Je n’étais pas sourde pour entendre ce mot auquel mon cœur était attentif.

Bien des fois j’ai cru le saisir dans ses yeux dont le regard changeait dès que le mien voulait y pénétrer.

J’interprétais cette main qui se posait une seconde sur la mienne.

Hélas ! je sais que je ne lui sers de rien, ce que je fais jamais je ne suis sûre qu’il l’approuve,

Je n’ai même pas été capable de lui donner un fils.

Ou peut-être, ce qu’il éprouve pour moi, j’essaye parfois de le croire,

C’est chose tellement sacrée peut-être qu’il faut la laisser s’exhaler seule, il ne faut pas la déranger avec les paroles qu’on y mettrait.

Oui, il m’a fait entendre quelque chose de ce genre une fois, à sa manière étrange et détournée.

Ou peut-être est-il si fier que pour que je l’aime il dédaigne de faire appel à autre chose que la vérité.

Je le vois si peu souvent ! et je suis si intimidée avec lui !

Et cependant longtemps je n’imaginais pas que je pouvais être ailleurs qu’à son ombre.

Et vous voyez que c’est lui-même aujourd’hui qui me congédie et non pas moi qui ai voulu le quitter.

Presque tout le jour il me laisse seule, et c’est bien lui, cette maison déserte et sombre ici, si pauvre, si fière,

Avec ce tuant soleil au dehors et cette odeur délicieuse qui la remplit !

Oui, on dirait que c’est sa mère qui l’a laissée ainsi dans un ordre sévère et qui vient de partir à l’instant,

Une grande dame infiniment noble et qu’on oserait à peine regarder.

DON BALTHAZAR

Sa mère est morte en lui donnant la vie.

DOÑA PROUHÈZE, montrant la statue au-dessus de la porte.

Peut-être est-ce de celle-ci que je parle.

(Don Balthazar ôte gravement son chapeau. Tous deux regardent la statue de la Vierge en silence. – Doña Prouhèze, comme saisie d’une inspiration :)

Don Balthazar, voudriez-vous me rendre le service de tenir cette mule ?

Don Balthazar tient la tête de la mule.

DOÑA PROUHÈZE monte debout sur la selle et se déchaussant elle met son soulier de satin entre les mains de la Vierge.

Vierge, patronne et mère de cette maison,

Répondante et protectrice de cet homme dont le cœur vous est pénétrable plus qu’à moi et compagne de sa longue solitude,

Alors si ce n’est pas pour moi, que ce soit à cause de lui,

Puisque ce lien entre lui et moi n’a pas été mon fait, mais votre volonté intervenante :

Empêchez que je sois à cette maison dont vous gardez la porte, auguste tourière, une cause de corruption !

Que je manque à ce nom que vous m’avez donné à porter, et que je cesse d’être honorable aux yeux de ceux qui m’aiment.

Je ne puis dire que je comprends cet homme que vous m’avez choisi, mais vous, je comprends, qui êtes sa mère comme la mienne.

Alors, pendant qu’il est encore temps, tenant mon cœur dans une main et mon soulier dans l’autre,

Je me remets à vous ! Vierge mère, je vous donne mon soulier ! Vierge mère, gardez dans votre main mon malheureux petit pied !

Je vous préviens que tout à l’heure je ne vous verrai plus et que je vais tout mettre en œuvre contre vous !

Mais quand j’essayerai de m’élancer vers le mal, que ce soit avec un pied boiteux ! la barrière que vous avez mise,

Quand je voudrai la franchir, que ce soit avec une aile rognée !

J’ai fini ce que je pouvais faire, et vous, gardez mon pauvre petit soulier,

Gardez-le contre votre cœur, ô grande Maman effrayante !

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