XVI

L’après-midi est dur à passer quand même. Il ne peut pas ne pas venir. À trois heures, je joue les panthères en cage, et mes oreilles deviennent longues…

À quatre heures moins vingt, un coup de sonnette très faible. Mais je ne m’y trompe pas, c’est bien lui. Debout, adossée au pied du lit, je cesse d’exister. La porte s’ouvre et se referme derrière Renaud. Tête nue, il semble un peu maigri. Sa moustache tremble imperceptiblement, et ses yeux brillent bleu dans la pénombre. Je ne bouge pas, je ne dis rien. Il a grandi. Il a pâli. Il est bistré, fatigué, superbe. Encore près de la porte, sans avancer dans la chambre, il parle très bas.

– Bonjour, Claudine.

Tirée à lui par le son de sa voix, je viens, je tends mes deux mains. Il les baise toutes deux, mais il les laisse retomber.

– Vous m’en voulez, petite amie ?

Je hausse ineffablement les épaules. Je m’assieds dans le fauteuil. Il s’assied sur la chaise basse, et je me rapproche vite de lui, prête à me blottir. Méchant ! Il ne paraît pas comprendre. Il parle presque bas, comme s’il avait peur…

– Ma chère petite affolée, vous m’avez dit hier mille choses que le sommeil et le matin auront emportées… Attendez un peu, ne me regardez pas trop, chers yeux de Claudine que je n’oublierai jamais et qui me furent trop doux… Je me suis battu cette nuit, et la fin de l’autre nuit, contre un grand espoir fou et ridicule… Je n’ai plus su que j’avais quarante ans, continue-t-il avec effort, mais j’ai songé que vous vous en souviendriez, vous, sinon aujourd’hui, sinon demain, du moins dans peu de temps… Ma chérie aux yeux trop tendres, mon petit pâtre bouclé, dit-il plus bas encore – car sa gorge se serre et ses yeux deviennent humides –, ne me tentez plus. Hélas ! je suis un pauvre homme émerveillé, envahi de vous ; défendez-vous, Claudine… Mon Dieu, c’est monstrueux ; pour les autres, vous pourriez être ma fille…

– Mais je suis aussi votre fille ! (Je lui tends les bras.) Vous ne sentez donc pas que je suis votre fille ? Je l’ai été tout de suite, j’ai été, dès les premières fois, votre enfant obéissante et étonnée – bien plus étonnée encore, un peu plus tard, de sentir que lui venaient ensemble tant de choses, un père, un ami, un maître, un amoureux ! Oh ! ne protestez pas, ne m’empêchez pas, laissez-moi dire aussi un amoureux. Un amoureux, ça se trouve tous les jours, mais quelqu’un qui est tout ensemble, et qui vous laissera orpheline et veuve, et sans ami, s’il vous laisse, est-ce que ce n’est pas un miracle sans pareil ? C’est vous le miracle… Je vous adore !

Il baisse les yeux, mais trop tard. Une larme roule sur sa moustache. Éperdue, je me suspends à lui.

– Avez-vous du chagrin ? Est-ce que je vous ai peiné sans savoir ?

Les grands bras attendus m’enserrent enfin, les yeux bleu-noir mouillés m’éclairent.

– Ô petite inespérée ! Ne me laissez pas le temps d’avoir honte de ce que je fais ! Je vous garde, je ne puis que vous garder, petit corps qui êtes pour moi tout ce que le monde a fait fleurir de plus beau… Est-ce qu’avec vous je serai jamais vieux tout à fait ? Si vous saviez, mon oiseau chéri, comme ma tendresse est exclusive, comme ma jalousie est jeune, et quel mari intolérable je serai !…

Un mari ? C’est vrai, il ne sait pas ! Réveillée, arrachée de ma chère place où je colle une bouche furtive, je dénoue brusquement ses bras :

– Non, pas mon mari.

Il me regarde, les yeux ivres et tendres, et garde ses bras ouverts.

– C’est très sérieux. Je devais vous le dire tout de suite. Mais… vous me chavirez en entrant, et puis je vous avais tant attendu, je ne savais plus rien dire… Asseyez-vous là. Ne me tenez pas la taille – ni le bras – ni la main – je vous en prie. Il faudrait presque ne pas me regarder, Renaud.

Assise dans le petit crapaud, j’éloigne de mes bras tendus, avec toute la conviction qui me reste, ses mains chercheuses. Il s’assied tout près, tout près, sur la chaise bretonne.

– Marcel est venu hier après-midi. Oui. Il m’a demandé de lui raconter la soirée d’avant-hier – comme si ça se racontait, Renaud ! Il m’a conté, lui aussi, l’histoire de la cravate. Il a dit de vous un mot qu’il ne devait pas dire.

– Ah ! gronde Renaud. J’ai l’habitude.

– Il a su, alors, que je vous aimais. Et il m’a fait des compliments de mon adresse ! Il paraît que vous êtes encore assez riche, et qu’en devenant votre femme, c’est sa fortune à lui, Marcel, que j’escamote à mon profit…

Renaud s’est levé. Ses narines remuent de la plus mauvaise façon ; je me hâte de conclure.

– Alors, je ne veux pas vous épouser…

Le soupir tremblé que j’entends me presse d’achever.

–… mais je veux être votre maîtresse.

– Oh ! Claudine !

– Quoi, Claudine ?

Il me contemple, les bras tombés, avec de tels yeux d’admiration et de détresse que je ne sais plus que penser. Moi qui m’attendais à un triomphe, à l’étreinte folle, à l’acquiescement peut-être trop vif…

– Est-ce que ce n’est pas bien ainsi ? Pensez-vous que, jamais, je voudrais laisser supposer que je ne vous aime pas mieux que tout ? J’ai de l’argent, moi aussi. J’ai cent cinquante mille francs. Ah ? Qu’est-ce que vous dites de ça ? Je n’ai pas besoin de l’argent de Marcel.

– Claudine…

– Je dois tout vous avouer, dis-je, en me rapprochant, caressante. Je l’ai grafigné, Marcel. Je… je lui ai enlevé un petit morceau de joue, et je l’ai mis dans l’escalier.

Je me lève et m’anime à ce souvenir, et mes gestes de guerrière lui arrachent un sourire sous sa moustache. Mais qu’attend-il ? Qu’attend-il pour m’accepter ? Il ne comprend donc pas ?

– Alors… alors voilà, dis-je d’une voix qui s’embarrasse. Je veux être votre maîtresse. Ce ne sera pas difficile ; vous savez quelle liberté on me laisse : toute cette liberté-là, je vous la donne, je voudrais vous donner toute ma vie… Mais vous avez des affaires dehors. Quand vous serez libre, vous viendrez ici, et j’irai aussi chez vous… chez vous ! Vous ne la trouverez plus trop gravure XVIIIe siècle, votre maison, pour une Claudine qui sera toute à vous ?

Mes jambes tremblant un peu, je me suis rassise. Il se laisse tomber sur ses genoux, sa figure à la hauteur de la mienne ; il m’arrête de parler, en posant, une seconde à peine, sans appuyer, sa bouche sur la mienne… Il la retire, hélas, au moment où le baiser commence à m’éblouir… Ses bras autour de moi, il parle d’une voix mal sûre.

– Ô Claudine ! Petite fille renseignée par les mauvais livres, qu’y a-t-il dans le monde d’aussi pur que vous ? Non, ma chérie, mon délice, je ne vous laisserai pas accomplir cette prodigalité démente ! Si je vous prends, ce sera pour tout de bon, pour tout le temps ; et devant tout le monde, banalement, honnêtement, je vous épouserai.

– Non, vous ne m’épouserez pas !…

Il me faut du courage, car, lorsqu’il m’appelle « ma chérie, mon délice », tout mon sang s’en va et mes os deviennent mous.

– Je serai votre maîtresse, ou rien.

– Ma femme, ou rien !

Saisie, à la fin, de l’étrangeté de ce débat, je pars d’un rire nerveux. Et, comme je ris bouche ouverte, tête en arrière, je le vois penché sur moi, si angoissé de désir que je tremble, puis je tends les bras, bravement, croyant qu’il m’accepte…

Mais il secoue la tête et dit, étranglé :

– Non !

Que faire ? Je joins les mains ; je supplie ; je lui tends ma bouche, les yeux demi-fermés. Il répète encore, suffoqué :

– Non ! Ma femme ou rien.

Je me lève, égarée, impuissante.

Pendant ce temps, Renaud, comme illuminé, a gagné la porte du salon. Il touche déjà la porte du cabinet de travail, quand je devine… Le misérable ! Il va demander ma main à papa !

Sans oser crier, je me suspends à son bras, je l’implore tout bas :

– Oh ! si vous m’aimez, ne le faites pas ! Grâce, tout ce que vous voudrez… Voulez-vous Claudine tout de suite ? Ne demandez rien à papa, attendez quelques jours… Songez, c’est odieux, cette histoire d’argent ! Marcel est venimeux, il le dira partout, il dira que je vous ai séduit de force… Je vous aime, je vous aime…

Lâchement, il m’a enveloppée, et me baise lentement les joues, les yeux, les cheveux, sous l’oreille, là où ça fait tressaillir… Que puis-je dans ses bras ?

Et il a ouvert sans bruit la porte, en m’embrassant une dernière fois… Je n’ai que le temps de m’écarter vite…

Papa, assis en tailleur par terre dans ses papiers, la barbe en coup de vent et le nez en bataille, nous reluque avec férocité. Nous tombons mal.

– Qu’est-ce que tu viens foutre ici ? Ah ! c’est vous, cher Monsieur, je suis heureux de vous voir !

Renaud reprend un peu de sang-froid et de correction, quoique sans chapeau ni gants.

– Il y a, Monsieur, que je vous demanderai une minute d’entretien sérieux.

– Jamais, dit papa, catégorique. Jamais avant demain. Ceci, explique-t-il en indiquant M. Maria qui écrit, qui écrit trop vite, ceci est de toute urgence.

– Mais, moi aussi, Monsieur, ce que je veux vous dire est de toute urgence.

– Dites-le tout de suite, alors.

– Je voudrais… Tâchez, je vous en supplie, de ne pas me trouver ridicule outre mesure… Je voudrais épouser Claudine.

– Ça va recommencer, cette histoire ! tonne papa formidable et dressé sur ses pieds. Tonnerre de Dieu, sacré mille troupeaux de cochons, tous fils de garces !… Mais vous ne savez donc pas que cette bourrique ne veut pas se marier ? Elle va vous le dire qu’elle ne vous aime pas !

Sous l’orage, Renaud retrouve toute sa crânerie. Il attend la fin des jurons, et me toisant de haut, sous ses cils en abat-jour :

– Elle ne m’aime pas ? Osez donc dire, Claudine, que vous ne m’aimez pas ?

Ma foi non, je n’ose pas. Et, de tout mon cœur, je murmure :

– Si-da, que je vous aime…

Papa, abasourdi, considère sa fille comme une limace tombée de la planète Mars.

– Ça, c’est bougrement fort ! Et vous, vous l’aimez ?

– Plutôt, fait Renaud, en hochant la tête.

– C’est extraordinaire, s’effare papa, sublime d’inconscience. Oh ! je veux bien ! Mais moi, pour épouser, elle ne serait pas du tout mon type. Je préfère les femmes plus…

Et son geste dessine des appas de nourrice.

Que dire ? je suis battue. Renaud a triché. Je lui chuchote tout bas, en me haussant jusqu’à son oreille :

– Vous savez, je ne veux pas de l’argent de Marcel.

Jeune, rayonnant sous ses cheveux d’argent, il m’entraîne dans le salon, en répondant, léger et vindicatif :

– Bah ! il aura encore toute sa grand-mère à manger !

Et nous retournons dans ma chambre, moi toute serrée dans son bras, lui qui m’emporte comme s’il me volait, tous deux ailés et bêtes comme des amoureux de romance…

FIN

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