L’église de Saint-Nicolas de la Mala Strana à Prague en Bohême quelque temps après la bataille de la Montagne-Blanche . Le soleil d’un soir d’hiver entre par la verrière au-dessus de la porte qu’encadrent les faisceaux mêlés d’anges et de guirlandes de tuyaux d’orgues, pareils aux fuseaux prismatiques de la Grotte de Fingal. Doña Musique dans un grand manteau de fourrure prie au milieu de l’église. Le chœur très sombre où brûle une lampe et sur lequel s’ouvrent des loges vides est orné de quatre piédestaux encore inhabités mais destinés à recevoir les Évêques illustres qui vont se présenter à l’instant .
Entre d’abord Saint Nicolas précédé par les trois petits enfants.
SAINT NICOLAS
C’est demain le jour de ma fête.
Et déjà par le commandement de Dieu, sur la campagne piétinée par la guerre, sur les châteaux, sur les églises et monastères en ruine, sur les villages effondrés,
Les Anges pour le passage de l’Évêque violet ont déroulé une grande nappe de neige.
Tout ne fait plus qu’un là-dessous, les catholiques et les tristes protestants, tout est réuni, tout est resserré, les fleuves mêmes se sont arrêtés de séparer et d’emporter, on ne bouge plus.
Il fait trop froid dehors pour les gens de guerre, les seigneurs se chauffent à leur cheminée que remplissent les meubles en bottes des sacristies et les saints sciés ; les théologiens discutent dans les auberges,
Et les pauvres gens, comme un oiseau transi entre trois feuilles de houx,
Recommencent tout doucement à espérer et à vivre. « Ce n’est mie pour toujours » peut-être.
Réveillez-vous, bonnes gens ! ce n’est pas moi sur qui il faut compter pour pleurer dans votre soupe ! Regardez ce petit soleil piquant !
Je ne m’entends qu’avec les petits garçons et ma journée n’est pas perdue quand j’ai mis dans leur cœur un peu de joie rude, un bon coup de rire grossier !
Je ressuscite les morfondus en leur frottant le museau avec de la neige.
Et comme le soleil d’hiver d’un seul coup remplit cent mille chaumières,
Si du bout de mon gant je gratte le givre de vos carreaux, en une seconde ce sera Saint Nicolas partout en Allemagne !
Il prend place sur son piédestal.
DOÑA MUSIQUE, avec un grand soupir.
Ô mon Dieu, qu’il fait bon ici et que je suis contente avec vous ! on ne peut plus être ailleurs.
Il n’y a pas besoin de rien dire, il n’y a qu’à vous apporter ma lourde personne et à rester en silence à vos pieds.
Ce secret qu’il y a dans mon cœur, il n’y a que vous qui le connaissiez. Il n’y a que vous avec moi qui compreniez ce que c’est que donner la vie. Il n’y a que vous avec moi qui partagiez ce secret de ma maternité :
Une âme qui en fait une autre, un corps qui nourrit un autre corps en lui de sa substance.
Mon enfant est en moi et nous sommes ensemble avec vous.
Et nous prions tous à la fois pour ce pauvre peuple effaré et blessé et effacé qui m’entoure, afin qu’il se laisse panser et comprenne les conseils de l’hiver et de la neige et de la nuit,
Choses que je n’aurais pas entendues autrefois, avant qu’il y eût cet enfant en moi, alors que ma joie était au dehors.
Que la colère et la peur, la douleur, et la vengeance,
Cèdent aux mains enveloppantes de la neige et de la nuit.
— Ah ! je revois ces têtes sanglantes entre lesquelles j’ai dû passer et qui furent plantées de chaque côté du Pont Charles par l’ordre de mon mari !
Entre Saint Boniface, précédé par un Frison trapu à la tête énorme comme d’un bœuf ; il y a deux petites cornes qui poussent parmi ses cheveux roux tout bouclés.
SAINT BONIFACE
Et quel autre moyen y avait-il d’empêcher ce sot peuple de se donner à mes Saxons ? Fallait-il laisser le Moine-Noir s’installer au cœur de l’Europe pour y empoisonner les sources ? Qu’il demeure avec les feux follets au milieu de ses marécages et de ses tourbières !
Gloire à Dieu ! ce que Poitiers fut contre Mahomet, la Montagne-Blanche le fut contre les hérétiques !
Honneur à tous ces bons capitaines recrutés de tous les coins de la chrétienté qui ont maintenu à Prague l’image de la Vierge Immaculée !
Leur tâche est faite, et moi, Saint Boniface, je reste avec la mienne qui est lourde. Ah ! ce n’est pas peu de chose d’être l’apôtre des Saxons et l’évêque de ce troupeau intérieur et enfermé, de ce peuple bouché et qui fermente !
Dieu ne les a pas faits pour être ses bras, ou sa rame sur la mer, ou cette aile à ses épaules,
Mais pour être foulés et comprimés sous ses pieds, pour être de toutes parts pressés et gênés et empêchés, mélangés à des peuples disparates et à des croyances irréductibles, pour être éternellement en travail, la matière éternellement à la recherche de sa forme, la poussée éternellement mécontente de l’équilibre, et comme ils aiment ce qu’on peut mettre dans son ventre !
Entre ces deux grands fleuves, l’un qui va comme sans le voir vers la mer et l’autre qui s’en retourne vers l’origine et l’Asie,
Il y avait une masse hésitante et spongieuse, sans forme, sans appel du dehors, sans vocation, sans destin que ce brassage et que cette lente et sourde dilatation,
Un peuple habitué à ne pas voir autour de lui à ses désirs opposées ces frontières que nature a faites mais seulement la différence d’autres hommes et ces langues qui ne se mêlent pas à la sienne.
Il faudra pour le connaître regarder son cœur car il n’a point reçu de visage.
C’est moi qui ai apporté le Christ aux Saxons, et ce que j’ai fait, c’est Luther qui l’a achevé en le défaisant.
Car d’aucun Saint il n’est écrit qu’il était nécessaire, mais de Luther il fallait qu’il fût.
Et d’ailleurs comment auraient-ils vu longtemps tout le Christ dans le brouillard ? et comment la chair touchée n’importe où guiderait-elle comme font les yeux ?
Aux uns la vérité et pour les autres le remords et l’inquiétude, et le mécontentement et le désir.
Je veux qu’il y ait un peuple plus rapproché de la matière, et plus rabattu sur elle, et plus mélangé à elle, et plus fait qu’aucun autre pour la pénétrer et pour en être pénétré,
Un peuple hors de tous les cadres secs et de toutes les nations rigides, qui soit à l’égard de toute chose à l’état de désir, une grande réserve au centre de l’Europe, semi-fluide, une négation confirmatrice, une poussée qui bourre et remplisse tout et qui maintienne tout ensemble, un homme intérieur et enveloppé en qui la parole de Dieu ne devienne pas aussitôt action, mais cuisson, fermentation profonde.
C’est pourquoi à ce moment où l’Europe conquiert la terre, et pour que son cœur suffise à tout ce corps nouveau, Dieu a mis cette contradiction au milieu d’elle.
Il prend place sur son piédestal.
DOÑA MUSIQUE
L’ombre s’accroît, la lampe brûle, et j’entends autour de moi le gémissement de tous ces peuples qui cherchent arrangement entre eux dans la nuit.
Il fallait la nuit pour que cette lampe apparaisse, il fallait tout ce bouleversement autour de moi, ce monde autour de Prague où il n’y a plus rien à regarder,
Pour que, fermant les yeux, je trouve en moi mon enfant, cette simple petite vie qui commence !
Par la volonté de mon époux et par sa puissante épée l’avalanche de l’Europe qui s’effondre
À été arrêtée à moitié route, elle s’est divisée autour de cette mince colonne où se dresse l’image de Marie, et l’hiver étend son manteau sur les morceaux enchevêtrés de cette chrétienté en débâcle !
Mon Roi est venu, il est là qui a obligé tout ce chaos à s’arrêter.
Il faudra bon gré mal gré que ces gens acceptent la tyrannie, comme ils disent, mais moi qui l’ai connue avant eux, je sais qu’elle est bonne, et c’est entre ses bras que cette vie nouvelle en moi prend origine.
Maintenant que le pouvoir en eux de faire le mal est restreint, c’est alors que le bien captif est délivré.
Au lieu de tout ce mal qu’ils essayaient de se faire à grand labeur, mon Dieu, quelle surprise ce sera pour eux, toute cette joie qu’on n’avait qu’à leur demander pour qu’ils la donnent !
Voyez ce que les yeux d’une femme obtiennent ou rien que cette voix qui chante !
Mon Dieu, vous m’avez donné ce pouvoir que tous ceux qui me regardent aient envie de chanter ; c’est comme si je leur communiquais la mesure tout bas.
Je leur donne rendez-vous sur un lac d’or !
Quand on ne peut faire un pas sans trouver de toutes parts des barrières et des coupures, quand on ne peut plus se servir de la parole que pour se disputer, alors pourquoi ne pas s’apercevoir qu’à travers le chaos il y a une mer invisible à notre disposition ?
Celui qui ne sait plus parler, qu’il chante !
Il suffit qu’une petite âme ait la simplicité de commencer et voici que toutes sans qu’elles le veuillent se mettent à l’écouter et répondent, elles sont d’accord.
Par-dessus les frontières nous établirons cette république enchantée où les âmes se rendent visite sur ces nacelles qu’une seule larme suffit à lester.
Ce n’est pas nous qui faisons la musique, elle est là, rien n’y échappe, il n’y a qu’à s’adapter, il n’y a qu’à nous y enfoncer jusque par-dessus les oreilles.
Plutôt que de nous opposer aux choses il n’y a qu’à nous embarquer adroitement sur leur mouvement bienheureux !
Le Roi, mon maître, a apporté à ce pays l’immobilité et la paix, mais il a apporté aussi avec lui son épouse bien-aimée, et c’est ici sans visage que je veux m’arrêter toujours, moi, la Musique, lourde du fruit que je porte.
Entre Saint Denys d’Athènes précédé d’un ange pareil à ceux du Bernin qui porte une grande palme verte sur l’épaule.
SAINT DENYS D’ATHÈNES
Oui, qu’il fait bon dans cette église solitaire
— Vide de toute assistance autre que l’invisible officiellement suggérée par ces loges à droite et à gauche au-dessus de nous –
Écouter ce petit être qui prie de tout son cœur, les mains jointes et les pieds de son esprit déchaussés.
On ne voit que la lampe, un point de feu sur une goutte d’huile, mais pour elle la cavité de ce lieu est aussi redoutable
Que si, l’obscure fumée de ce monde entr’ouverte, elle
Envisageait le buisson ardent, ou le propitiatoire dans le tonnerre, ou l’Agneau sur son livre scellé.
Il fait bon l’entendre qui dit merci à Dieu, au milieu de ce monde à moitié chemin de la dissolution qui, pour un moment, de mauvaise humeur se résigne à la paix ; il lui semble qu’il n’y a qu’à laisser parler son cœur pour convier tous les êtres à ce cercle bienheureux !
Mais l’homme sait bien qu’il n’a pas été fait pour être heureux.
Il n’y a pas d’ordre au monde qui soit capable de l’emprisonner, il n’y a pas de roi que toutes ses puissances acceptent, il n’y a pas de mécanique adaptée à sa manière de bouger.
Cependant que l’Occident concerte quelqu’une de ses belles géométries, quelque loi, quelque système, quelque parlement, un roi si lourd qu’aucune pierre de l’édifice ne puisse lui échapper,
Tout à coup l’humanité est devenue distraite, à travers les saisons recommençantes elle a perçu la flûte neuve,
Elle ressent que la mélodie de ce monde qui jamais ne revient en arrière a changé, que la mesure n’est plus ça, un mot d’ordre différent lui est communiqué chez ces Anges les uns par-dessus les autres que j’ai décrits,
Car il n’y a d’ordre qu’au ciel, il n’y a de musique sinon là que celle de ce monde empêche d’entendre,
Il n’y a rien sur la terre qui soit fait pour le bonheur de l’homme, et tout l’acharnement de tes Saxons, ô Boniface, ne suffira pas à le trouver, cette tenace exploitation de la matière qui pour mieux la pénétrer se fait informe comme elle.
Et c’est pourquoi existe pour tout savoir la mer des Slaves, cet abîme sans aucun plan où l’Europe a ses racines et qui toujours lui fournira son approvisionnement de douleurs si elle en venait à manquer,
C’est là, loin de l’Océan qui ne parvient jusqu’à elle que par de minces sondes, que par d’étroits guichets fermés de serrures et de cadenas compliqués
Entrechoque ses flots une humanité qui n’a pas plus de rivages que le purgatoire,
Dans le froid, dans la nuit, dans le vent, dans la neige et la boue qui empêtrent les âmes et les pieds, dans l’absence de toute direction autre que ce fleuve rétrograde vers une Caspienne morte et de tout autre but au-dessus de soi visible.
Ainsi à quoi est consacrée la plus grande partie de l’humanité, sinon à constater autour d’elle son incompatibilité avec tout ? et c’est là ce qui fait son tourment et sa gloire.
Il n’y a rien à voir. Elle n’échappe à la torture que pour subir l’ennui. Elle n’a qu’à regarder autour d’elle pour avérer que rien de ce qui est présent ne lui suffit.
À l’orient de tout voilà le véritable niveau humain ! navigateurs des cieux, voilà l’horizon de lourd mercure qu’il me fallait trouver pour y construire par-dessus mes observations.
Voilà pourquoi à la voix de Saint Paul j’ai quitté Athènes, oh ! quel dégoût j’avais de toutes ces académies et de Madame Sainte Minerve, déesse des professeurs !
Je ne suis pas allé vers l’Est. J’ai compris que pour sauver l’Europe, pour fondre en un seul corps ce grand vaisseau qui battant les flots de ses ailes informes essaye de s’arracher à la terre, pour échapper à cette masse de boue, pour trouver la direction,
C’est la proue qu’il fallait, c’est à la pointe qu’il fallait me placer là où il n’y avait plus devant moi que les étoiles, c’est le monde entier qu’il fallait mettre derrière mon dos.
Et pour guider les hommes à travers les flots et la nuit quelle meilleure lanterne y avait-il que celle que fait à mon poing ma tête coupée ?
Il prend place sur le piédestal.
DOÑA MUSIQUE
Mon Dieu, qui êtes aujourd’hui !
Mon Dieu, qui serez demain, je vous donne mon enfant, ô mon Dieu, il frappe en moi et je sais qu’il existe.
Qu’importe le présent quand déjà mon enfant en moi est tout formé ?
C’est en lui que je me multiplie comme un grain de froment qui nourrira des peuples entiers, c’est en lui que je me réunis et que je tends les mains de toutes parts à ces peuples qui ne sont pas encore,
Qu’ils sentent ma chair avec leur chair et dans leur âme mon âme qui ne fait aucun reproche à Dieu mais qui dit violemment Alleluia et merci !
Qu’importe le désordre, et la douleur d’aujourd’hui puisqu’elle est le commencement d’autre chose, puisque
Demain existe, puisque la vie continue, cette démolition avec nous des immenses réserves de la création,
Puisque la main de Dieu n’a pas cessé son mouvement qui écrit avec nous sur l’éternité en lignes courtes ou longues,
Jusqu’aux virgules, jusqu’au point le plus imperceptible,
Ce livre qui n’aura son sens que quand il sera fini.
C’est ainsi que par l’art du poëte une image aux dernières lignes vient réveiller l’idée qui sommeillait aux premières, revivifier maintes figures à moitié faites qui attendaient l’appel.
De tous ces mouvements épars je sais bien qu’il se prépare un accord, puisque déjà ils sont assez unis pour discorder.
Mon Dieu, faites que cet enfant en moi que je vais planter en ce centre de l’Europe soit un créateur de musique et que sa joie à toutes les âmes qui l’écoutent serve de rendez-vous.
Entre Saint Adlibitum précédé d’une sorte de Nymphe aux cheveux verts entremêlés de roseaux et tenant une rame dorée.
SAINT ADLIBITUM
L’Europe dort sous la neige, ah ! elle a bien gagné ce petit moment de repos.
Mais bientôt voici que de nouveau ses forces redeviennent disponibles et que dans un recommencement inépuisable elle ressent de toutes parts l’intérêt inépuisable de la mer.
J’aime cette région des sources où chaque goutte d’eau qui tombe hésite entre les pentes qui lui sont offertes, mais il en est une que je préfère.
Tous les fleuves vont vers la mer qui est semblable au chaos, mais le Danube coule vers le Paradis.
C’est en vain qu’on nous dit qu’il n’y a plus de ce côté que le désert, des empilements de montagnes si hauts qu’on voit bien que ce n’est plus la mesure humaine.
Sans doute il fallait que le Jardin primitif soit effacé, comme une ville condamnée dont on retourne le sol et dont on encombre les abords avec des pierres, comme un cœur ravagé par la pénitence.
L’Espace du moins est resté libre et vacant, le Vent de Dieu y souffle et jamais rien d’humain n’a pu s’y établir.
C’est là qu’est la Patrie, ah ! de t’avoir quittée quelle est notre infortune ! c’est de là chaque année que revient le soleil et le printemps !
C’est là que fleurit la rose ! c’est là que tend mon cœur avec des délices inexprimables, c’est de ce côté qu’il écoute avec d’immenses désirs quand chantent le rossignol et le coucou !
Ah ! c’est là que je voudrais vivre ! c’est là que va mon cœur !
Il se dirige vers le piédestal.