I

Aujourd’hui, je recommence à tenir mon journal forcément interrompu pendant ma maladie, ma grosse maladie – car je crois vraiment que j’ai été très malade !

Je ne me sens pas encore trop solide à présent, mais la période de fièvre et de grand désespoir m’a l’air passée. Bien sûr, je ne conçois pas que des gens vivent à Paris pour leur plaisir, sans qu’on les y force, non, mais je commence à comprendre qu’on puisse s’intéresser à ce qui se passe dans ces grandes boîtes à six étages.

Il va falloir, pour l’honneur de mes cahiers, que je raconte pourquoi je me trouve à Paris, pourquoi j’ai quitté Montigny, l’École si chère et si fantaisiste où mademoiselle Sergent, insoucieuse des qu’en-dira-t-on, continue à chérir sa petite Aimée pendant que les élèves font les quatre cents coups, pourquoi papa a quitté ses limaces, tout ça, tout ça !… Je serai bien fatiguée quand j’aurai fini ! Parce que, vous savez, je suis plus maigre que l’année dernière et un peu plus longue ; malgré mes dix-sept ans échus depuis avant-hier, c’est tout juste si j’en parais seize. Voyons que je me regarde dans la glace. Oh ! oui.

Menton pointu, tu es gentil, mais n’exagère pas, je t’en supplie, ta pointe. Yeux noisette, vous persévérez à être noisette, et je ne saurais vous en blâmer ; mais ne vous reculez pas sous mes sourcils avec cet excès de modestie. Ma bouche, vous êtes toujours ma bouche, mais si blême, que je ne résiste pas à frotter sur ces lèvres courtes et pâlottes les pétales arrachés au géranium rouge de la fenêtre. (Ça fait, d’ailleurs, un sale ton violacé que je mange tout de suite.) Ô vous, mes pauvres oreilles ! Petites oreilles blanches et anémiques, je vous cache sous les cheveux en boucles, et je vous regarde de temps en temps à la dérobée, et je vous pince pour vous faire rougir. Mais ce sont mes cheveux, surtout ! Je ne peux pas y toucher sans avoir envie de pleurer… On me les a coupés, coupés sous l’oreille, mes copeaux châtain roussi, mes beaux copeaux bien roulés ! Pardi, les dix centimètres qui m’en restent font tout ce qu’ils peuvent, et bouclent, et gonflent et se dépêcheront de grandir, mais je suis si triste tous les matins, quand je fais involontairement le geste de relever ma toison, avant de me savonner le cou.

Papa à la belle barbe, je t’en veux presque autant qu’à moi-même. On n’a pas l’idée d’un père comme celui-là ! Écoutez plutôt.

Son grand traité sur la Malacologie du Fresnois presque terminé, papa envoya une grosse partie de son manuscrit chez l’éditeur Masson, à Paris, et fut dévoré dès ce jour d’une épouvantable fièvre d’impatience. Comment ! Ses « placards » corrigés, expédiés boulevard Saint-Germain le matin (huit heures de chemin de fer) n’étaient pas de retour à Montigny le soir même ? Ah ! le facteur Doussine en entendit de raides. « Sale bonapartiste de facteur qui ne m’apporte pas d’épreuves ! Il est cocu, il ne l’a pas volé ! » Et les typographes, ah ! la la ! Les menaces de scalp à ces faiseurs de « coquilles » scandaleuses, les anathèmes sur ce « gibier de Sodome » ronflaient toute la journée. Fanchette, ma belle chatte, qui est une personne bien, levait des sourcils indignés. Novembre était pluvieux, et les limaces, délaissées, crevaient l’une après l’autre. Si bien qu’un soir, papa, une main dans sa barbe tricolore, me déclara : « Mon bouquin ne marche pas du tout ; les imprimeurs se fichent de moi ; le plus raisonnable (sic) serait d’aller nous installer à Paris. » Cette proposition me bouleversa. Tant de simplicité, unie à tant de démence, m’exaltèrent, et je ne demandai que huit jours pour réfléchir. « Dépêche-toi, ajouta papa, j’ai quelqu’un pour notre maison, Machin veut la louer. » Ô la duplicité des pères les plus ingénus ! Celui-ci avait déjà tout arrangé en sous-main, et je n’avais pas pressenti la menace de ce départ !

Deux jours après, à l’École, où, sur le conseil de Mademoiselle, je songeais vaguement à préparer mon brevet supérieur, la grande Anaïs s’affirma plus teigne encore que d’habitude ; je n’y tins plus et je lui dis en haussant les épaules : « Va, va, ma vieille, tu ne m’élugeras plus longtemps, je vais habiter Paris dans un mois. » La stupéfaction qu’elle n’eut pas le temps de déguiser me jeta dans une extrême joie. Elle courut à Luce : « Luce ! Tu vas perdre ta grande amie ! Ma chère, tu pleureras du sang quand Claudine partira pour Paris. Vite, coupe-toi une mèche de cheveux, échangez vos derniers serments, vous n’avez que juste le temps ! » Luce, médusée, écarta ses doigts en feuille de palmier, ouvrit tout grands ses yeux verts et paresseux, et, sans pudeur, fondit en larmes bruyantes. Elle m’agaçait. « Pardié oui, je m’en vais ! Et je ne vous regretterai guère, toutes ! »

À la maison, décidée, je dis à papa le « oui » solennel. Il peigna sa barbe avec satisfaction et prononça :

– Pradeyron est déjà en train de nous chercher un appartement. Où ? Je n’en sais rien. Pourvu que j’aie de la place pour mes bouquins, je me fous du quartier. Et toi ?

– Moi aussi, je m’en… Ça m’est égal.

Je n’en savais rien du tout, en réalité. Comment voulez-vous qu’une Claudine, qui n’a jamais quitté la grande maison et le cher jardin de Montigny, sache ce qu’il lui faut à Paris, et quel quartier on doit choisir ? Fanchette non plus n’en sait rien. Mais je devins agitée, et, comme dans toutes les grandes circonstances de ma vie, je me mis à errer pendant que papa soudainement pratique – non, je vais trop loin –, soudainement actif, s’occupait, à grand fracas, des emballages.

J’aimai mieux, pour cent raisons, fuir dans les bois et ne point écouter les plaintes rageuses de Mélie.

Mélie est blonde, paresseuse et fanée. Elle a été fort jolie. Elle fait la cuisine, m’apporte de l’eau et soustrait les fruits de notre jardin, pour les donner à de vagues « connaissances ». Mais papa assure qu’elle m’a nourrie, jadis, avec un lait « superbe » et qu’elle continue à m’aimer bien. Elle chante beaucoup, elle garde en sa mémoire un recueil varié de chansons grivoises, voire obscènes, dont j’ai retenu un certain nombre. (Et on dit que je ne cultive pas les arts d’agrément !) Il y en a une très jolie :

Il a bu cinq ou six coups

Sans vouloir reprendre haleine,

Trou la la…

Et comm’c’était de son goût

Il n’épargnait pas sa peine,

Trou la la… etc., etc.

Mélie choie avec tendresse mes défauts et mes vertus. Elle constate avec exaltation que je suis « gente », que j’ai « un beau corps » et conclut : « C’est dommage que t’ayes pas un galant. » Ce besoin ingénu et désintéressé de susciter et de satisfaire d’amoureux desseins, Mélie l’étend sur toute la nature. Au printemps, quand Fanchette miaule, roucoule et se traîne sur le dos dans les allées, Mélie appelle complaisamment les matous, et les attire au moyen d’assiettes remplies de viande crue. Puis elle contemple attendrie, les idylles qui en résultent, et, debout dans le jardin, en tablier sale, elle laisse « attacher » le… derrière de veau ou le lièvre en salmis, songeuse, en soupesant dans ses paumes ses seins sans corset, d’un geste fréquent qui a le don de m’agacer. Malgré moi, ça me dégoûte vaguement de songer que je les ai tétés.

Tout de même, si je n’étais qu’une petite niaise et non une fille bien sage, Mélie, obligeante, ferait tout le nécessaire pour que je faute. Mais je ris seulement d’elle, quand elle me parle d’un amoureux – ah ! non, par exemple –, et je la bourre, et je lui dis : « Va donc porter ça à Anaïs, tu seras mieux reçue qu’ici. »

Mélie a juré, sur le sang de sa mère, qu’elle ne viendrait pas à Paris. Je lui ai répondu : « Je m’en fiche. » Alors elle a commencé ses préparatifs, en prophétisant mille effroyables catastrophes.

J’errai donc dans les chemins pattés, dans les bois rouillés, parfumés de champignons et de mousses mouillées, récoltant des girolles jaunes, amies des sauces crémeuses et du veau à la casserole. Et peu à peu, je compris que cette installation à Paris sentait la folie de trop près. Peut-être qu’en suppliant papa, ou plutôt en l’intimidant ? Mais que dirait Anaïs ? Et Luce qui pourrait croire que je reste à cause d’elle ? Non. Zut ! Il sera bien temps d’aviser, si je me trouve trop mal là-bas.

Un jour, à la lisière du bois des Vallées, comme je regardais au-dessous de moi, et les bois, les bois qui sont ce que j’aime le plus au monde, et les prés jaunes, et les champs labourés, leur terre fraîche presque rose, et la tour sarrasine, au-dessus, qui baisse tous les ans, je vis nettement, si clairement la bêtise, le malheur de partir, que je faillis courir et dévaler jusqu’à la maison, pour supplier, pour ordonner qu’on déclouât les caisses de livres et qu’on désentortillât les pieds des fauteuils.

Pourquoi ne l’ai-je pas fait ? Pourquoi suis-je restée là, toute vide, avec mes mains froides sous ma capeline rouge ? Les châtaignes tombaient sur moi dans leur coque et me piquaient un peu la tête, comme des pelotons de laine où l’on a oublié des aiguilles à repriser…

J’abrège. Adieux à l’École ; froids adieux à la Directrice (étonnante, Mademoiselle ! Sa petite Aimée dans ses jupes, elle me dit « au revoir » comme si je devais rentrer le soir même) ; adieux narquois d’Anaïs : « Je ne te souhaite pas bonne chance, ma chère, la chance te suit partout, tu ne daigneras sans doute m’écrire que pour m’annoncer ton mariage » ; adieux angoissés et sanglotants de Luce, qui m’a confectionné une petite bourse en filet de soie jaune et noir, d’un mauvais goût parfait, et qui me donne encore une mèche de ses cheveux dans un étui à aiguilles en bois de Spa. Elle a fait « empicasser » ces souvenirs pour que je ne les perde jamais.

(Pour ceux qui ignorent le sortilège d’empicassement, voici : Vous posez à terre l’objet o à empicasser, vous l’enfermez entre deux parenthèses dont les bouts rejoints, Xo, se croisent et où vous inscrivez, à gauche de l’objet, un X. Après ça, vous pouvez être tranquille, l’empicassement est infaillible. On peut aussi cracher sur l’objet, mais ce n’est pas absolument indispensable.)

La pauvre Luce m’a dit : « Va, tu ne crois pas que je serai malheureuse. Mais tu verras, tu verras ce que je suis capable de faire. J’en ai assez, tu sais, de ma sœur et de sa Mademoiselle. Il n’y avait que toi ici, je n’avais du goût qu’à cause de toi. Tu verras ! » J’ai embrassé beaucoup la désolée, sur ses joues élastiques, sur ses cils mouillés, sur sa nuque blanche et brune, j’ai embrassé ses fossettes et son irrégulier petit nez trop court. Elle n’avait jamais eu de moi autant de caresses et le désespoir de la pauvre gobette a redoublé. J’aurais pu, pendant un an, la rendre peut-être très heureuse. (Il ne t’en aurait pas coûté tant que ça, Claudine, je te connais !) Mais je ne me repens guère de ne pas l’avoir fait.

L’horreur physique de voir déplacer les meubles et emballer mes petites habitudes me rendit frileuse et mauvaise comme un chat sous la pluie. D’assister au départ de mon petit bureau d’acajou taché d’encre, de mon étroit lit-bateau en noyer et du vieux buffet normand qui me sert d’armoire à linge, je faillis avoir une crise de nerfs. Papa, plus faraud que jamais, déambulait au milieu du désastre, et chantait : « Les Anglais pleins d’arrogance, Sont venus assiéger Lorient. Et les Bas-Bretons… » (On ne peut pas citer le reste, malheureusement.) Je ne l’ai jamais détesté comme ce jour-là.

Au dernier moment, je crus perdre Fanchette, qui, autant que moi horrifiée, avait piqué une fuite éperdue dans le jardin, et s’était réfugiée dans la soupente à charbon. J’eus mille peines à la capturer pour l’enfermer dans un panier de voyage, crachante et noire, jurant comme un diable. Elle n’admet, en fait de paniers, que celui à viande.

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