SCÈNE VI

LE ROI, LE CHANCELIER.

Le Roi d’Espagne entouré de sa cour dans la grande salle du palais de Belem qui domine l’estuaire du Tage.

LE ROI

Seigneur Chancelier, vous qui avez le poil blanc alors que le mien ne fait encore que grisonner,

Ne dit-on pas que la jeunesse est le temps des illusions,

Alors que la vieillesse peu à peu

Entre dans la réalité des choses telles qu’elles sont ?

Une réalité fort triste, un petit monde décoloré qui va se rétrécissant.

LE CHANCELIER

C’est ce que les anciens moi-même m’ont toujours instruit à répéter.

LE ROI

Ils disent que le monde est triste pour qui voit clair ?

LE CHANCELIER

Je ne puis le nier contre tous.

LE ROI

C’est la vieillesse qui a l’œil clair ?

LE CHANCELIER

C’est elle qui a l’œil exercé.

LE ROI

Exercé à ne plus voir que ce qui lui est utile.

LE CHANCELIER

À elle et à son petit royaume.

LE ROI

Le mien est grand ! oui, et si grand qu’il soit, mon cœur qui le réunit

Dénie à toute frontière le droit de l’arrêter, alors que la Mer même, ce vaste Océan à mes pieds,

Loin de lui imposer des limites ne faisait que réserver de nouveaux domaines à mon désir trop tardif !

Et je voudrais la trouver enfin, cette chose dont vous auriez le droit de dire au Roi d’Espagne qu’elle n’était pas pour lui.

Triste ? Comment dire sans impiété que la vérité de ces choses qui sont l’œuvre d’un Dieu excellent

Est triste ? et sans absurdité que le monde qui est à sa ressemblance et à son émulation

Est plus petit que nous-mêmes et laisse la plus grande part de notre imagination sans support ?

Et je dis en effet que la jeunesse est le temps des illusions, mais c’est parce qu’elle imaginait les choses infiniment moins belles et nombreuses et désirables qu’elles ne sont et de cette déception nous sommes guéris avec l’âge.

Ainsi cette mer où le soleil se couche, la miroitante étendue,

Là où les poëtes voyaient se précipiter chaque soir l’impossible attelage au milieu des sardines de je ne sais quel dieu ridicule, l’orfèvrerie d’Apollon,

L’œil audacieux de mes prédécesseurs par-dessus elle, leur doigt

Désignait impérieusement l’autre bord, un autre monde.

Et déjà l’un de leurs serviteurs cingle vers le Sud, il retrouve Cham, il double le Cap détesté,

Il boit au Gange ! à travers maints passages difformes il atterrit à la Chine, c’est à lui cet immense remuement de soies et de palmes et de corps nus,

Tous ces bancs palpitants de frai humain, plus populeux que les morts et qui attendent le baptême ;

L’autre…

LE CHANCELIER

Notre grand Amiral !

LE ROI

Lui, c’est quelque chose d’absolument neuf qui lui surgit à la proue de son bateau, un monde de feu et de neige à la rencontre de nos enseignes détachant une escadre de volcans !

L’Amérique, comme une immense corne d’abondance, je dis ce calice de silence, ce fragment d’étoile, cet énorme quartier du paradis, le flanc penché au travers d’un océan de délices !

Ah ! que le ciel me pardonne ! mais quand parfois comme aujourd’hui, des bords de cet estuaire, je vois le soleil m’inviter d’un long tapis déroulé à ces régions qui me sont éternellement disjointes,

L’Espagne, cette épouse dont je porte l’anneau, m’est peu à côté de cette esclave sombre, de cette femelle au flanc de cuivre qu’on enchaîne pour moi là-bas dans les régions de la nuit !

Grâce à toi, fils de la Colombe, mon Royaume est devenu semblable au cœur de l’homme :

Alors qu’une part ici accompagne sa présence corporelle, l’autre a trouvé sa demeure outre la mer ;

Il a mouillé ses ancres pour toujours en cette part du monde qu’éclairent d’autres étoiles.

Celui-là ne pouvait se tromper qui prend le soleil pour guide !

Et cette plage du monde que les savants jadis abandonnaient à l’illusion et à la folie,

C’est d’elle maintenant que mon Échiquier tire l’or vital qui anime ici toute la machine de l’État, et qui fait pousser de toutes parts plus dru que l’herbe en mai les lances de mes escadrons !

La mer a perdu ses terreurs pour nous et ne conserve que ses merveilles ;

Oui, ses flots mouvants suffisent mal à déranger la large route d’or qui relie l’une et l’autre Castille

Par où se hâtent allant et revenant la double file de mes bateaux à la peine

Qui me portent là-bas mes prêtres et mes guerriers et me rapportent ces trésors païens enfantés par le soleil

Qui au sommet de sa course entre les deux Océans

Se tient immobile un moment en une solennelle hésitation !

LE CHANCELIER

Le Royaume que Ses serviteurs d’hier ont acquis à Votre Majesté,

La tâche de ceux d’aujourd’hui est de l’ouvrir et de le conserver.

LE ROI

Il est vrai, mais depuis quelque temps je ne reçois de là-bas que nouvelles funestes :

Pillages, descentes de pirates, extorsions, injustices, extermination des peuples innocents,

Et ce qui est plus grave encore, fureur de mes capitaines qui se taillent part pour eux de ma terre et se déchirent l’un contre l’autre,

Comme si c’était pour cette nuée de moustiques sanguinaires et non pas pour le Roi seul à l’ombre de la Croix pacifique

Que Dieu ait fait surgir un monde du sein des Eaux !

LE CHANCELIER

Où le maître n’est pas, les muletiers se gourment.

LE ROI

Je ne puis être à la fois en Espagne et aux Indes.

LE CHANCELIER

Qu’un homme soit là-bas la personne de Votre Majesté, au-dessus de tous Un Seul, revêtu du même pouvoir.

LE ROI

Et qui choisirons-nous pour être là-bas Nous-même ?

LE CHANCELIER

Un homme raisonnable et juste.

LE ROI

Quand les volcans de mon Amérique se seront éteints, quand ses flancs palpitants seront épuisés, quand elle se sera reposée de l’immense effort qui vient de la faire sortir du néant toute brûlante et bouillonnante,

Alors je lui donnerai pour la régir un homme raisonnable et juste !

L’homme en qui je me reconnais et qui est fait pour me représenter n’est pas un sage et un juste, qu’on me donne un homme jaloux et avide !

Qu’ai-je à faire d’un homme raisonnable et juste, est-ce pour lui que je m’arracherai cette Amérique et ces Indes prodigieuses dans le soleil couchant, s’il ne l’aime de cet amour injuste et jaloux ?

Est-ce dans la raison et la justice qu’il épousera cette terre sauvage et cruelle, et qu’il la prendra toute glissante entre ses bras, pleine de refus et de poison ?

Je dis que c’est dans la patience et la passion et la bataille et la foi pure ! car quel homme sensé ne préférerait ce qu’il connaît à ce qu’il ne connaît pas et le champ de son père à cette pépinière chaotique ?

Mais celui que je veux, quand il a passé ce seuil que nul homme avant lui n’a traversé,

D’un seul éclair il a su que c’est à lui, et cette sierra toute bleue il y a longtemps qu’elle se dressait à l’horizon de son âme ; il n’y a rien, dans cette carte sous ses pieds qui se déploie, qu’il ne reconnaisse et que d’avance je ne lui aie donné par écrit.

Pour lui le voyage n’a point de longueurs et le désert point d’ennuis, il est déjà tout peuplé des villes qu’il y établira ;

Et la guerre point de hasards, et la politique est simple, il est seulement surpris de toutes ces résistances frivoles.

Et de même quand j’ai épousé l’Espagne, ce n’était pas pour jouir de ses fruits et de ses femmes à la manière d’un brigand,

Et de la toison de ses brebis, et des mines dans sa profondeur, et des sacs d’or que les marchands versent à la douane, à la manière d’un rentier et d’un propriétaire.

Mais c’était pour lui fournir l’intelligence et l’unité, et pour la sentir tout entière vivante et obéissante et comprenante sous ma main, et moi à la manière de la tête qui seule comprend ce qui fait toute la personne.

Car ce n’est pas l’esprit qui est dans le corps, c’est l’esprit qui contient le corps, et qui l’enveloppe tout entier.

LE CHANCELIER

Je ne connais qu’un homme qui réponde au désir de Votre Majesté. Il s’appelle Don Rodrigue de Manacor.

LE ROI

Je ne l’aime pas.

LE CHANCELIER

Je sais que l’obéissance lui va mal. Mais l’homme que vous me demandez ne peut être fait autrement qu’avec de l’étoffe de Roi.

LE ROI

Il est trop jeune encore.

LE CHANCELIER

Cette Amérique que vous allez lui donner l’est moins à peine que lui.

Il était tout enfant que déjà elle était sa vision prodigieuse quand il accompagnait son père qui lui racontait Cortez et Balboa.

Et plus tard ses passages à travers les Andes, sa descente non point comme Magellan sur la mer sans obstacles,

Mais du Pérou au Para au travers d’un océan de feuillages,

Son gouvernement de Grenade ravagée par la sédition et la peste

Ont montré qui était Rodrigue, votre serviteur

LE ROI

Je consens à Rodrigue. Qu’il vienne !

LE CHANCELIER

Sire, je ne sais où il est. Déjà je lui avais fait comprendre que l’Amérique de nouveau allait le requérir

Il m’a écouté d’un œil sombre sans répliquer.

Et le lendemain il avait disparu.

LE ROI

Qu’on me l’amène de force !

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