SCÈNE XIV

DON BALTHAZAR, L’ALFÉRÈS, LE CHINOIS, UN SERGENT, SOLDATS, SERVITEURS.

Le même lieu.

UN SOLDAT, amenant le Chinois avec lui.

Voici l’homme.

DON BALTHAZAR

Bonjour, Monsieur le Chinois, je suis fâché des nouvelles que vous nous apportez de Don Rodrigue !

LE CHINOIS

Il n’y a rien à faire ici de Don Rodrigue !

DON BALTHAZAR

N’étiez-vous pas Monsieur son serviteur ?

LE CHINOIS

Je suis l’homme que la Providence a placé près de lui pour lui donner l’occasion de faire son salut.

DON BALTHAZAR

Comment ?

LE CHINOIS

S’il me procure le saint baptême, ne sera-ce pas une joie immense au Ciel, à qui un Chinois catéchisé

Fait plus d’honneur que quatre-vingt-dix-neuf Espagnols qui persévèrent ?

DON BALTHAZAR

Sans doute.

LE CHINOIS

Un tel mérite qu’il ne dépend que de moi de lui acquérir quand il me plaira

Vaut beaucoup de soin et sédulosité de sa part, je ne lui céderai pas mon âme si facilement et pour une chanson.

De sorte qu’à proprement parler, c’est plutôt lui mon serviteur que moi le sien.

DON BALTHAZAR

Il me semble cependant, mon fils, que vous lui rendez de fort bons services.

Mais il ne s’agit pas de cela pour le moment, et puisque vous parlez de chanson, précisément tout mon désir est de savoir si vous savez chanter.

LE CHINOIS, éperdu.

Chanter ? comment ! chanter ?

DON BALTHAZAR

Eh bien, oui. (Il module d’un air engageant.) Ah ! ah ! ah ! Chanter, quoi ! Je n’ai pas de guitare. Mais vous n’avez qu’à prendre cette assiette et à taper dessus en mesure avec un couteau, ce que vous voudrez. Quelque chose de joli !

LE CHINOIS, tout tremblant.

Et vous ne voulez pas savoir ce que je faisais la nuit dernière à causer avec cette négresse du diable ?

DON BALTHAZAR

Je n’ai qu’un désir au monde qui est d’entendre ta jolie voix.

LE CHINOIS, se jetant à genoux.

Seigneur, épargnez-moi ! je vous dirai tout !

DON BALTHAZAR, à l’Alférès.

Il n’y a rien qui effraye plus les gens que les choses qu’ils ne comprennent pas. (Au Chinois :) Allons !

Un chant qui monte à la bouche

Est comme une goutte de miel

Qui déborde du cœur.

LE CHINOIS

La vérité est que circonvolant autour de ce château dans l’intérêt de Don Rodrigue,

Je suis tombé sur un parti de cavaliers en armes qui m’ont demandé si j’avais entendu parler d’une certaine Doña Musique…

DON BALTHAZAR

Musique, dis-tu ?

LE CHINOIS

Ils m’ont dit que vous la connaissiez.

… D’une certaine Doña Musique qui se serait enfuie avec un sergent italien et qu’ils recherchent.

C’est alors que j’ai eu l’idée de leur indiquer ce château rempli de pirates, pour, à la faveur de l’attaque et du bruit, moi-même

Enlever les personnes que vous gardez.

DON BALTHAZAR

Tu ferais mieux de ne pas parler de Musique et de chanter comme je te le demande !

Il tire son épée.

LE CHINOIS

Pitié, Seigneur !

Entre un Sergent.

LE SERGENT

Seigneur, il y a à la porte un homme qui sans ôter son chapeau et en termes fort courts demande que nous lui laissions rechercher incontinent Doña Musique que nous gardons en ces lieux.

DON BALTHAZAR

Dis-lui sans ôter ton chapeau et en termes fort courts que nous gardons notre musique pour nous.

LE CHINOIS

Vous voyez que je n’ai pas menti.

DON BALTHAZAR

Doña Musique n’aura jamais été si bien gardée, où elle est, que Doña Prouhèze le sera par moi aujourd’hui.

LE CHINOIS

Je le vois ! vous croyez que nous sommes tous d’accord et que c’est à Doña Prouhèze que nous en voulons. Oh ! oh !

DON BALTHAZAR, chantant.

Oh ! oh !

J’ai rêvé que j’étais au ciel

Et en m’éveillant dans tes bras…

(Il pique le Chinois qui se lève en criant.)

Allons, je t’en prie, continue !

Entrent les serviteurs qui apportent des plateaux couverts de tout ce qu’il faut pour la collation.

DON BALTHAZAR

Qu’est-ce que cela ?

LES SERVITEURS

C’est votre collation que nous vous apportons ici comme vous l’avez commandé.

DON BALTHAZAR

Fort bien, nous allons être fort bien ici pour goûter à l’ombre, tandis que ces messieurs pourvoiront à nous fournir spectacle.

L’ALFÉRÈS

Vous serez fort mal. Tous les coups de feu qu’on tirera à travers cette porte seront pour vous.

DON BALTHAZAR

Point, c’est le Chinois qui les empochera. Regarde, Chinois, si tes amis tirent c’est toi qui seras tué.

LE CHINOIS

Je ne crains rien du tout. Tant que je ne suis pas baptisé une balle ne peut pas me faire de mal.

DON BALTHAZAR

En attendant regarde cette table qu’on a recouverte pour nous des plus beaux fruits de la terre et des flots,

Le doux et le salé, ces coquillages bleus comme la nuit, cette belle truite rose sous sa peau d’argent comme une nymphe comestible, cette langouste écarlate,

Ce rayon de miel, ces grappes translucides, ces figues trop sucrées qui s’entr’ouvrent, ces pêches comme des globes de nectar…

Entre un Soldat.

LE SOLDAT

Capitaine, il y a un groupe d’hommes armés qui se dirigent vers la porte avec une échelle et des haches. Que faut-il faire ?

DON BALTHAZAR

Eh bien, laissez-les s’approcher. J’ai donné mes ordres.

(Sort le Soldat.)

Où en étais-je… ces pêches comme des globes de nectar…

(Apparaît au-dessus de la porte un homme en cape noire et grand chapeau de feutre à plume qui couche en joue Don Balthazar avec une escopette. Don Balthazar lui lance une pêche qui l’atteint en pleine figure, il dégringole.)

… ce jambon tout coupé, ce vin à l’arôme délicieux, dans une étincelante carafe, ce pâté comme un sépulcre de chairs embaumées sous de puissantes épices pour ressusciter dans l’estomac avec une chaleur bienfaisante !

La terre sur cette nappe ne pouvait réunir pour nous rien de plus agréable.

Promenons-y une dernière fois les yeux, car nous ne goûterons plus jamais à tout cela, mon camarade !

(On frappe violemment à la porte.)

Que voulez-vous ?

VOIX AU DEHORS

Nous demandons Doña Musique !

DON BALTHAZAR

Vous voulez de la musique ? Chante, Chinois !

LE CHINOIS

Je ne sais pas chanter.

DON BALTHAZAR, le menaçant.

Chante, te dis-je !

LE CHINOIS, chantant :

Celui qui m’entendrait chanter,

Penserait que je suis joyeux !

Je suis comme le petit oiseau

Qui chante lorsqu’il se meurt.

VOIX AU DEHORS

Nous demandons Doña Musique !

DON BALTHAZAR

Pas moyen ! Elle vient de s’embarquer pour la Barbarie. Chante, Chinois, cela les consolera !

LE CHINOIS, chantant :

J’ai monté dans une noisette

Pour aller en Barbarie-i-i

Chercher du poil de grenouille

Parce qu’il n’y en a pas en Espagne.

VOIX AU DEHORS

Si vous ne nous ouvrez pas, nous allons tirer.

DON BALTHAZAR

Chante, Chinois !

LE CHINOIS, chantant :

Je suis allé aux champs

Demander à la violette

Si pour le mal d’amour

Il y avait un remède

Elle m’a répondu…

(Par une fissure de la porte, on voit passer un canon de mousquet qui se promène à droite et à gauche.

Le Chinois, sautant à droite et à gauche pour éviter le mousquet :)

Elle m’a répondu…

Elle m’a répondu…

DON BALTHAZAR

Eh bien, qu’est-ce qu’elle a répondu ?

Apparaît en mer sur le derrière de la scène une barque à voile rouge où se trouvent Musique, la Négresse et le Sergent napolitain ; le mousquet s’est retiré.

LA NÉGRESSE, chantant d’une voix aiguë :

Que pour le mal d’amour

N’y en a jamais eu !

LE CHINOIS, regardant vers la mer.

Ciel ! Que vois-je ?

DON BALTHAZAR

Que vois-tu ?

LE CHINOIS

Regardez vous-même !

DON BALTHAZAR, chantant :

Ne me regarde pas ! On regarde

Que nous nous regardons !

Coups de hache sur la porte.

UN SOLDAT

Capitaine ! Capitaine ! faut-il tirer ?

DON BALTHAZAR

Pas avant que je l’aie commandé ! Que vois-tu, Chinois ?

LE CHINOIS

Je vois un bateau qui prend la mer.

Et dedans, il y a cette négresse de malheur avec son diable jaune ! Mais regardez vous-même !

DON BALTHAZAR

C’est trop fatigant de se retourner.

LE CHINOIS

Seigneur, retirez-vous ! ces gens se préparent à tirer.

DON BALTHAZAR

Non.

Le canon d’un mousquet passe de nouveau par le trou de la porte, dirigé vers Don Balthazar. La barque a disparu.

VOIX DE MUSIQUE, au dehors :

Une larme de tes yeux,

Une larme de tes yeux…

DON BALTHAZAR

Ah ! quelle voix charmante ! Je n’en ai jamais entendu de plus belle.

LA VOIX, soutenue par celles de la Négresse et du Sergent en parties :

Et courir sur ton visage

Et tomber au fond de ton cœur !

Et tomber au fond de ton cœur !

Coups de feu. – Don Balthazar tombe mort, la face au milieu des fruits, tenant la table dans ses bras.

LA VOIX, de plus en plus lointaine :

Une larme de tes yeux,

Une larme de tes yeux…

FIN DE LA PREMIÈRE JOURNÉE.

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