IX

Tante Wilhelmine est venue me voir, je n’étais pas là. Elle a causé avec papa, me raconte Mélie, et elle était « hors d’état » de me savoir sortie seule (sans doute, elle n’ignore pas que les élèves des Beaux-Arts tiennent beaucoup de place dans le quartier).

J’étais dehors, pour voir des feuilles.

Hélas ! les feuilles vertes ! Elles sortent de bonne heure ici.

Là- bas, c’est tout au plus si les bouchures d’épines se voilent, à longue distance, de ce brouillard vert, et comme suspendu sur leurs branches, que leur tissent les toutes petites feuilles tendres. Au Luxembourg, j’ai voulu manger des pousses d’arbre, comme à Montigny, mais ici, elles croquent sous la dent, poudrées de charbon. Et jamais, jamais je ne respire plus l’odeur humide des feuilles pourries et des étangs jonceux, ni l’âcreté légère du vent qui a passé sur les bois où cuit le fraisil. Là-bas, les premières violettes ont poussé, je les vois ! La bordure, près du mur du jardin, celui qui regarde l’ouest, est fleurie de petites violettes rabougries, laides et chétives, mais d’une odeur souveraine. Que je suis triste ! La tiédeur excessive de ce printemps de Paris, et sa mollesse, font que je ne suis plus qu’une pauvre bête des bois condamnée à la ménagerie. Ils vendent ici, par voiturées, des primevères, et des pâquerettes jaunes, et des jeannettes. Mais les balles de pâquerettes, que je confectionne par habitude, n’amusent que Fanchette qui, demeurée leste malgré son petit bedon tendu, les manie adroitement d’une patte en forme de cuiller. Je suis dans un bien mauvais état d’esprit… Heureusement, mon corps va bien ; je le constate fréquemment, avec complaisance, accroupie dans l’eau chaude de mon cuveau. Tout ça est élastique et souple, long, pas bien gras, mais assez musclé pour ne point sembler trop maigre.

Entretenons la souplesse, quoique je n’aie plus d’arbres pour y grimper. Il s’agit, en équilibre dans mon cuveau sur le pied droit, de me renverser en arrière le plus possible, la jambe gauche levée très haut, le bras droit en balancier, la main gauche sous la nuque. Ça n’a l’air de rien, essayez seulement. Pouf ! Je me suis répandue. Et, comme j’avais négligé de me sécher, mon derrière fait un rond mouillé par terre. (Fanchette, assise sur le lit, me dévisage avec une froideur méprisante, pour ma maladresse, et pour cette manie inconcevable que j’ai de m’asseoir dans l’eau.) Mais je triomphe dans d’autres exercices : les deux pieds posés alternativement sur la nuque, ou le renversement en arc, la tête au niveau des mollets. Mélie m’admire, mais me met en garde contre l’excès de ces gymnastiques :

– Tu vas te « bréger » le portrait !

Je retombe, après tous ces divertissements intimes, dans l’apathie ou l’énervement ; les mains trop chaudes ou trop froides, les yeux brillants et las, des griffes partout. Je ne dis pas que ma figure de chatte agacée soit laide, il s’en faut même, avec sa calotte de cheveux bouclés. Ce qui me mangue, ce qui me manque… Je ne le saurai que trop tôt. Et d’ailleurs cela m’humilierait…

Le résultat de tout ceci jusqu’à présent, ç’a été une passion imprévue de Claudine pour Francis Jammes, parce que ce poète saugrenu comprend la campagne, les bêtes, les jardins démodés et la gravité des petites choses stupides de la vie.

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