II

Le voyage, l’arrivée, le commencement de l’installation se perdent dans une brume de détresse. L’appartement sombre, entre deux cours, de cette rue Jacob triste et pauvre, me laissa dans une torpeur navrée. Sans bouger, je vis arriver, une à une, les caisses de livres, puis les meubles dépaysés ; je vis papa, excité et remuant, clouer des rayons, pousser son bureau de coin en coin, se gaudir à voix haute de la situation de l’appartement : « À deux pas de la Sorbonne, tout près de la Société de géographie, et la bibliothèque Sainte-Geneviève à la portée de la main ! », j’entendis Mélie geindre sur la petitesse de sa cuisine – qui est pourtant, de l’autre côté du palier, une des plus belles pièces de l’appartement – et je souffris qu’elle nous servît, sous l’excuse de l’emménagement incomplet et difficile, des mangeailles… incomplètes et difficiles à ingérer. Une seule idée me rongeait : « Comment, c’est moi qui suis ici, c’est moi qui ai laissé s’accomplir cette folie ? » Je refusai de sortir, je refusai obstinément de m’occuper de quoi que ce fût d’utile, j’errai d’une chambre à l’autre, la gorge rétrécie et l’appétit absent. Je pris, au bout de dix jours, une si étrange mine, que papa lui-même s’en aperçut et s’affola tout de suite, car il fait toutes choses à fond et sans mesure. Il m’assit sur ses genoux, contre sa grande barbe tricolore, me berça dans ses mains noueuses qui sentaient le sapin à force d’installer des rayons… Je ne dis rien, je serrai les dents, car je lui gardais une farouche rancune… Et puis, mes nerfs tendus cédèrent dans une belle crise, et Mélie me coucha, toute brûlante.

Après ça, il se passa beaucoup de temps. Quelque chose comme une fièvre cérébrale avec des allures de typhoïde. Je ne crois pas avoir beaucoup déliré, mais j’étais tombée dans une nuit lamentable et je ne sentais plus que ma tête, qui me faisait si mal ! Je me souviens d’avoir, pendant des heures, couchée sur le côté gauche, suivi du bout de mon doigt, contre le mur, les contours d’un des fruits fantastiques imprimés sur mes rideaux ; une espèce de pomme avec des yeux. Il suffit encore à présent que je la regarde pour voguer tout de suite dans un monde de cauchemars et de songes tourbillonnants où il y a de tout : Mademoiselle, et Aimée, et Luce, un mur qui va tomber sur moi, la méchante Anaïs, et Fanchette qui devient grosse comme un âne et s’assied sur ma poitrine. Je me souviens aussi que papa se penchait sur moi, sa barbe et sa figure me semblaient énormes, et je le poussais avec mes deux bras faibles, et je retirais mes mains tout de suite parce que le drap de son pardessus me semblait si rude et si pénible à toucher ! Je me souviens enfin d’un médecin doux, un petit blond avec une voix de femme et des mains froides qui me faisaient frémir partout.

Pendant deux mois on n’a pas pu me peigner, et, comme le feutrage de mes boucles me faisait souffrir quand je roulais ma tête sur l’oreiller, Mélie m’a coupé les cheveux, avec ses ciseaux, tout contre la tête, comme elle a pu, en escaliers ! Mon Dieu, quelle chance que la grande Anaïs ne me voie pas ainsi garçonnisée, elle qui jalousait tant mes boucles châtaines et me les tirait sournoisement pendant la récréation !

J’ai repris goût à la vie, petit à petit. Je me suis aperçue un matin, quand on a pu m’asseoir sur mon lit, que le soleil levant entrait dans ma chambre, que le papier pékiné blanc et rouge égayait les murs, et j’ai commencé à songer aux pommes de terre frites.

– Mélie, j’ai faim. Mélie, qu’est-ce que ça sent dans ta cuisine ? Mélie, ma petite glace. Mélie, de l’eau de Cologne pour me laver les oreilles. Mélie, qu’est-ce qu’on voit par la fenêtre ? Je veux me lever.

– Oh ! ma petite compagnie, que tu redeviens agouante ! C’est que tu vas mieux. Mais tu ne te tiendrais seulement pas debout à quatre pattes, et le médecin l’a défendu.

– C’est comme ça ? Attends, marche, bouge pas ! Tu vas voir.

Hop ! Malgré les objurgations désolées, et les « Ma France adorée, tu vas te flanquer par terre ; ma petite servante, je le dirai au médecin ! » d’un gros effort je tire mes jambes de mon lit… Misère ! Qu’est-ce qu’on a fait de mes mollets ? Et mes genoux, comme ils paraissent gros ! Sombre, je rentre dans mon lit, n’en pouvant plus déjà.

Je consens à rester assez sage, bien que je trouve aux « œufs frais » de Paris un singulier goût de papier imprimé. Il fait bon dans ma chambre ; on y brûle du bois, je prends plaisir à en regarder le papier pékiné rouge et blanc (je l’ai déjà dit), mon buffet normand à deux portes, avec mon petit trousseau dedans ; la tablette est usée et écornée, je l’ai un peu tailladée et tachée d’encre. Il voisine avec mon lit, sur la plus longue paroi de ma chambre rectangulaire, mon lit bateau, en noyer, à rideaux de perse (on est vieux jeu) à fond blanc, fleurs et fruits rouges et jaunes. En face de mon lit, mon petit bureau d’acajou démodé. Pas de tapis ; en guise de descente de lit, une grande peau de caniche blanc. Un fauteuil crapaud, en tapisserie un peu usée aux bras. Une chaise basse en vieux bois, paillée rouge et jaune ; une autre, tout aussi basse, en ripolin blanc. Et une petite table en rotin, carrée qui fut vernie en ton naturel. Voilà une salade ! Mais cet ensemble m’a toujours paru exquis. Une des parois étroites est occupée par deux portes d’alcôve, qui ferment dans le jour mon cabinet de toilette obscur. Ma table de toilette est une console Louis XV à dessus de marbre rose. (C’est du gaspillage, c’est de l’imbécillité ; elle serait infiniment mieux à sa place dans le salon, je le sais, mais on n’est pas pour rien la fille à papa.) Complétons l’énumération : une grande cuvette banale, un fougueux coursier, et pas de tub, non ; à la place du tub, qui gèle les pieds, ridicule avec ses bruits de tonnerre de théâtre, un baquet en bois, un cuveau, là ! Un bon cuveau de Montigny, en hêtre cerclé, où je m’accroupis en tailleur, dans l’eau chaude, et qui râpe agréablement le derrière.

Je mange donc docilement des œufs, et, comme on me défend absolument de lire, je ne lis que peu (la tête me tourne tout de suite). Je ne parviens pas à m’expliquer comment la joie de mes réveils s’assombrit graduellement, dans le jour tombant, jusqu’à la mélancolie et au recroquevillement farouche, malgré les agaceries de Fanchette.

Fanchette, heureuse fille, a pris gaiement l’internat. Elle a, sans protestation, accepté, pour y déposer ses petites horreurs, un plat de sciure dissimulé dans ma ruelle, et je m’amuse, penchée, à suivre sur sa physionomie de chatte les phases d’une opération importante. Fanchette se lave les pattes de derrière, soigneuse, entre les doigts. Figure sage et qui ne dit rien. Arrêt brusque dans le washing : figure sérieuse et vague souci. Changement soudain de pose ; elle s’assied sur son séant. Yeux froids et quasi sévères. Elle se lève, fait trois pas et se rassied. Puis, décision irrévocable, on saute du lit, on court à son plat, on gratte… Et rien du tout. L’air indifférent reparaît. Mais pas longtemps. Les sourcils angoissés se rapprochent ; elle regratte fiévreusement la sciure, piétine, cherche la bonne place et pendant trois minutes, l’œil fixe et sorti, semble songer âprement. Car elle est volontiers un peu constipée. Enfin, lentement, on se relève et, avec des précautions minutieuses, on recouvre le cadavre, de l’air pénétré qui convient à cette funèbre opération. Petit grattement superfétatoire autour du plat, et sans transition, cabriole déhanchée et diabolique, prélude à une danse de chèvre, le pas de la délivrance. Alors, je ris et je crie : « Mélie, viens changer, vite, le plat de la chatte ! »

J’ai commencé à m’intéresser aux bruits de la cour. Une grande cour maussade ; au bout le revers d’une maison noire. Dans la cour, des petits bâtiments sans nom à toits de tuiles, des tuiles…, comme à la campagne. Une porte basse, obscure, ouvre, me dit-on, sur la rue Visconti. Cette cour, je ne l’ai vu traverser que par des ouvriers en blouse et des femmes en cheveux, tristes, avec cet affaissement du buste sur les hanches, à chaque pas, spécial aux créatures éreintées. Un enfant y joue, silencieux, toujours tout seul, appartenant, je pense, à la concierge de ce sinistre immeuble. En bas, chez nous – si j’ose appeler « chez nous » cette maison carrée pleine de gens que je ne connais pas et qui me sont antipathiques –, une sale bonne à coiffe bretonne corrige tous les matins un pauvre toutou qui sans doute se conduit malproprement pendant la nuit, dans la cuisine, et qui crie et qui pleure ; cette fille-là, attendez seulement que je sois guérie, elle ne périra que de ma main ! Enfin, tous les jeudis, un orgue de Barbarie moud d’infâmes romances de dix à onze, et tous les vendredis, un pauvre (on dit ici un pauvre et non un « malheureux » comme à Montigny), un grand pauvre classique, à barbe blanche, vient déclamer pathétiquement : « Messieux et Mesdames – n’oubliez pas – un povr’malheureux ! – À peine s’il voit clair ! – Il se recomman’de – à votre bonn’té ! – S’il vous plaît, Messieux et Mesdames ! (un, deux, trois…)… ssss’il vous plaît ! » Le tout sur une petite mélopée mineure qui se termine en majeur. Ce vénérable-là, je lui fais jeter quatre sous par Mélie qui grogne et dit que je gâte le métier.

Papa, tiré d’inquiétude et rayonnant de me savoir en vraie convalescence, en profite pour ne plus paraître à la maison que vers l’heure des repas. Ô les Bibliothèques, les Archives, les Nationale et les Cardinale qu’il arpente, poussiéreux, barbu et bourbonien !

Pauvre papa, n’a-t-il pas failli remettre tout en question un matin de février, en m’apportant un bouquet de violettes ! L’odeur des fleurs vivantes, leur toucher frais, ont tiré d’un coup brusque le rideau d’oubli que ma fièvre avait tendu devant le Montigny quitté… J’ai revu les bois transparents et sans feuilles, les routes bordées de prunelles bleues flétries et de gratte-culs gelés, et le village en gradins, et la tour au lierre sombre qui seule demeure verte, et l’École blanche sous un soleil doux et sans reflet ; j’ai respiré l’odeur musquée et pourrie des feuilles mortes, et aussi l’atmosphère viciée d’encre, de papier et de sabots mouillés dans la classe. Et papa qui empoignait frénétiquement son nez Louis XIV, et Mélie qui tripotait ses nénés avec angoisse ont cru que j’allais recommencer à être bien malade. Le médecin doux, à voix féminine, a grimpé les trois étages en hâte et affirmé que ce n’était rien du tout.

(Je déteste cet homme blond à lunettes légères. Il me soigne bien, pourtant ; mais, à sa vue, je rentre mes mains sous le drap, je me plie en chien de fusil, je ferme mes doigts de pieds, comme fait Fanchette quand je veux lui regarder les ongles de près ; sentiment parfaitement injuste, mais que je ne ferai, certes, rien pour détruire. Je n’aime pas qu’un homme que je ne connais pas me touche et me tripote, et me mette la tête sur la poitrine pour écouter si je respire comme il faut. Et puis, bon sang, il pourrait bien se chauffer les mains !)

Ce n’était rien du tout, en effet, bientôt j’ai pu me lever. Et de ce jour-là mes préoccupations prennent un autre tour :

– Mélie, qui donc va me faire mes robes, à présent ?

– J’en sais rien de rien, ma guéline. Pourquoi que tu demandes pas une adresse à maame Cœur ?

Mais, elle a raison, Mélie !

Ça, par exemple, c’est roide de ne pas y avoir plus tôt songé, car « maame » Cœur, mon Dieu, ce n’est pas une parente éloignée, c’est la sœur de papa ; mais cet admirable père s’est toujours libéré, avec une aisance parfaite, de toute espèce de liens et de devoirs familiaux. Je crois bien que je l’ai vue une fois en tout, ma tante Cœur. J’avais neuf ans et papa m’apportait à Paris, avec lui. Elle ressemblait à l’impératrice Eugénie ; je pense que c’est pour embêter son frère qui ressemble, lui, au Roi-Soleil. Famille souveraine ! Elle est veuve, cette aimable femme, et je ne lui connais pas d’enfants.

Chaque jour, je déambule un peu plus par l’appartement, perdue, toute maigre, dans ma robe de chambre flottante, froncée aux épaules, en velours de coton aubergine passé. Dans le salon sombre, papa a fait porter les meubles de son fumoir et ceux du salon de Montigny.

Le voisinage me paraît blessant des petits fauteuils Louis XVI bas et larges, un peu éventrés, avec les deux tables arabes, le fauteuil mauresque en bois incrusté et le sommier couvert d’un tapis oriental. Claudine, il faudra arranger ça…

Je touche des bibelots, je tire un tabouret marocain, je replace sur la cheminée la petite vache sacrée (bibelot japonais très ancien et recollé deux fois grâce à Mélie), et puis je tombe tout de suite assise sur le sommier-divan, contre la glace où mes yeux trop grands et mes joues rentrées, et surtout, surtout, mes pauvres cheveux en marches inégales, me jettent dans le regret noir. Hein, ma vieille, s’il te fallait à présent monter sur le gros noyer du jardin de Montigny ! Où est ta belle prestesse, où sont tes jambes agiles et tes mains de singe qui faisaient flac si net sur les branches, quand tu montais là-haut en dix secondes ? Tu as l’air d’une petite fille de quatorze ans qu’on aurait martyrisée.

Un soir à table, tout en grignotant – sans en avoir l’air – des croûtes de pain encore interdites, j’interroge l’auteur de la Malacologie du Fresnois :

– Pourquoi n’avons-nous pas encore vu ma tante, est-ce que tu ne lui as pas écrit ? Tu n’es pas allé la voir ?

Papa, avec la condescendance qu’on a pour les fous, me demande, doucement, l’œil clair et la voix suave :

– Quelle tante, mon mignon ?

Habituée à ces candides absences, je lui fais comprendre qu’il s’agit de sa sœur.

– Tu penses à tout ! s’écria-t-il alors plein d’admiration. Mille troupeaux de cochons ! Cette brave fille, elle va être contente de savoir que nous sommes à Paris ! Elle va bougrement me cramponner, ajouta-t-il en s’assombrissant.

Progressivement j’étends mes promenades jusqu’au trou à livres, papa a fait rayonner les trois parois de la chambre qui reçoit le jour par une grande fenêtre (la seule pièce un peu claire de l’appartement, c’est la cuisine – bien que Mélie prétende, pittoresque, qu’« on n’y voit ni de la tête ni du… contraire ») et il a planté au milieu son secrétaire, thuya et cuivre, muni de roulettes, qui se balade dans tous les coins, suivi péniblement d’un vieux fauteuil Voltaire en cuir rouge, blanchi aux coins et fendu aux deux bras. La petite échelle volante, pour atteindre les dictionnaires haut perchés, une table sur tréteaux, c’est tout.

Plus solide de jour en jour, je viens me réchauffer aux titres connus des bouquins, et rouvrir de temps en temps le Balzac déshonoré par Bertall, ou le Dictionnaire philosophique de Voltaire. Que viens-je faire dans ce dictionnaire ? M’ennuyer, et… apprendre quelques vilaines choses, presque toujours choquantes (les vilaines choses ne sont pas toujours choquantes ; au contraire). Mais, depuis que je sais lire, je suis « souris chez papa » et, si je ne m’effarouche guère, je ne me passionne pas trop non plus.

J’explore la « turne » de papa. Ce papa ! Il a dans sa chambre, tendue de papier à bouquets champêtres, un papier pour jeunes filles, un lit bateau également, le matelas incliné en pente vertigineuse. Papa ne veut dormir qu’assis. Je vous fais grâce des meubles Empire, des grands fauteuils d’osier coussinés de brochures et de revues scientifiques, des planches en couleur pendues un peu partout, semées de limaces, de mille-pattes, de saletés d’« arnies » de petites bêtes ! Sur la cheminée, des rangées de fossiles, qui furent mollusques, il y a un bon bout de temps. Et par terre, à côté du lit, deux ammonites grandes comme des roues de voiture. Vive la Malacologie ! Notre maison est le sanctuaire d’une belle science, et pas galvaudée, j’ose le dire.

Pas intéressante, la salle à manger. N’étaient le buffet bourguignon et les grosses chaises, aussi bourguignonnes, je la trouverais bien banale. Le dressoir trop rustique n’a plus pour fond les boiseries brunes de Montigny. Mélie a planté là, faute de place, la grande armoire à linge, belle avec ses panneaux Louis XV à attributs de musique, mais, ainsi que tout le reste, triste et dépaysée. Elle pense à Montigny, comme moi.

Quand le médecin antipathique me dit, avec un air de triomphe modeste, que je peux sortir, je crie : « Jamais de la vie » pleine d’une si belle indignation, qu’il en demeure, c’est le mot, stupide.

– Pourquoi ?

– Parce que j’ai les cheveux coupés ! Je ne sortirai que quand j’aurai les cheveux longs !

– Eh bien, mon enfant, vous redeviendrez malade. Vous avez besoin, absolument besoin d’oxygène.

– Vous « m’aralez », vous ! J’ai absolument besoin de cheveux.

Il s’en va, toujours doux. Que ne se fâche-t-il ? Je lui dirais des choses pénibles pour me soulager…

Ulcérée, je m’étudie dans les glaces. Je constate que ce n’est pas le court de mes cheveux qui aggrave mon air de chat triste, mais surtout leur inégalité. À nous les ciseaux du bureau ! Ils sont trop grands, et émoussés. Les ciseaux de ma boîte à ouvrage ? Ils sont trop courts. Il y a bien les ciseaux de Mélie… Mais elle s’en sert pour couper les tripes de poulet et pour fendre les gésiers, ils me dégoûtent.

– Mélie, tu m’achèteras demain matin des ciseaux de couturière.

C’est une besogne longue et difficile. Un coiffeur ferait mieux et plus vite ; mais ma misanthropie à l’égard de tout ce qui tient à Paris frémit, trop vive encore. Ô les pauvres, coupés tous à la hauteur de l’oreille ! Ceux du front, drôlement roulés, ne font pas encore trop mauvaise contenance, mais j’ai un gros chagrin rageur à mirer dans deux glaces cette nuque blanche et amincie sous les petits cheveux raides et qui ne se décident que lentement à spiraler, comme les cosses des graines de balsamines qui, après avoir lâché leur semence, se roulent petit à petit en colimaçon, et sèchent là.

Avant que je consente à mettre un pied dehors, le genre humain fait irruption chez moi, représenté par la concierge. Exaspérée d’entendre la servante bretonne battre injustement son malheureux toutou en bas, chaque matin, je l’ai guettée et lui ai versé la moitié de mon broc sur sa coiffe.

Cinq minutes après, entre la portière, ancienne belle femme, sale et phraseuse. Papa absent, elle regarde avec une certaine surprise cette petite fille pâle et rogue. « Mademoiselle, la Bretonne a dit qu’on avait versé un siau… – C’est moi. Après ? Elle dit comme ça qu’une supposition qu’elle porte plainte… – Elle me porte surtout sur les nerfs. Et puis, si elle recommence à battre le chien, c’est autre chose que de l’eau qu’elle recevra. Est-ce que je raconte à ses patrons qu’elle crache dans les tasses du déjeuner et qu’elle se mouche dans les serviettes ? Si elle préfère ça, qu’elle le dise ! » Et la Bretonne a enfin laissé ce pauvre chien tranquille. D’ailleurs, vous savez, je ne l’ai jamais vue cracher dans les tasses, ni se moucher dans les serviettes. Mais elle a bien une tête à le faire. Et puis, comme on dit chez nous, elle me rebute. Est-ce que ce n’est pas ça qu’on appelle un « généreux mensonge » ?

Ma première sortie a eu lieu en mars. Un soleil pointu et un vent acide ; papa et moi dans un fiacre à pneumatiques. Avec ma cape rouge de Montigny et mon polo d’astrakan, j’ai l’air d’un pauvre petit garçon en jupe. (Et toutes mes chaussures devenues si larges !) Promenade à pas lents au Luxembourg, où mon noble père m’entretient des mérites comparés de la Nationale et de la bibliothèque Sainte-Geneviève. Le vent m’étourdit, et le soleil. Je trouve vraiment belles les grandes allées plates, mais l’abondance des enfants et l’absence des mauvaises herbes me choquent, l’une autant que l’autre.

– En relisant les épreuves de mon grand Traité, me dit papa, j’ai vu qu’il y avait encore beaucoup à creuser. Je m’étonne moi-même de la superficialité de certaines parties. Tu ne trouves pas étrange qu’avec la précision de mon esprit, j’aie pu seulement effleurer certains points importants.

Petite fille ! Il ne consentira donc pas à s’apercevoir que je file bon train, laissant derrière moi mes dix-sept ans ? Quant aux espèces minuscules, ah ! la la, ce que je m’en fiche ! Et des majuscules itou !

Que d’enfants, que d’enfants ! Est-ce que j’aurai un jour tant d’enfants que ça ? Et quel est le monsieur qui m’inspirera l’envie d’en commettre avec lui ? Pouah, pouah ! C’est curieux comme, depuis ma maladie, j’ai l’imagination et les nerfs chastes. Que penserait-on d’un Grand Traité – moi aussi – de l’influence moralisatrice des fièvres cérébrales chez la jeune fille ? Ma pauvre petite Luce… Comme les arbres sont avancés ici ! Les lilas dardent des feuilles tendres. Là-bas, là-bas… On ne doit voir encore que des bourgeons bruns et vernis, tout au plus des anémones des bois, et encore !

En rentrant de ma promenade, je constate que la rue Jacob conserve opiniâtrement son aspect graillonneux. Indifférente aux louanges de ma fidèle Mélie, prétendant que la promenade a rosi les joues de sa « petite servante » (elle ment effrontément, ma fidèle Mélie) et attristée par ce printemps de Paris qui me fait trop songer à l’autre, au vrai, je m’étends sur mon lit, fatiguée, et je me relève pour écrire à Luce. Ma lettre fermée, je songe trop tard que la pauvre gobette n’y comprendra rien du tout. Ça lui est bien égal à elle que Machin, le nouveau locataire de notre maison de Montigny, ait coupé les branches du gros noyer parce qu’elles traînaient par terre, et que le bois de Fredonnes soit déjà embué (on le voit de l’École) du brouillard vert des jeunes pousses ! Luce ne saura pas me dire non plus si les blés s’annoncent bien, ou si les violettes, au versant ouest du chemin creux qui mène aux Vrimes, sont en retard ou en avance sur leurs feuilles. Elle ne verra que le ton peu tendre de ma lettre, ne comprendra pas que je lui donne si peu de détails sur ma vie de Paris, et que les nouvelles de ma santé se bornent à ceci : « J’ai été malade deux mois, mais je vais mieux. » C’est à Claire, à ma petite sœur de communion qu’il fallait écrire ! Elle garde ses moutons, aujourd’hui, au champ de Vrimes ou près du bois des Matignons, une grande cape sur les épaules, et sa petite tête ronde aux yeux doux protégée par un fichu coquettement épinglé en mantille. Ses moutons errent, difficilement contenus par Lisette, la chienne sage, et Claire s’absorbe dans un roman à couverture jaune, un de ceux que je lui ai laissés en partant.

J’écris donc à Claire une affectueuse et banale bonne lettre. Narration française : Lettre d’une jeune fille à son amie pour lui annoncer son arrivée à Paris. Ô Mademoiselle ! Rousse et vindicative Mademoiselle, j’entends, un peu enfiévrée encore, j’entends votre voix coupante, habile à réprimer tout désordre. Que faites-vous de votre petite Aimée, à cette heure ? Je l’imagine, je l’imagine assez bien : et ça me fait monter ma « température », de l’imaginer…

Papa, que j’ai orienté sur ma tante Cœur, exprime les jours suivants des velléités de m’emmener chez elle en visite. Je jette de grands cris pour l’effrayer :

– Aller chez ma tante ? Ben, voilà une idée ! Avec les cheveux que j’ai, et la figure que j’ai, et pas de robes neuves ! Papa, il y a de quoi compromettre mon avenir et faire rater un mariage !

(Il n’en fallait pas tant. Le faciès du grand siècle se rassérène.)

– Trente-six troupeaux de cochons ! Ça me fait bougrement plaisir que tu aies les cheveux coupés ! Non, enfin, je veux dire… C’est que je retape en ce moment un chapitre difficile. Il me faut encore une bonne semaine.

(Ça va bien.)

– Houche, Mélie, grande « louache » paresseuse, dégrouille-toi, « rabâte », fais du « raffut » ! Il me faut une couturière.

On en découvre une, qui vient « prendre mes ordres ». Elle habite la maison, c’est une femme d’âge, qui s’appelle Poullanx, qui a des scrupules, qui est timorée, qui n’aime pas les jupes collantes et qui affiche une honnêteté démodée. Quand elle a terminé une robe de drap bleu toute simple, un corsage à petits plis pincés, un col cerclé de piqûres qui enferme jusqu’aux oreilles mon cou (on le montrera plus tard, quand j’aurai renforci), elle me rapporte les fausses coupes, les biais, les petits coupassons de trois centimètres. Terrible femme, avec sa façon janséniste de réprouver les « robes immodestes » qu’on se plaît en ce moment à porter !

Rien de tel qu’une robe neuve pour donner envie de sortir ! Mais j’ai beau brosser mes cheveux, ils n’allongent pas vite. L’activité de l’ancienne Claudine reparaît tout doucement. L’abondance des bananes contribue d’ailleurs à me rendre la vie supportable. En les achetant mûres et les laissant pourrir un petit peu, les bananes, c’est le bon Dieu en culotte de velours liberty ! Fanchette trouve que ça sent mauvais.

Je reçois entre temps (il y a quinze jours), une réponse de Luce, une lettre au crayon qui me méduse, je l’avoue.

« Ma Claudine chérie, c’est bien tard que tu penses à moi ! Tu aurais bien fait d’y penser plus tôt, pour me donner un peu la force de supporter mes tourments. J’ai raté mon examen d’entrée à Normale, ma sœur me le fait payer depuis ce jour-là. Pour un oui, pour un non, c’est des gifles à me faire démancher la tête, et elle me refuse des chaussures. Je ne peux pas demander à ma mère de retourner chez nous, elle me battrait trop. Ce n’est pas Mademoiselle qui me soutiendra, elle est toujours aussi affolée après ma sœur qui la fait tourner en chieuvre. Je t’écris en cinq ou six fois, je ne veux pas qu’elle prenne ma lettre. Quand tu étais ici, elles avaient un peu peur de toi. À présent c’est fini, tout est parti avec toi, et c’est adieu que je dirais à ce monde, si je n’avais pas si peur pour me tuer. Je ne sais pas ce que je vais faire, mais ça ne peut pas durer ainsi. Je me sauverai, j’irai je ne sais où. Ne te moque pas de moi, ma Claudine. Hélas, si je t’avais ici rien que pour me battre, ça serait encore bien bon. Les deux Aubert et Anaïs sont à Normale, Marie Belhomme est demoiselle dans un magasin, il y a quatre nouvelles pensionnaires qui sont des amies, et quant aux violettes je ne sais pas si elles sont en avance, il y a longtemps que je ne me suis promenée. Adieu, ma Claudine, si tu trouves un moyen de me rendre moins malheureuse ou de venir me voir, fais-le, c’est une charité. J’embrasse tes beaux cheveux, et tes chers yeux qui ne m’aimaient guère, et toute ta figure, et ton cou blanc ; ne ris pas de moi, ce n’est pas de la misère pour rire qui fait pleurer ta

LUCE. »

Qu’est-ce qu’elles lui font, ces deux mauvaises ? Ma pauvre petite Luce sans consistance, trop méchante pour être bonne, trop lâche pour être méchante, je ne pouvais pourtant pas t’apporter avec moi ! (d’ailleurs je n’en avais pas envie). Mais tu n’as plus de pastilles de menthe, plus de chocolat, et plus de Claudine. L’école neuve, l’inauguration par le ministre, le docteur Dutertre… Comme je suis loin de tout ça ! Docteur Dutertre, vous êtes jusqu’ici le seul homme qui ait osé m’embrasser, et sur le coin de la bouche encore. Vous m’avez donné chaud et vous m’avez fait peur ; est-ce là tout ce que je dois espérer, en plus grand, de l’homme qui m’emmènera définitivement ? Comme notions pratiques de l’amour, c’est un peu bref. Heureusement, chez moi, la théorie est beaucoup plus complète, avec des plaques d’obscurité. Car la bibliothèque même de papa ne saurait tout m’apprendre.

Voilà le résumé de mes premiers mois de Paris, à peu près. Mon « cahier au net », comme nous disions à l’École, est au courant, il ne me sera pas difficile de l’y maintenir. Je n’ai pas grand-chose à faire ici : coudre des petites chemises gentilles pour mon trousseau toujours à court, et des petits pantalons (fermés) ; brosser mes cheveux – c’est si vite fait maintenant –, peigner Fanchette blanche, qui n’a presque plus de puces depuis qu’elle se parisianise, et l’installer avec son coussin plat sur le rebord extérieur de la fenêtre pour qu’elle prenne l’air. Elle a aperçu hier le gros chat… Comment dirais-je ?… ébréché de la concierge, et lui a mâchouillé, du haut de son troisième, des injures sans nom, de sa voix campagnarde et un peu enrouée d’ex-couche-dehors. Mélie la soigne et lui apporte contre la constipation, des pots d’herbe-à-chat, que la pauvre belle dévore. Est-ce qu’elle songe au jardin, et au gros noyer où nous excursionnâmes si souvent de compagnie ? Je crois que oui. Mais elle m’aime tant, elle vivrait avec moi dans le dernier des rabicoins !

J’ai goûté, escortée de Mélie, le charme des grands magasins. On me regarde dans la rue, parce que je suis pâlotte et mince, avec des cheveux courts et gonflés, et parce que Mélie porte la coiffe fresnoise. Vais-je enfin savourer la convoitise des « vieux messieurs » suiveurs, tant célébrés ? Nous verrons ça plus tard ; à présent, j’ai affaire.

J’ai surtout fait une étude des odeurs diverses, au Louvre et au Bon Marché. À la toile, c’est enivrant. Ô Anaïs ! Toi qui mangeais les échantillons de draps et de mouchoirs, ta demeure est ici. Cette odeur sucrée des cotonnades bleues neuves, est-ce qu’elle me passionne, ou bien si elle me donne envie de vomir ? Je crois que c’est les deux. Honte sur la flanelle et les couvertures de laine ! Ça et les œufs pourris, c’est quasiment. Le parfum des chaussures neuves a bien son prix, et aussi celui des porte-monnaie. Mais ils n’égalent pas la divine exhalaison du papier bleu gras à tracer les broderies, qui console de la poisserie écœurante des parfums et des savons…

Claire aussi m’a répondu. Elle est, encore une fois, extrêmement heureuse. Le véritable amour, elle le tient, ce coup-ci. Et elle m’annonce qu’elle va se marier. À dix-sept ans, vrai, elle « applette » ! Une basse petite vexation me fait hausser les épaules. (Fi, Claudine, ma chère, que tu es vulgaire !) « Il est si beau, m’écrit Claire, que je ne me lasse pas de le regarder. Ses yeux sont deux étoiles, et sa barbe est si douce. Et il est si fort, si tu savais, je ne pèse pas plus qu’une plume dans ses bras ! Je ne sais pas encore quand nous nous marierons, maman me trouve bien gobette. Mais je la supplie de me le permettre le plus tôt possible. Quel ne sera pas mon bonheur d’être sa femme ! » Elle joint à ces délires une petite photographie de l’Aimé : c’est un large garçon qui paraît trente-cinq ans, avec une figure honnête et paisible, des petits yeux bons et une barbe touffue.

Dans son extase, elle a totalement oublié de me dire si les violettes, au versant ouest du chemin creux qui mène aux Vrimes…

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