X

Mon cousin l’Oncle est venu ce matin voir papa qui, d’abord furibond parce qu’on le dérange, s’humanise tout de suite, parce que ce Renaud a le don de plaire et de désarmer. Au grand jour, il a davantage de cheveux blancs, mais la figure plus jeune que je n’avais vu d’abord, et une nuance d’yeux ardoise assez personnelle. Il a embarqué papa dans la Malacologie, et mon noble père ne tarit pas. Épouvantée d’un tel flot de paroles, j’endigue.

– Papa, je veux faire voir Fanchette à mon oncle.

Et j’emmène mon oncle dans ma chambre, ravie de voir qu’il apprécie le lit bateau, et la vieille perse, et mon cher vilain petit bureau. Adroitement, il tripote et gratouille le ventre sensible de Fanchette, et lui parle chat d’une ingénieuse façon. Sûr, quoi qu’en dise Marcel, c’est quelqu’un de bien !

– Ma chère petite, une chatte blanche et un fauteuil crapaud sont les animaux indispensables d’une chambre de jeune fille. Il n’y manque que le bon roman… Non, le voici. Sapristi, c’est André Tourette… Quelle drôle d’idée !

– Oh ! vous en verrez d’autres ! Il faudra vous y habituer, je lis tout.

– Tout. C’est peu ! Ne cherchez pas à m’étonner, je trouve cela ridicule.

– Ridicule !… dis-je suffoquée de colère, je me trouve assez grande pour lire à ma guise !

– Tra, la la ! Assurément votre père, qui est charmant d’ailleurs, est un père ordinaire, mais… voilà, voilà, il y a des ignorances que vous pourriez regretter. Mon petit, ajoute-t-il en me voyant près de pleurer, je ne veux pas vous faire de peine. Qu’est-ce qui me prend de moraliser comme ça ? Je suis plus oncle que nature. Ça ne vous empêche pas, vous, d’être la plus jolie et la plus mignonne des nièces, bibliomanie à part. Et vous allez me donner votre menotte en signe de paix.

Je la donne. Mais j’ai eu de la peine tout d’un coup. J’étais si résolue à trouver cet homme-là absolument gentil !

Il m’a baisé la main. C’est le deuxième homme qui me baise la main. Et je constate des différences : de Marcel, le baiser est un effleurement rapide, si léger, si hâtif, que je ne sais pas si ce sont des lèvres, ou un doigt pressé, qui ont touché ma peau. Quand c’est son père, j’ai le temps de sentir la forme de sa bouche.

Il est parti. Il reviendra dimanche me chercher pour le concert. Il est parti…

Je vous demande un peu ! Un oncle qui avait l’air si peu vieux-jeu ! Est-ce que je l’asticote sur ses habitudes de perdre son argent aux courses, moi ? Il pourrait, à la vérité, me répondre qu’il a cessé d’avoir dix-sept ans et qu’il ne se nomme pas Claudine.

Avec tout ça, je reste toujours sans nouvelles de Luce.

Claudine joue à la dame. Claudine se commande robes sur robes et tourmente la vieille et surannée Poullanx, couturière, ainsi que madame Abraham Lévi, modiste. Mon oncle m’a affirmé qu’à Paris toutes les modistes étaient juives. Celle-ci, quoique de la rive gauche, montre une vivacité de goût assez précieuse ; et puis, ça l’amuse de coiffer ma figure pointue à cheveux bouffants. Avant l’essayage, elle me brosse les cheveux en avant, rudement, fait gonfler les côtés, s’éloigne de deux pas et dit avec ravissement : « Vous voilà tout à fait comme Polaire ! » Moi, j’aime mieux être comme Claudine. Puisque ici les femmes se campent de la verdure sur la tête dès février, je me suis choisi deux chapeaux d’été : un grand noir, capeline en crin et plumes – « Ça fait bébé cossu », constate madame Lévi avec une lippe aimable dans sa moustache brune –, et un autre, roux avec du velours noir. Faut que ça aille avec tout. Je n’ai pas, moi, les goûts de la grande Anaïs qui n’était jamais contente quand sa tête ne chavirait pas sous trois kilogrammes de roses. Et j’élabore encore une autre robe bleue. Je chéris le bleu, non pas pour lui-même, mais pour l’importance qu’il donne au tabac d’Espagne de mes yeux.

Pas de Marcel. Je sens vaguement qu’il me boude. « Boude » est un trop gros mot, mais je flaire un ressentiment sourd. Je me console, puisqu’il pleut, avec les vieux et jeunes bouquins, des Balzac ressassés qui cachent entre leurs feuillets des miettes de goûters anciens… Voilà une mie de gâteau qui vient de Montigny, sens, Fanchette. Bête sans cœur, ça ne lui dit rien, elle écoute les bruits de casseroles de la cuisine !… Papa, la cravate en corde, me caresse la tête en passant. Est-il heureux, cet homme-là, d’avoir trouvé chez les limaces la plénitude de la vie et la divagation féconde et renaissante !… Qui me servira de limace, à moi ?

Une lettre de Claire. Eh ben vrai !

« Ma chérie, c’est un grand bonheur que je t’écris. Je me marie dans un mois avec le cher bien-aimé dont je t’ai envoyé la photographie. Il est plus riche que moi ; il n’a pas de peine, mais ça ne fait rien. Je suis si heureuse ! Il aura la surveillance d’une usine au Mexique (!) et je partirai avec lui. Tu vois bien que la vie, c’est comme dans les romans. Tu riais de moi, autrefois, quand je te le disais. Je veux que tu viennes à mon mariage, etc., etc. »

Suivent des recommencements, et des bavardages de petite fille qui délire de bonheur. Elle la mérite, toute sa joie, cette enfant confiante et douce, et si honnête ! Cette confiance et cette douceur l’ont, par un hasard merveilleux, mieux protégée que la ruse la plus avertie ; ce n’est pas tout à fait sa faute, mais c’est bien ainsi. Je lui ai répondu tout de suite, n’importe quoi de gentil et de tendre ; et je reste là, près d’un petit feu de bois – toujours frileuse dès qu’il pleut – à attendre la nuit et le dîner, dans une tristesse et un abattement honteux.

Elle se marie, elle a dix-sept ans. Et moi ?… Oh ! qu’on me rende Montigny, et l’année dernière, et celle d’avant, et ma turbulence fureteuse et indiscrète, qu’on me rende ma tendresse trompée pour la petite Aimée de Mademoiselle, et ma méchanceté voluptueuse pour Luce – car je n’ai personne ici, et même pas l’envie de mal faire !

Qui pourrait croire qu’elle roule des pensées si larmoyantes, cette Claudine en saut de lit, accroupie à l’orientale devant le marbre du foyer, et tout occupée, apparemment, à rôtir le ventre d’une tablette de chocolat que maintiennent debout les branches d’une pincette ? Lorsque la surface exposée au feu mollit, noircit, crépite et se boursoufle, je la soulève en minces lamelles avec mon petit couteau… Goût exquis, qui participe de l’amande grillée et du gratin à la vanille ! Douceur mélancolique de savourer le chocolat à la pincette tout en se teignant les ongles des pieds en rose avec un petit chiffon trempé dans l’encre rouge de Papa !

Le soleil revenu me montre le ridicule de mes désolations d’hier soir. D’autant plus que Marcel arrive à cinq heures et demie, vif, beau comme… comme Marcel seul, cravaté d’un pongée turquoise amorti qui avive ses lèvres jusqu’au rose de Chine, un rose artificiel de bouche peinte. Dieu ! Ce petit sillon entre le nez et la lèvre supérieure, et l’imperceptible duvet qui l’argente ! La panne toute soie, à 15,90 francs, n’est pas aussi suave.

– Mon « neveu », que je suis contente ! Vous n’êtes pas choqué que je garde mon petit tablier ?

– Il est charmant, votre petit tablier. Gardez-le, vous me faites penser à… – comment, déjà – à Montigny.

– Je n’ai pas besoin de le garder pour songer à Montigny, moi. Si vous saviez ce que ça fait bobo, quelquefois…

– Oh ! voyons, pas d’attendrissement nostalgique, Claudine ! Ça ne vous va pas du tout !

Sa légèreté m’est cruelle en ce moment, et je lui lance sans doute un mauvais regard, car il devient souple et charmant :

– Attendez, attendez. Mal du Pays ! Je vais souffler sur vos yeux, et il partira !

Avec sa grâce de femme, faite d’aisance et aussi d’une extraordinaire précision de mouvements, il m’a emprisonné la taille et souffle doucement sur mes yeux à demi fermés. Il prolonge le jeu et déclare à la fin :

– Vous sentez… la cannelle, Claudine.

– Pourquoi la cannelle ? dis-je mollement, appuyée à son bras et engourdie de son souffle léger.

– Je ne sais pas. Une odeur chaude, une odeur de sucrerie exotique.

– C’est ça ! Le bazar oriental, alors ?

– Non. Un peu la tarte viennoise ; une odeur bonne à manger. Et moi, qu’est-ce que je sens ? demande-t-il en mettant sa joue veloutée tout près de ma bouche.

– Le foin coupé, dis-je en le flairant. Et comme sa joue ne se retire pas, je l’embrasse doucement, sans appuyer. Mais j’aurais aussi bien embrassé un bouquet, ou une pêche mûre. Il y a des parfums qu’on ne respire bien qu’avec la bouche.

Marcel l’a compris, il me semble. Il ne me rend pas le baiser, et, se retirant avec une moue pour rire :

– Le foin ? C’est une odeur bien simplette… Vous venez au concert, demain, hein ?

– Sûrement. Votre père est venu voir papa l’autre matin ; vous ne le saviez pas ?

– Non, fait-il avec indifférence. Je ne vois pas papa tous les jours… il n’a pas le temps. Et puis je m’en vais, je n’ai qu’une minute. Savez-vous, ingrate petite fille, qui je fais attendre en restant ici ? Charlie !

Il éclate d’un rire malicieux et se sauve.

Mais j’apprécie, autant qu’il convient, le prix de cette préférence.

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