SCÈNE XIII

DON BALTHAZAR, L’ALFÉRÈS.

L’auberge. Dans un coin le porche fortifié avec une lourde porte garnie de clous et de verrous et fermée de barres de fer. Au fond de la scène, encadrée par des pins, la ligne de la mer. Le soir.

DON BALTHAZAR

C’est entendu. Dès que ces canailles attaqueront, ordre à tous de rallier aussitôt et de garnir les tambours et chemins couverts que j’ai fait préparer des deux côtés de la porte. Et défense absolue de tirer avant que j’aie levé mon chapeau.

L’ALFÉRÈS

Laisserai-je pas quelques sentinelles du côté du ravin ?

DON BALTHAZAR, tirant sur sa barbe.

Ne divisons pas nos forces.

De ce côté l’auberge est défendue assez par ce fossé parfaitement impraticable.

Je m’en suis rendu compte moi-même.

L’ALFÉRÈS, jaugeant de l’œil la corpulence de son chef

Hum !

DON BALTHAZAR

Que dites-vous, Monsieur l’Alférès ?

L’ALFÉRÈS

Je dis : croyez-vous tout ce que raconte ce Chinois ?

DON BALTHAZAR

Sa présence suffit, je le connais.

Une chance que je faisais ma ronde cette nuit et que j’ai entendu les cris de notre pauvre Jobarbara !

Elle se cramponnait à lui des ongles et des dents, mais si je n’étais pas arrivé, je crois qu’il la fendait comme une figue.

L’ALFÉRÈS

Comptez sur moi pour défendre l’argent du Roi contre ces brigands.

DON BALTHAZAR

Nous avons plus que de l’argent à défendre.

L’ALFÉRÈS

Doña Prouhèze…

DON BALTHAZAR

Je n’ai rien dit. Mais le Chinois prétend que c’est le dieu des amours et non celui des voleurs que vous verrez voltiger tout à l’heure à travers la fumée de vos arquebuses.

L’ALFÉRÈS, faisant le geste d’ajuster.

Que ce soit une plume ou l’autre, pan !

DON BALTHAZAR

C’est cela, descendez-le, seigneur Alférès, c’est un service que vous nous rendrez à nous tous.

Je ne parle pas pour moi, mais pourquoi faut-il toujours que je sois mêlé aux affaires d’amour des autres quand personne jamais ne s’intéresserait aux miennes ?

Supposons qu’on vous ait chargé de garder quelqu’un, oui, disons un grand criminel.

Et celui qu’elle aime, elle apprend qu’il se meurt et qu’il demande à la voir,

Est-ce que cela vous amuserait d’entendre ses larmes et ses supplications ? à quoi cela sert-il ?

Est-ce que c’est honnête de me tourmenter ainsi ? comme si j’étais libre moi-même de ne pas faire ce qui est écrit et que l’on m’a commandé !

L’ALFÉRÈS

Est-ce que vous parlez d’un homme ou d’une femme ?

DON BALTHAZAR

D’un homme naturellement. Qu’avez-vous en tête, je vous prie ? Un certain prisonnier, vous dis-je, qu’on m’avait remis en garde.

L’ALFÉRÈS

Vous êtes rouge et troublé comme si vous sortiez à l’instant d’une terrible dispute.

DON BALTHAZAR

Il y a vingt ans de cela, Monsieur l’Alférès ! Il y a vingt ans de cela, c’est comme si c’était tout à l’heure !

Me baiser les mains comme si cela pouvait servir à quelque chose !

— « Quel mal y a-t-il à ce que j’aille le voir », la voir veux-je dire, – « maintenant qu’il va mourir ? » – « Pas un autre si ce n’est que c’est défendu, quoi ? »

— « Mais je vous dis qu’il m’appelle ! » – « Je n’entends pas. »

— « Par la Madone, je jure de revenir ! » – « Non ! »

Qu’auriez-vous fait à ma place ?

L’ALFÉRÈS

Pas autre chose que Votre Seigneurie.

DON BALTHAZAR

Je sais que vous êtes un homme discret et de bon jugement. Vous avez tort seulement de porter la moustache de cette façon qui n’est pas à l’ordonnance.

Celui qui à ma place aurait agi autrement, celui qui par une faiblesse de cœur idiote se serait laissé fléchir, ou qui aurait rusé sournoisement avec le devoir,

Je dis que ce serait un homme sans honneur. Il n’a plus qu’à se faire tuer, la vie n’est plus si agréable pour un vieil homme, quoi ?

L’ALFÉRÈS

Je dis que vous n’êtes pas un vieil homme.

DON BALTHAZAR

Ce qui m’a fait mal surtout, ce ne sont pas ces plaintes et ces prières, il n’y avait pas de cris,

Mais ces mots qu’on vous dit d’une voix basse et mesurée et qui vous percent le cœur.

— Non ! quand on vit que tout était inutile, ce fut ce silence ensuite et cette espèce de sourire.

Vous connaissez cette espèce d’allégement, quand nous savons qu’il n’y a plus rien à faire, il y a des mères alors qui se mettent à chanter près du corps de leur enfant.

Toutefois je ne me serais pas attendu à cette bouche sur ma main et cette voix qui me remerciait.

Entre un Soldat.

LE SOLDAT

Capitaine, il y a un groupe de cavaliers là-bas qui s’est arrêté près de la grosse pierre. L’un d’eux s’est détaché et se dirige vers nous, agitant un mouchoir.

DON BALTHAZAR

Très bien, faites rallier tout le monde sur le pont.

L’ALFÉRÈS

Même la sentinelle qui garde le ravin ?

DON BALTHAZAR

Aussi. Et qu’on aille me chercher le Chinois.

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