IV

Arriège.

Une odeur d'orangers en fleur et de bain de barège monte par ma fenêtre ouverte. « L'odeur locale », m'explique obligeamment le garçon qui monte les malles. Je m'en doutais. Marthe m'assure qu'on s'y habitue en quarante-huit heures. À celle des orangers fleuris, plantés en haie devant l'hôtel, d'accord. Mais l'autre, la senteur sulfureuse qui poisse la peau, horreur !

Je m'accoude, déjà découragée, pendant que Léonie, à qui son feutre de voyage donne l'air d'un gendarme en civil, ouvre ma grande malle en paille de bois, et dispose les bibelots d'argent de mon sac comme pour la parade.

Que suis-je venue faire ici ? Je me sentais moins seule à Paris, dans ma chambre aune, auprès du portrait d'Alain, qu'entre ces quatre murs de chaux rose à soubassement gris. Un lit de cuivre dont j'inspecte, soupçonneuse, la literie fatiguée. Une toilette trop petite, une table à écrire que je convertirai en table à coiffer, une table pliante, montée sur X, que je convertirai en table à écrire, des fauteuils quelconques et des chaises ripolinées… Il faudra vivre là-dedans combien de jours ? Marthe a dit « Ça dépend ».

Ça dépend de quoi ? Je n'ai osé l'interroger davantage.

J'entends, de l'autre côté du corridor dallé, sa voix perçante et les répliques sourdes de Léon, qui ne me parviennent pas, mettent du vide entre les phrases. Je m'engourdis, isolée de tout, du lieu où je suis, de Marthe, d'Alain, de l'avenir pénible, du temps qui coule…

– On descend, Annie ?

– Ah ! Marthe ! Tu m'as fait peur ! Mais je ne suis pas prête.

– Qu'est-ce que tu fabriques, grands dieux ? Ni lavée, ni coiffée ? Je t'en prie, ne commence pas à faire le « poids mort ».

Ma belle-sœur est pomponnée comme pour le Fritz, fraîche, maquillée et rose. Les onze heures de chemin de fer lui sont clémentes. Elle déclare qu'elle « veut aller à la musique » qui joue dans le parc.

– Je vais me dépêcher. Et Léon ?

– Il lave son corps divin. Allons, Annie, ouste ! Qu'est-ce qui t'arrête ?

J'hésite, en corset et en jupon, à me déshabiller si complètement devant Marthe. Elle me regarde comme un animal rare.

– Ô Annie, sainte Annie, il n'y a pas deux poires comme vous ! Je tourne le dos, étrille tes charmes sans angoisse.

Elle s'en va à la fenêtre. Mais la chambre elle-même me gêne, et je me vois dans la glace, brune et longue comme une datte… Marthe, effrontée et brusque, fait volte-face. Je crie, je colle mes bras à mes flancs mouillés, je me tords et je supplie… Elle ne semble pas m'entendre, et braque curieusement son face-à-main :

– Drôle de créature ! Tu n'es pas d'ici, évidemment. Tu as l'air d'une bonne femme des mosaïques d'Égypte… ou d'un serpent debout… ou d'une jarre en grès fin… Stupéfiant ! Annie, tu ne m'ôteras pas de l'idée que ta mère a fauté avec un ânier des Pyramides.

– Je t'en prie, Marthe ! Tu sais bien que ces plaisanteries-là me choquent à un point…

– On le sait. Attrape ta chemise, grande sotte ! À ton âge faire la pensionnaire comme ça !… Moi, j'irais toute nue devant trois mille personnes, si c'était la mode. Dire qu'on cache toujours ce qu'on a de mieux !

– Oui ? Madame Chessenet ne serait sûrement pas de ton avis !

– Savoir ! (Tu ne l'aimes pas ? Ça m'amuse.) Elle doit porter des seins dernier cri, en étole, les pans jusqu'aux genoux.

Cette présence bavarde tonifie ma paresse, finit par chasser ma pudeur bébête. Et Marthe a le don de se faire pardonner presque tout.

Je noue ma cravate de tulle blanc devant la glace, tandis que Marthe, penchée à la fenêtre, me décrit ce qui se passe sous ses yeux :

– Je vois, oh ! Je vois des bonnes balles… je vois Léon qui nous cherche avec des airs de caniche perdu… il nous croit à la musique, bon débarras !

– Pourquoi ?

– Crainte qu'il me rase, tiens ! Je vois une dame renversante, toute en valenciennes, mais une binette ridée de vieille reinette… Je vois des dos idiots d'hommes en panamas pétris comme des meringues ratées… Je vois… ah !

– Quoi ?

– Hep, hep ! Eh bien, c'est pas malheureux ! Oui, oui, c'est nous, montez !

– Tu es folle, Marthe ! Tout le monde te regarde. À qui en as-tu ?

– À la petite van Langendonck.

– Calliope ?

– Elle-même !

– Elle est ici ?

– Probable, puisque je l'appelle.

Je fronce involontairement les sourcils : encore une relation qu'Alain désirerait couper, et qu'il tient à longue distance ; non que cette petite Cypriote, veuve d'un Wallon, fasse parler d'elle autant qu'une Chessenet ; mais mon mari lui reproche une beauté voyante et pâmée qu'il ne trouve pas de bon ton. Je ne savais pas qu'il y eût pour la beauté un code de convenances… mais Alain l'affirme.

Calliope van Langendonck, dite « la Déesse aux yeux pers », annoncée par un murmure élégant d'étoffes, effectue une entrée théâtrale, accable Marthe de baisers, de paroles, de dentelles traînantes, de regards lazuli, glissant entre des paupières armées de cils brillants comme des lances – puis s'abat sur moi. J'ai honte de me sentir si peu expansive, et je lui offre un fauteuil. Marthe la larde déjà de questions :

– Calliope, quel est le ponte fortuné que vous remorquez ici cette année ?

– What is it ponte ? Ah ! Oui… Pas dé ponte, jé suis toute seule.

Elle répète souvent les phrases qu'on vient de dire, avec un air câlin de s'écouter et de traduire. Est-ce coquetterie, ou ruse pour se donner le temps de choisir sa réponse ?

Je me souviens que cet hiver elle mêlait le grec, l'italien, l'anglais et le français, avec une ingénuité trop complète pour être sincère. Son « babélisme » ainsi que dit Claudine, qu'elle amuse à la folie, son charabia soigneusement cultivé retient l'attention comme un charme de plus.

– Seule ? Racontez ça à d'autres !

– Si ! Il faut soigner deux mois par anno, pour rester belle.

– Ça lui réussit jusqu'à présent, pas, Annie ?

– Oh ! Oui. Vous n'avez jamais été plus jolie, Calliope. Les eaux d'Arriège vous font du bien, n'est-ce pas ?

– Les eaux ? Je prends never, … jamais…

– Alors, pourquoi…

– Parce que l'altitude est excellent ici, et que je rencontre gens que je connais, et que je peux faire toilettes économiques.

– Femme admirable ! Pourtant, le soufre, c'est bon pour peau ?

– Non, c'est kakon, movais pour peau. Je soigne peau avec recette spéciale, turque.

– Dites vites, je pantèle, et je suis sûre qu'Annie n'a plus un fil de sec.

Calliope, qui a laissé tous ses « articles » dans l'île de Chypre, écarte doctoralement des mains scintillantes :

– Vous prenez… vieux boutons de gloves, en nacre, vous mettez dans un avgothiki… coquetier… et vous pressez citron tout entier dessus… Le lendemain, elle est en pâte…

– Qui, elle ?

– Les boutons et le citron. Et vous étalez sur figure, et vous êtes plus blanc, plus blanc, que…

– Ne cherchez pas. Je vous remercie infiniment, Calliope…

– Je peux ancora donner recette pour détacher lainages…

– Non, assez, bon Dieu, assez ! Pas tout le même jour !… Depuis quand vous êtes à Arriège ?

– Depuis… un, due, three… sept jours… Je suis si heurèse de vous voir ! Je veux plus vous quitter. Quand vous avez appelé tout à coup par la wind… fenêtre, j'ai eu spavento et j'ai laissé drop mon ombrelle !…

Je suis désarmée. Devant ce polyglottisme déchaîné, Alain lui-même ne tiendrait pas son sérieux. Si cette légère créature peut me rende courtes les longues heures de ma « saison » je la verrai tant qu'elle voudra – à Arriège.

Quel besoin avait Marthe de me traîner autour de ce kiosque à musique ! J'en rapporte une étreignante migraine, et l'empreinte, presque physique, sur ma peau, de tous ces regards sur nous. Ces gens-là, baigneurs et buveurs d'Arriège, nous ont épluchées, dévorées, avec des yeux de cannibales. J'appréhende maladivement les potins, les espionnages et les délations de ces désœuvrés minés d'ennui. Heureusement, bien peu de visages connus, excepté la petite Langendonck. Les Renaud-Claudine arrivent dans trois jours, ils ont retenu leur appartement.

Triste chambre que celle-ci ! L'électricité crue tombe du plafond sur mon lit vide et mort… Je me sens seule, seule, au point de pleurer, au point d'avoir retenu Léonie pour me décoiffer, afin de garder auprès de moi une présence familière… Viens, mon Toby noir, petit chien chaud et silencieux qui adores jusqu'à mon ombre, reste à mes pieds, tout fiévreux du long voyage, agité de cauchemars ingénus… Peut-être rêves-tu qu'on nous sépare encore ?…

Ne crains pas, Toby, le maître sévère, il dort à présent sur l'eau sans couleur ; car les heures de son coucher sont ordonnées comme toutes celles de sa vie… Il a remonté son chronomètre, il a couché son grand corps blanc, froid du tub glacial. Songe-t-il à Annie ? Est-ce qu'il soupirera la nuit, est-ce qu'il s'éveillera dans le noir, le noir profond, que ses pupilles dilatées peupleront de lunules d'or et de roses processionnantes ? S'il appelait, à cette minute même, son Annie docile, s'il cherchait son odeur de rose et d'œillet blanc, avec le sourire martyrisé de l'Alain que je n'ai vu et possédé qu'en songe ? Mais non. Je le sentirais à travers l'air et la distance…

Couchons-nous, mon petit chien noir. Marthe joue au baccara.

***

Mon cher Alain,

Je m'accoutume à cette vie d'hôtel. C'est un effort qui, je l'espère, me sera compté par vous, de même que je vous fais honneur de chaque victoire remportée sur mon apathie.

Les journées me sont plus longues pourtant qu'aux baigneurs effectifs. Marthe, vaillante comme toujours, se soumet à un traitement très dur de douches et de massages. Léon boit seulement ; moi je regarde.

Nous avons rencontré ici madame van Langendonck, qui est seule. Croyez, cher Alain, que je n'ai point recherché cette rencontre. Marthe l'accueille bien et dit que les amitiés de villes d'eaux se coupent à Paris le plus aisément du monde. J'espère que vous voilà rassuré sur le superficiel de nos relations. Et d'ailleurs, elle habite l'hôtel du Casino, tandis que nous logeons au Grand-Hôtel.

Je crois aussi que les Renaud-Claudine débarquent dans peu de jours. Il nous sera presque impossible de ne pas les voir ; il me semble d'ailleurs que vous considérez le mari comme acceptable, parce qu'il connaît toute la terre. Quant à sa femme, nous aviserons à agir au mieux, et pour cela je me fie à Marthe, qui tient de vous un sens très fin de la décision opportune.

Je vous parle de nous, cher Alain. Vous m'avez défendu de vous importuner de ma sollicitude, inutile mais si bien intentionnée ! Sachez donc encore que nous nous levons à sept heures moins le quart, qu'à sept heures sonnantes nous sommes assises aux petites tables de la laiterie. On trait devant nous un lait mousseux et chaud, que nous buvons lentement en regardant monter le brouillard que le soleil aspire.

Il faut bien déjeuner dès sept heures, car la douche est à dix. On vient là au saut du lit sans prendre le temps même d'une toilette sommaire. Ce petit lever ne réussit pas à toutes le femmes, et j'admire comme Marthe supporte cette épreuve. Elle paraît enveloppée de linons et de mousselines, en capuchons ruchés et neigeux qui l'avantagent extrêmement.

Votre Annie n'y déploie pas tant d'art ; elle arrive en jupe tailleur et en blouse de soie molle, et l'absence de corset ne me change guère la taille. Ma natte de la nuit relevée en catogan par un ruban blanc, un chapeau paillasson en forme de cloche, … voilà une tenue qui ne fait pas émeute.

Après deux tasses de lait et autant de petits croissants, promenade dans le parc, retour à l'hôtel pour le courrier et la toilette – à dix heures, douche. Marthe disparaît, et je reste seule jusqu'à midi. Je flâne, je lis, je vous écris. Je cherche à m'imaginer votre vie, votre cabine, l'odeur de la mer, le battement de l'hélice…

Adieu, cher Alain, prenez bien soin de vous-même, et de votre affection pour

ANNIE.

C'est tout ce que je trouve à lui écrire. Je me suis interrompue vingt fois, une maladresse au bout de ma plume… Quel mauvais esprit m'habite, pour que j'écrive déjà « maladresse » là où il faudrait « franchise » ?…

Mais pouvais-je écrire tout ? Je crains, même de loin, la colère de mon mari, s'il apprend que je vis côte à côte avec Calliope, avec Maugis arrivé depuis trois jours et qui ne nous quitte guère… Le train de 5 heures 10 amène demain Claudine et son mari… Lâchement je me dis qu'un aveu bien complet au retour d'Alain, me vaudra seulement un grand sermon. Il n'aura pas vu Calliope à la laiterie le matin en « déshabillé galant » – si déshabillé et si galant, que je détourne les yeux pour lui parler – des tulles qui dégringolent, des pelisses à fanfreluches qui bâillent sur la peau dorée, et d'extraordinaires mantilles de blonde pour voiler les cheveux mal relevés. Hier matin, pourtant, elle arrive embobelinée dans un vaste cache-poussière, en soie glacée d'argent, si hermétique et si convenable que je m'étonne. Autour de nous les panamas et les casquettes à carreaux regrettent et cherchent les coins de peau ambrée.

Je lui fais compliment de sa correction. Elle éclate de son rire déchirant et s'écrie : « Je crois bien ! C'est forcé ! J'ai pas de chemise dessous ! »

Je ne savais où me mettre. Les casquettes et les panamas se sont penchés vers elle, d'un mouvement automatique de marionnettes qui saluent…

Heureusement, Calliope est seule. Seule ? Hum ! J'ai parfois, marchant auprès d'elle, croisé des messieurs très bien, qui se détournaient avec une discrétion si affectée, une indifférence si parfaite. Elle passait, roide dans sa petite taille, avec un coup de paupières en éventail, qu'elle a voulu m'apprendre, sans y réussir.

L'heure de la douche nous rapproche l'une de l'autre, en faisant le désert autour de nous. Léon, très déprimé ces temps-ci, vient s'asseoir à notre table et risque des cravates déconcertantes, des gilets vifs qui vont bien à son teint mat. Il s'éloigne de quart d'heure en quart d'heure, pour les quatre verres d'eau ; il tente un essai de cœur littéraire auprès de Calliope. À mon grand étonnement, elle le reçoit avec un dédain peu déguisé, un froid regard bleu tombant de haut qui signifie : « Que veut cet esclave ? »

Il y a encore… Marthe. Oui, Marthe. Même pour écrire ceci, j'hésite… Ce Maugis la suit de trop près, et elle supporte sa présence comme si elle ne s'en apercevait pas. Je ne puis le croire. Les étincelants yeux gris de Marthe voient tout, écoutent tout, saisissent la pensée derrière les yeux qu'ils regardent. Comment n'arrache-t-elle pas sa petite main potelée et fine, aux lèvres de cet individu, qui lui disent, deux fois par jour, un bonjour et un adieu prolongés ? Maugis sue l'alcool. Il est intelligent, d'accord, instruit sous sa blague à demi gâteuse ; il tire l'épée, m'a dit Alain, d'un poignet redoutable que l'absinthe ne fait pas encore trembler. Mais… pouah !

Elle s'amuse, je veux l'espérer. Elle coquette pour le plaisir de voir les yeux globuleux de son adorateur s'injecter et s'attendrir en la regardant. Elle s'amuse…

Je viens d'accompagner Marthe à sa douche. J'en tremble encore.

Dans une affreuse cabine de sapin brut, ruisselante de toutes ses parois, pénétrée de soufre et de vapeur d'eau, j'ai assisté, derrière un paravent de bois, au supplice sans nom qu'est cette douche-massage. En un tour de main, Marthe est nue. Je clignote devant tant de sans-gêne et de blancheur. Marthe est blanche comme Alain, avec plus de rose dessous. Sans un frisson de malaise, elle tourne vers moi une croupe effrontée, marquée de fossettes profondes, tandis qu'elle sangle autour de ses tempes un bonnet de caoutchouc, un serre-tête abominable, une façon de marmotte de poissarde.

Puis elle vire… et je reste frappée du caractère que prend cette jolie tête de femme, ainsi privée de ses cheveux ondés : des yeux aigus jusqu'à la folie, la mâchoire courte et solide, l'arcade sourcilière peuple et brutale, je cherche en vain la Marthe que je connais dans celle-ci qui me fait peur. Cette figure inquiétante rit au-dessus d'un corps mignon et gras, presque trop féminin, tout en excès de minceurs et de rondeurs…

– Annie, hep ! Tu dors debout ?

– Non. Mais j'en ai déjà assez. Cette cabine, ce bonnet…

– Hein, Catherine, croyez-vous qu'elle est brave, ma petite belle-sœur ? Si nous lui donnions à nous deux une bonne douche, à grand jet ?

Je considère avec appréhension la créature sans sexe, en tablier ciré, juchée sur des socques de bois. Elle rit sur des gencives rouges.

– Si Madame veut se coucher… Le quart d'heure est déjà bien entamé.

– Voilà, voilà.

D'un bond, Marthe franchit le rebord d'une espèce de cercueil ouvert, incliné, que je n'avais pas vu d'abord et s'y étend, les mains sur les seins, pour les préserver du choc trop rude. Le jour d'en haut éclaire les veines de sa peau, sculpte les plis minces, touche brutalement à tout l'or roux qui moutonne sur elle… Je rougis dans l'ombre… Je n'aurais jamais cru Marthe si velue… Je rougis davantage, en songeant que sur le corps d'Alain fleurit la même abondance d'or rose comme du cuivre. Marthe attend en fermant les yeux, les coudes tremblants, et la créature sans sexe braque sur elle deux gros tubes de caoutchouc, qui pendent du plafond…

Des cris perçants, des clameurs suppliantes éclatent… Sous le jet froid, plus gros que mon poignet, qui tombe d'aplomb sur elle et se promène de la poitrine aux chevilles, Marthe se tord comme une chenille coupée, sanglote, grince, injurie, ou soupire – lorsque le jet bouillant succède au jet froid, adoucie, consolée.

La créature douche d'une main et claque de l'autre, claque sans pitié, d'une grande main solide, ce corps délicat qui se marbre de rouge brûlant.

Après cinq minutes de ce tourment effroyable, un grand peignoir chaud, une friction sèche, et Marthe, délivrée de l'odieux serre-tête, me regarde en haletant, de grosses larmes au coin des yeux.

D'une voix étranglée, je lui demande si c'est ainsi tous les matins.

– Tous les matins, mon petit. Hein ! Claudine le déclarait l'an dernier : « Ça et le tremblement de terre, on n'a rien trouvé de mieux pour faire circuler le sang. »

– Oh ! Marthe, c'est affreux ! Ce jet plus rude qu'un gourdin qui t'a fait pleurer, sangloter… Quelle horreur !

À demi rhabillée, elle tourne vers moi un bizarre sourire en coin, les narines encore battantes :

– Je ne trouve pas.

***

Les repas, ici, me sont un supplice. Nous avons le choix entre deux restaurants, qui tous les deux dépendent du casino ; car les hôtels ne servent point de repas, et cette ville d'eaux, qui n'a de ville que le nom, se compose du casino, de l'établissement thermal, et de quatre grands hôtels. Ces réfectoires où l'on se rend comme des pensionnaires ou des prisonniers, où l'on grille à midi sous le rude soleil montagnard, suffisent à me couper l'appétit. J'ai songé à me faire servir dans ma chambre, mais on m'apportera la desserte tiède, et puis, ce ne serait pas gentil pour Marthe, à qui les repas sont des prétextes à potiner et à fouiner… Je parle déjà comme elle !

Calliope s'assied à la même table que nous, et Maugis aussi, que je supporte mal. Marthe s'occupe de lui, paraît s'intéresser à ses articles de critique, quémande, autoritaire, un article sur Un Drame du cœur, le dernier roman de mon beau-frère, pour fouetter la vente et encourager les villes d'eaux…

Léon dévore les viandes coriaces avec un appétit d'homme anémié et ne lâche pas Calliope, qui persiste à le renvoyer à ses soixante lignes, méprisante comme une fille de roi pour un scribe à gages. Drôle de petite femme ! Je l'avoue ; c'est moi qui la recherche maintenant. Elle se raconte avec une volubilité embarrassée, pêchant dans une langue étrangère le mot qui lui fait défaut dans la nôtre, et j'écoute comme un conte de fées le récit cahoté de sa vie.

C'est surtout pendant la douche de Marthe, à l'heure déserte, que je m'oublie à l'entendre. Je m'assieds en face d'elle dans un grand fauteuil d'osier, derrière la laiterie et j'admire, pendant qu'elle parle, sa beauté parée et en désordre.

– Quand j'étais petite, dit Calliope, j'étais très belle.

– Pourquoi « j'étais » ?

– Because je suis moins. La vieille qui lavait le linge me crachait toujours dans la figure.

– Oh ! La dégoûtante ! Vos parents ne l'ont pas mise à la porte ?

Le beau regard bleu de Calliope me couvre de dédain :

– À la porte ? Chez nous, il faut les vieilles cracher sur les jolies petites, en disant « Phtu ! phtu ! » : c'est pour conserver belles et garder contre mauvais œil. Je suis conservée kallista aussi, pourquoi ma mère, le jour du baptême, a fait mettre repas sur table, la nuit.

– Ah ?

– Oui. On pose sur la table beaucoup de choses pour manger, et on se couche. Alors, les mires vient.

– Qui ?

– Les mires. On les voit pas, mais elles arrivent pour manger. Et on range chaque chair, chiesa, comment vous dites ? Chaise, bien contre mur, parce si une des mires cognait son coude en passant pour sit à table, elle donnerait… mauvais sort sur petit enfant.

– Que c'est joli, ces vieux usages ! Les mires, comme vous dites, ce sont des fées ?

– Fées ? Je sais pas. C'est des mires… Ha ! J'ai mal à ma tête.

– Voulez-vous un peu d'antipyrine ? J'en ai dans ma chambre.

Calliope passe sur son front poli une main aux doigts teints de rose.

– Non, merci. C'est ma faute. J'ai pas fait les croix.

– Quelles croix ?

– Comme ça, sur l'oreiller.

Elle dessine sur son genou une série de petites croix rapides, avec le tranchant de la main.

– Vous faites les pétits croix, et vite, vite, vous couchez la tête sur l'endroit, et les mauvais visiteurs ne vient pas dans le sommeil, ni head-ache, ni rien.

– Vous êtes sûre ?

Calliope hausse les épaules et se lève :

– Si, je suis sûre. Mais vous, c'est un peuple sans réligion.

– Où courez-vous, Calliope ?

– C'est devtera… lundi. Il faut faire mes ongles. Voilà encore que vous ne savez pas ! Lundi, faire les ongles : santé. Mardi, faire les ongles : fortune.

– Et vous préférez la santé à la fortune ? Comme je vous comprends !

Déjà en marche, elle se retourne, tenant à brassées ses dentelles éparses.

– Je préfère pas… lundi je fais une main, et mardi l'autre.

***

Entre midi et cinq heures, une chaleur inhumaine terrasse tous les baigneurs. La plupart s'enferment dans le grand hall du casino, qui ressemble à la salle des pas-perdus de quelque gare modern style. Renversés dans les rockings, ils flirtent, les malheureux ! ils sucent du café dans de la glace pilée, et somnolent au bruit d'un vague orchestre assoupi comme eux-mêmes. Je me dérobe souvent à ces plaisirs prévus, embarrassée par les regards, par le mauvais ton de Maugis, par le bruit d'une trentaine d'enfants et leur sans-gêne déjà poseur.

Car j'ai vu là des petites filles, à qui leurs treize ans font déjà du mollet et de la hanche, user indignement de ce qu'on appelle les privilèges de l'enfance. À cheval sur la jambe d'un grand cousin, ou juchée sur un tabouret de bar, les genoux au menton, une adorable petite blonde, aux yeux qui savent, montre tout ce qu'elle peut d'elle-même et guette d'un regard de chatte froide, l'émoi honteux des hommes. Sa mère, une grosse cuisinière couperosée, s'extasie : « Est-elle bébé, à son âge ! » Je ne peux pas croiser cette gamine effrontée sans me sentir mal à l'aise. Elle a inventé de souffler des bulles de savon et de les poursuivre d'une raquette en laine. Des individus de tout âge soufflent maintenant dans des pipes de terre et courent après les bulles de savon pour frôler la petite fille, lui voler son chalumeau, l'enlever d'un bras quand elle se penche à la baie vitrée. Ah ! quelle vilaine bête dort donc dans certains hommes !

Il reste encore, Dieu merci, de vrais bébés, des garçonnets patauds, aux mollets nus couleur de cigare, d'une gentillesse oursonne ; des fillettes poussées trop vite, tout en angles et en grands pieds minces, des tout-petits, les bras en boudins roses ficelés de plis tendres – comme ce gros amour de quatre ans, malheureux dans sa première culotte, et qui chuchotait, très rouge, à sa miss sévère et dégoûtée : « Est-ce que le monde a l'air que j'ai fait dans mon pantalon ? »

Je traverse, pour rentrer chez moi, la nappe dangereuse de soleil qui sépare notre hôtel du casino. Pendant vingt-cinq secondes, je goûte le plaisir cuisant de me sentir comme soulevée de chaleur, le dos grésillant, les oreilles bourdonnantes… Près de tomber, je me réfugie dans la fraîcheur noire du vestibule, où une porte ouverte sur les sous-sols laisse monter une odeur de vieille futaille, de vin rouge tourné en vinaigre… Puis, c'est ma chambre silencieuse, déjà parfumée de moi, le lit moins hostile, où je me jette en chemise, pour y songer, dévêtue, jusqu'à cinq heures…

Toby effleure mes pieds nus d'une langue congestionnée, puis tombe prostré sur le tapis. Mais cette horripilante caresse me laisse tremblante et comme outragée, oriente mes pensées sur la mauvaise route… Ma demi-nudité me rappelle la douche de Marthe, ce qu'elle cherche dans ces jets qui la rudoient, la blancheur de mon mari… celui du rêve… Pour me délivrer de l'obsession – est-ce bien pour m'en délivrer ? – Je saute à bas du lit et cours chercher, entre deux sachets, le dernier portrait d'Alain.

Quoi donc ?… Est-ce maintenant que je rêve ? Ce beau garçon-là, il me semble que je ne le reconnais pas… Le dur sourcil, et cette pose arrogante de coq ! Voyons, je me trompe, et le photographe aura retouché à l'excès ?…

Mais non, cet homme-là, c'est mon mari, qui voyage au loin. Je tremble devant son image, comme je tremble devant lui-même. Une créature courbée, inconsciente de sa chaîne, voilà ce qu'il a fait de moi… Bouleversée, je cherche obstinément dans notre passé de jeunes époux, un souvenir qui puisse m'abuser de nouveau, qui me rende le mari que j'ai cru avoir. Rien, je ne trouve rien… que ma soumission d'enfant battue, que son sourire de condescendance sans bonté… Je voudrais savoir que je rêve ou que je délire. Ah ! le méchant, le méchant ! Quand m'a-t-il fait le plus de mal, en partant sur la mer, ou bien en me parlant pour la première fois ?

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