XV

Mal. Mal partout. Mal délicieux d’une qu’on a rouée de coups ou de caresses. Les mollets tremblants, les mains froides, la nuque engourdie. Et mon cœur se hâte, tâche d’égaler en vitesse le tic-tac de ma petite montre… puis s’arrête et repart en faisant Poum ! Alors, c’est le vrai amour, le vrai ? Oui, puisque nulle place ne m’est douce, hors son épaule, où nichée, mes lèvres touchaient presque son cou ; puisque je souris de pitié quand j’approche, en pensée, les joues délicates de Marcel des tempes froissées de Renaud. Grâce à Dieu, non ! il n’est pas jeune. À cause de ce noble père, plutôt lunatique, qui est le mien, j’ai besoin d’un papa, j’ai besoin d’un ami, d’un amant… Dieu ! d’un amant !… C’est bien la peine d’avoir tant lu et d’avoir fanfaronné ma science amoureuse – toute théorique – pour que ce seul mot, traversant ma cervelle, me fasse serrer les dents et crisper les doigts de pied… Que faire en sa présence si je ne puis m’empêcher de penser ?… Il le verra, il y pensera aussi… Au secours, au secours !… Je meurs de soif.

La fenêtre ouverte et l’eau du broc m’aident un peu. Ma bougie brûle toujours, sur la cheminée, et je suis stupéfaite devant la glace, que ça ne se voie pas davantage. À quatre heures, au grand jour, je m’endors exténuée.

– As-tu faim, ma guéline ? Ton chocolat t’attend depuis sept heures et demie, et il en est neuf at’taleure… Oh ! c’te tête !

– Qu’est-ce que j’ai ?

– On m’a changé ma nourrissonne !

Son sûr flair d’appareilleuse tourne autour de ma fatigue, inspecte les plumes froissées de mon chapeau jeté sur le fauteuil, se réjouit de ma migraine… Elle m’agace.

– As-tu fini de peser tes seins comme des melons ? Lequel est le plus mûr ?

Mais elle rit tout bas et s’en va dans sa cuisine en chantant une de ses plus impossibles chansons.

Les fill’s de Montigny

Sont chaud’s comme la braise.

Pour sûr qu’a sont ben aise

Quand on…

Il faut s’en tenir à cette brève citation.

Ce qui m’a réveillée, moi, c’est la terreur d’avoir seulement rêvé toute cette impossible nuit.

C’est donc ainsi qu’arrivent les grandes choses ? Bénis soient l’asti, et le poivre des écrevisses ! Sans eux j’aurais certainement manqué de courage.

J’aurais manqué de courage, ce soir-là, oui, mais un autre soir, mon cœur aurait fait bardadô tout de même. Mais n’est-ce pas qu’il m’aime ? N’est-ce pas qu’il était pâle, et qu’il perdait la tête comme une simple Claudine, sans ce malencontreux… ce bienheureux… Non, je dis bien, sans ce malencontreux trottoir de la rue Jacob, où la roue du fiacre est venue se coincer ?… Jamais un homme ne m’a embrassée sur la bouche. La sienne est étroite et vive, avec une lèvre d’en bas ronde et ferme. Oh ! Claudine, Claudine, comme tu redeviens enfant en te sentant devenir femme ! J’ai évoqué sa bouche, l’affolement de ses yeux assombris, et une détresse délicieuse m’a fait joindre les mains…

D’autres idées m’assaillent, auxquelles je voudrais bien ne pas m’arrêter en ce moment.

« Pour sûr que ça fait mal ! » chantonne la voix de Luce. Mais non, mais non : elle a couché avec un pourceau, ça ne prouve rien ! Et d’ailleurs, qu’importe ? Ce qu’il faut, c’est qu’il soit là tout le temps, que la chère place de son épaule me soit tiède et prête à toutes les heures, et que ses grands bras m’abritent toute en se fermant sur moi… Ma liberté me pèse, mon indépendance m’excède ; ce que je cherche depuis des mois – depuis plus longtemps –, c’était, sans m’en douter, un maître. Les femmes libres ne sont pas des femmes. Il sait tout ce que j’ignore ; il méprise un peu tout ce que je sais ; il me dira : « Ma petite bête » et me caressera les cheveux…

Je chevauche si bien mon rêve que, pour me hausser jusqu’à la main de mon ami, j’ai baissé le front et dressé mes pieds sur leurs pointes, comme Fanchette quêtant le grattement de mes ongles sur son petit crâne plat. « Toute la grâce des animaux est en vous, Claudine… » L’heure du déjeuner me surprend, attentive et penchée sur une glace ronde, pour deviner, les cheveux rebroussés sur les tempes, s’il aimera mes oreilles pointues.

Vite rassasiée de marmelade d’oranges et de frites, je laisse papa devant son café où, chaque jour, il laisse tomber, méthodique, sept morceaux de sucre et un soupçon de cendre de pipe. Et je m’abandonne à un désespoir aigu, en songeant que j’ai vingt-sept heures à attendre ! Lire ? Je ne peux pas, je ne peux pas. Des cheveux d’argent blond balaient les pages du livre. Et sortir non plus ; les rues grouillent d’hommes qui ne s’appellent pas Renaud, et qui me regarderaient, l’air avantageux, sans savoir, les imbéciles !

Une boulette d’étoffe roulée en tampon dans mon crapaud m’arrache un sourire. C’est une de mes petites chemises… commencée il y a longtemps ! Il faut coudre. Claudine aura besoin de chemises. Est-ce que Renaud aimera celle-là ? Blanche et légère avec une mignonne dentelle, et des épaulettes en ruban blanc… Les soirs où je m’apprécie particulièrement, je me contemple en chemise dans la glace longue, petite Madame Sans-Gêne avec des frisons sur le nez. Renaud ne peut pas me trouver vilaine. Ah ! mon Dieu, je serais si près, trop près de lui, rien qu’avec une mince chemise. Mes mains agitées cousent de travers, et j’entends cocassement la voix lointaine de la favorite, la voix fluette de la petite Aimée de Mademoiselle, aux leçons de couture : « Claudine, je vous en prie, soignez vos ourlets à point devant, vous ne les perlez pas. Regardez ceux d’Anaïs ! »

On a sonné. Sans souffle et le cœur arrêté, j’écoute, le dé en l’air. C’est lui, c’est lui, il n’a pas pu attendre ! Au moment où je vais me lever et courir, Mélie frappe, et introduit Marcel.

La stupeur me tient assise. Marcel ? En voilà un que j’avais oublié ! Depuis plusieurs heures, il était mort. Quoi, c’est Marcel ! Pourquoi lui, et pas l’autre ?

Souple et silencieux, il m’a baisé la main, et s’est assis sur la petite chaise. Je le regarde d’un air ahuri. Il est pâlot, très joli, toujours un peu poupée. Un garçonnet en sucre.

Agacé de mon silence, il me presse :

– Eh bien, eh bien ?

– Eh bien, quoi ?

– C’était gai, hier soir ? Qu’est-ce qu’on vous a dit pour expliquer mon absence ?

Je délie avec effort ma langue :

– Il m’a dit que vous portiez une cravate inadmissible.

Comme il est bête, ce petit ! Il ne voit donc pas le miracle ? Ça crève les yeux, il me semble. Pourtant, je ne me presse guère de l’éclairer. Il éclate d’un rire aigu : je tressaille.

– Ah ! ah !… une cravate inadmissible ! Oui, toute la vérité tient dans ces trois mots. Que pensez-vous de l’histoire ? Vous la connaissez, ma cravate de crêpe de Chine ? C’est Charlie qui me l’a donnée.

– Je pense, dis-je en toute sincérité, que vous avez bien fait de ne pas changer de cravate. Je la trouve exquise.

– N’est-ce pas ? Une idée charmante, ce drapé épinglé de perles ! J’étais sûr de votre goût, Claudinette. N’empêche, ajoute-t-il avec un soupir poli, que mon aimable père m’a privé de cette soirée avec vous. Je vous aurais ramenée, je guignais déjà le bon petit moment en voiture…

D’où sort-il, mais d’où sort-il ? Ça fait pitié, un tel aveuglement ! Il a dû entendre hier soir des paroles pénibles, car, en y songeant, sa figure a durci et sa bouche devient mince.

– Racontez, Claudine. Mon cher père fut exquis et spirituel à son ordinaire ? Il ne vous a pas traitée, comme moi, de « petite ordure » et d’« enfant sale » ? Dieu, gronde-t-il, allumé de rancune. Quel goujat, quel…

– Non !

Je l’ai interrompu avec une violence qui m’a mise debout devant lui.

Immobile, il me regarde, pâlit, comprend, et se lève aussi. Un silence, pendant lequel j’entends le ronron de Fanchette, le tic-tac de ma petite montre, la respiration de Marcel, et mon cœur qui cogne. Un silence qui dure peut-être deux minutes pleines…

– Vous aussi ? dit-il enfin d’une voix narquoise. Je croyais que papa ne donnait pas dans la jeune fille… D’habitude, il est pour femmes mariées, ou pour grues.

Je ne dis rien, je ne peux parler.

– Et… c’est récent ? D’hier soir, peut-être ? Remerciez-moi, Claudine, c’est grâce à ma cravate que ce bonheur vous est échu.

Son nez fin, pincé, est aussi blanc que ses dents. Je ne dis toujours rien, quelque chose m’empêche…

Debout derrière la chaise qui nous sépare, il me nargue. Les mains pendantes, la tête baissée, je le regarde en dessous ; la dentelle de mon petit tablier s’agite au battement de mon cœur. Le silence retombe, interminable. Tout à coup, il reprend lentement, d’une voix singulière :

– Je vous ai toujours crue intelligente, Claudine. Et ce que vous faites aujourd’hui augmente l’estime que je ressens pour votre… adresse.

Stupéfaite, je lève la tête.

– Vous êtes une fille remarquable, je le répète, Claudine. Et je vous félicite… sans arrière-pensée… C’est un joli travail.

Je ne comprends pas. Mais j’écarte doucement la chaise qui nous sépare. J’ai une vague idée qu’elle me gênera tout à l’heure !

– Mais oui, mais oui, vous savez bien ce que je veux dire. Eh ! eh ! Quoiqu’il ait croqué pas mal d’argent, papa est encore ce qu’on appelle dans son monde un joli chopin…

Plus vive qu’une guêpe, j’ai jeté tous mes ongles dans sa figure : depuis une minute, je visais ses yeux. Avec un cri clair, il se renverse en arrière, les mains au visage, puis, retrouvant l’équilibre, il se rue vers la glace de la cheminée. La paupière d’en dessous, déchirée, saigne ; un peu de sang tache déjà le revers du veston. Dans un état d’exaltation folle, je m’entends pousser d’involontaires petits cris sourds. Il se retourne, hors de lui : je crois qu’il veut saisir une arme et je fouille fébrilement dans mon sac à ouvrage. Mes ciseaux, mes ciseaux !… Mais il ne songe même pas à me battre et me pousse de côté, courant au cabinet, pour tremper son mouchoir dans l’eau… Il se penche déjà au-dessus de ma cuvette ; cet aplomb ! Je suis sur lui en un clin d’œil, j’empoigne par les deux oreilles sa tête inclinée et je le rejette dans la chambre en lui criant d’une voix enrouée que je ne me connaissais pas :

– Non, non, pas ici ! File te faire panser chez Charlie !

Le mouchoir sur l’œil, il ramasse son chapeau, oublie ses gants et sort, je lui ouvre toutes les portes, et j’écoute dans l’escalier son pas trébuchant. Puis je rentre dans ma chambre et je reste là, debout, sans penser à rien, pendant je ne sais pas combien de temps. La lassitude de mes jambes me force à m’asseoir. Ce geste remet en marche ma machine à penser, et je croule. De l’argent ! De l’argent ! Il a osé dire que je voulais de l’argent ! C’est égal, un beau coup de griffe que j’ai donné là, ce petit morceau de peau qui pendait… J’ai raté l’œil de moins d’un centimètre, ma foi. Le lâche, qui ne m’a pas assommée ! Pouah ! lavette, va… De l’argent ! de l’argent ! Qu’est-ce que j’en ferais donc ? j’en ai bien assez pour Fanchette et moi. Ô cher Renaud, je lui dirai tout et je me blottirai et sa tendresse me sera si douce que j’en pleurerai…

Ce petit que j’ai griffé, c’est la jalousie qui le rongeait ; sale petite âme de fille !

Tout à coup je comprends, et les tempes me font mal ; c’est son argent, l’argent de Marcel, que je prendrai si je deviens la femme de Renaud ; c’est pour son argent qu’il tremble ! Et comment l’empêcher, ce sec enfant, de croire à la cupidité de Claudine ? Il ne serait pas le seul à y croire, et il dira, et ils diront à Renaud que la petite se vend, qu’elle a enjôlé le pauvre homme qui passe l’âge dangereux de la quarantaine… Que faire ? Que faire ? Je veux voir Renaud, je ne veux pas de l’argent de Marcel, mais je veux Renaud quand même. Si je demandais secours à papa ? Hélas !… j’ai si mal à la tête… Ô ma douce, chère place, sur son épaule, y renoncerai-je ? Non ! Je ferai tout sauter plutôt ! J’attacherai ce Marcel ici dans ma chambre et je le tuerai. Et après je dirai aux gardiens de la paix qu’il me voulait du mal et que je l’ai tué en me défendant. Voilà !

Jusqu’à l’heure où Fanchette me réveille en miaulant qu’elle a faim, je reste accroupie sur le fauteuil crapaud, deux doigts sur les yeux, deux doigts dans les oreilles, envahie de rêves sauvages, de désolations et de tendresse.

– Dîner ? Non, je ne dîne pas. J’ai la migraine. Fais-moi de la limonade fraîche, Mélie, je meurs de soif. Je vais me coucher.

Papa inquiet, Mélie anxieuse, tournent autour de mon lit jusqu’à neuf heures ; n’y tenant plus, je les supplie :

– Allez-vous-en, je suis si lasse.

La lampe éteinte, j’entends dans la cour les bonnes qui claquent les portes et lavent leur vaisselle… Il me faut Renaud ! Que n’ai-je télégraphié chez lui, tout de suite ? Il est trop tard. Demain ne viendra jamais. Mon ami, ma chère vie, celui à qui je me confierai comme à un papa chéri, celui auprès de qui je me sens tour à tour angoissée et honteuse, comme si j’étais sa maîtresse – puis épanouie et sans pudeur, comme s’il m’avait bercée petite fille dans ses bras…

Après des heures de fièvre, de martèlements douloureux, d’appels silencieux à quelqu’un qui est trop loin et n’entend pas, vers les trois heures du matin mes pensées affolées s’éclairent, reculent en cercle, tout autour, enfin, de l’Idée… Elle est venue avec l’aube, l’Idée, avec l’éveil des moineaux, avec la fraîcheur fugitive qui précède la journée d’été. Émerveillée devant Elle, je me tiens immobile sur le dos, les yeux grands ouverts dans mon lit. Que c’était simple, et que de chagrin inutile ! J’aurai les yeux battus et les joues tirées quand Renaud viendra. Et il ne fallait trouver que cela !

Je ne veux pas que Marcel pense : « Claudine vise mon argent. » Je ne veux pas dire à Renaud : « Allez-vous-en et ne m’aimez plus. » Ô Dieu ! ce n’est pas cela que je veux lui dire ! Mais je ne veux pas non plus être sa femme, et pour tranquilliser ma conscience irritable, eh bien ! – je serai sa maîtresse.

Ranimée, rafraîchie, je dors maintenant comme un sac, à plat ventre, la figure cachée dans mes bras croisés. La voix déclamatoire de mon vieux mendiant classique m’éveille, détendue et étonnée. Déjà dix heures ! « Mélie ! jette quat’sous au vieux ! »

Mélie n’entend pas. Je passe mon peignoir et cours à la fenêtre du salon, nu-pattes, coiffée comme une chicorée. « Vieux, voilà dix sous. Gardez la monnaie. » Quelle belle barbe blanche ! Il possède sans doute une maison de campagne et des terres, comme la plupart des pauvres de Paris. Tant mieux pour lui. Et comme je m’en retourne à ma chambre, je croise M. Maria qui arrive, et qui s’arrête, ébloui de mon déshabillé matinal.

– Monsieur Maria, est-ce que vous ne croyez pas que c’est aujourd’hui la fin du monde ?

– Hélas ! non, Mademoiselle.

– Moi, je crois que si. Vous verrez.

Assise dans mon cuveau d’eau tiède, je m’étudie et m’attarde minutieusement. Ce duvet-là, ça ne compte pas comme poil sur les jambes, au moins ? Dame, les bouts de mes nichettes ne sont pas si roses que ceux de Luce, mais j’ai les jambes plus longues et plus belles, et les reins à fossettes ; c’est pas un Rubens, non, mais je tiens pas au genre « belle-bouchère » – Renaud non plus.

Ce nom de Renaud presque prononcé pendant que je ne me sens vêtue que d’un cuveau de hêtre, m’intimide considérablement. Onze heures. Encore cinq heures à attendre. Ça va bien. Brossons, brossons les boucles, brossons les dents, brossons les ongles ! Faut que tout reluise, bon sang ! Des bas fins, une chemise neuve, un pantalon assorti, mon corset rose, mon jupon pékiné à petites raies qui fait hui, hui quand je remue…

Gaie comme à l’École, active et tumultueuse, je m’amuse tout plein, pour m’empêcher de penser trop à ce qui pourra se passer… Dame, puisque c’est aujourd’hui que je me donne, il peut bien me prendre. aujourd’hui s’il veut, tout ça est à lui… Mais j’espère qu’il ne voudra pas si vite, mon Dieu, si brusquement… Ça ne lui ressemblerait guère. Je compte sur lui, mais oui, beaucoup plus que sur moi. Moi, comme on dit à Montigny, j’ai perdu mon « gouvernement ».

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