V

Dans la chambre de Marthe, qui est la plus grande, nous attendons, derrière les volets tirés, Claudine et Calliope qui doivent venir prendre le thé, Claudine arrivée d'hier soir avec son mari, et qui viendra seule, par exception, Marthe excluant aujourd'hui les hommes, « pour se reposer ». Elle se repose en piétinant sur place, en virant dans sa robe de mousseline vert cru, un vert impossible qui outre sa blancheur et embrase sa chevelure mousseuse. Au corsage échancré, une grosse rose rose, commune et embaumée. Marthe associe sur elle, d'un choix sûr, de violentes et heureuses couleurs…

Je la trouve bien agitée, les yeux menaçants et la bouche triste. Elle s'assied, crayonne rapidement sur une feuille blanche, murmure des chiffres :

– … Ici, c'est deux louis par jour… quinze cents francs chez Hunt à la rentrée… et l'autre idiot qui veut passer par Bayreuth… C'est plutôt compliqué, la vie !

– Tu me parles, Marthe ?

– Je te parle sans te parler. Je dis que c'est compliqué, la vie.

– Compliqué… peut-être bien.

Elle hausse les épaules.

– Oui. « Peut-être bien. » S'il te fallait trouver cinq cents louis.

– Cinq cents louis ?

– Ne te fatigue pas à calculer, ça fait dix mille francs. S'il te fallait les dénicher d'ici trois semaines, dans… dans les plis de ta robe, qu'est-ce que tu ferais ?

– Je… j'écrirais au banquier… et à Alain.

– Comme c'est simple !

Elle est si sèche que je crains de l'avoir froissée :

– Comme tu me dis cela, Marthe ! Est-ce que… est-ce que tu as besoin d'argent ?

Ses durs yeux gris s'apitoient :

– Mon pauvre petit pruneau, tu me fais de la peine. Bien sûr, j'ai besoin d'argent… Tout le temps, tout le temps !

– Mais, Marthe, je vous croyais riches ! Les romans se vendent, et ta dot…

– Oui, oui. Mais il faut manger. Le chateaubriand est hors de prix cette année. Crois-tu qu'avec trente mille de rente, en tout et pour tout, une femme puisse vivre convenablement, si elle n'a pas un courage de teigne ?

Je réfléchis une seconde, pour avoir l'air de calculer :

– Dame… c'est peut-être un peu juste. Mais, Marthe, pourquoi ne pas…

– Ne pas ?…

– Ne pas me le dire ? J'ai de l'argent, moi, et je serais très contente…

Elle m'embrasse, d'un baiser qui sonne comme une tape, et me tire l'oreille :

– T'es gentille. Je ne dis pas non. Mais pas maintenant. Laisse, j'ai encore une ou deux ficelles qui sont comme neuves. Et puis, je te garde pour la bonne bouche. Et puis… ça m'amuse de me battre contre l'argent, de trouver à mon réveil une facture qu'on réclame pour la dixième fois, de regarder le dedans de mes mains vides en me disant : « Ce soir, il faut vingt-cinq louis dans cette menotte-là. »

Ébahie, je la contemple, cette petite Bellone en robe verte comme une sauterelle… « Se battre, lutter… » des mots effrayants qui font lever des images de gestes meurtriers, de muscles tendus, de sang, de victoires… Je reste devant elle comme une infirme, les mains inertes, songeant à mes larmes récentes devant la photographie d'Alain, à ma vie écrasée… Un trouble pourtant me vient :

– Marthe… comment fais-tu ?

– Tu dis ?

– Comment fais-tu, quand tu as tant besoin d'argent ?

Elle sourit, se détourne, puis me regarde de nouveau, avec un air doux et lointain :

– Eh bien, voilà… je tape l'éditeur de Léon… J'embobine le couturier, ou bien je le terrorise… Et puis il y a des rentrées inespérées.

– Tu veux dire de l'argent qu'on te devait, que tu avais prêté ?

– À peu près… J'entends Claudine ; à qui parle-t-elle ?

Elle ouvre la porte et se penche sur le corridor. Je la suis des yeux, avec une arrière-pensée pénible… Pour la première fois, je viens de feindre l'ignorance, de simuler le zozotisme d'une Rose-Chou… « Des rentrées inespérées ! » … Marthe m'inquiète.

Claudine parle en effet, dans le corridor. J'entends : « Ma fîîîlle… » Quelle fille ? Et cette tendresse dans l'accent ?…

Elle paraît, tenant en laisse sa Fanchette maniérée et tranquille qui marche en ondulant et ont les yeux verts noircissent à notre vue. Marthe, ravie, bat des mains comme au théâtre.

– Comme c'est bien Claudine ! Où avez-vous pris cette bête délicieuse ? Chez Barnum ?

– Pardi non. Cheux nous. À Montigny. Fanchette, assise !

Claudine ôte son chapeau de garçon, remue ses boucles. Elle a ce teint mat, cet air sauvage et doux qui me plaît tant. Sa chatte s'assied correctement, la queue sous les pattes de devant. J'ai bien fait d'envoyer mon Toby promener avec Léonie ; elle l'aurait griffé.

– Bonjour, vous, princesse lointaine.

– Bonjour, Claudine. Vous avez fait bon voyage ?

– Très bon, Renaud charmant. Il a tout le temps flirté avec moi, si bien que je n'ai pas eu une seule minute la sensation d'être mariée… Croyez-vous, un monsieur qui voulait m'acheter Fanchette ? Je l'ai regardé comme s'il avait violé ma mère… On a chaud, ici. Est-ce qu'il va venir beaucoup de dames ?

– Non, non, Calliope van Langendonck seulement.

Claudine passe lestement son pied par-dessus une chaise, une chaise très haute :

– Chance ! je l'adore, Calliope. Ohé, de la trirème ! On va avoir du goût. Et puis elle est jolie, et puis elle est la dernière détentrice de l' « âme antique ».

– Par exemple ! se révolte Marthe. Elle qui est cosmopolite comme un croupier du casino !

– C'est ce que je voulais dire. Elle incarne, en mon imagination simpliste, tous les peuples qui sont en dessous de nous.

– Les taupes ? Raillé-je timidement.

– Non, subtile petite rosse. Au-dessous… sur la carte. La voilà ! Paraissez, Calliope, Hébé, Aphrodite, Mnasidika… Je sors tout ce que je sais de grec pour vous !

Calliope semble nue dans une robe trop riche de chantilly noir sur crêpe de chine clair. Elle succombe dès le seuil :

– Je suis morte. Trois étages…

– … C'est mauvais pour peau, continue Claudine.

– Mais c'est bon pour femme enceinte. Ça fait tomber enfant.

MARTHE, effarée. – Vous êtes enceinte, Calliope ?

CALLIOPE, sereine. – Non, never, jamais.

MARTHE, amère. – Vous avez de la veine. Moi non plus, d'ailleurs. Mais c'est assommant, tous ces moyens préventifs. Comment vous garez-vous, vous ?

CALLIOPE, pudique. – Je suis veuve.

CLAUDINE. – Évidemment, c'est un moyen. Mais la condition n'est ni nécessaire, ni suffisante. Quand vous n'étiez pas veuve, qu'est-ce que vous faisiez ?

CALLIOPE. – Je faisais les croix dessus, avant. Et je tousse, après.

MARTHE, qui pouffe. – Les croix !… Sur qui ? Sur vous, ou sur le partenaire ?

CALLIOPE. – Sur tous deux, dearest.

CLAUDINE. – Ah ! Ah ! Et vous toussiez après ? C'est le rite grec ?

CALLIOPE. – Non, poulaki mou. On tousse comme ça (elle tousse) et c'est parti.

MARTHE, dubitative. – Ça vient plus vite que ça ne s'en va… Claudine, passez-moi donc la salade de pêches.

CLAUDINE, absorbée. – Je ne suis pas curieuse, mais j'aurais voulu voir sa tête…

CALLIOPE. – Tête de qui ?

CLAUDINE. – La tête de feu van Langendonck, pendant que vous « faisiez croix dessus ».

CALLIOPE, candide. – Mais je les faisais pas sur tête.

CLAUDINE, éclatant. – Ah ! ah ! que j'ai du goût. (Suffoquant de rire.) Cette bon sang de Calliope me fait engorger !

Elle crie et se pâme de joie ; Marthe, elle aussi, s'étrangle. Moi-même, malgré la honte qu'elles me donnent, je ne puis m'empêcher de sourire dans la demi-obscurité qui me protège, qui ne me protège pas assez, car Claudine a surpris la gaieté silencieuse que je me reproche.

– Eh là, dites donc, sainte Annie, je vous vois. Allez jouer dans le parc tout de suite, ou n'ayez pas l'air de comprendre. Ou plutôt non (sa voix rude devient douce et chantante), souriez encore ! Quand les coins de votre bouche remontent, vos paupières descendent, et les histoires de Calliope ont moins d'équivoque… petite Annie… que votre sourire…

Marthe interpose entre Claudine et moi l'aile d'un éventail ouvert :

– … et si ça continue, vous allez appeler ma belle-sœur « Rézi » ! Merci, je ne veux pas que mon honnête chambre serve à ça !

Rézi ? Qu'est-ce que c'est ? Je m'enhardis :

– Vous avez dit… Rézi ? C'est un mot d'une langue étrangère ?

– Vous ne croyez pas si bien dire ! riposte Claudine pendant que Marthe et Calliope échangent des sourires complices. Puis sa gaieté tombe net, elle cesse de sucer son café glacé, rêve une minute, avec des yeux assombris, les mêmes yeux que ceux de sa chatte blanche qui, pensive, menace un point dans le vide…

Qu'ont-elles dit encore ? Je ne sais plus, je me reculais de plus en plus dans l'ombre de la persienne. Je n'ose transcrire les bribes que je me rappelle. Mille horreurs ! Calliope met à les débiter plus d'inconscience, une impudeur exotique ; Marthe une crudité nette et sans trouble ; Claudine, une sorte de sauvagerie languide, qui me révolte moins.

Elles en étaient venues à me questionner, avec des rires, sur des gestes et des choses que je n'ose nommer, même en pensée. Je n'ai pas tout compris, j'ai balbutié, j'ai retiré mes mains de leurs mains insistantes, elles ont fini par me laisser, bien que Claudine murmurât, les yeux sur mes yeux pâles qui laissent trop entrer le vouloir d'autrui : « Cette Annie est attachante comme une jeune fille. » Elle est partie la première, emmenant sa chatte blanche au collier de cuir vert, et bâillant à notre nez : « Il y a trop longtemps que j'ai vu mon grand ; le temps me dure ! »

* * *

Maugis « colle » de plus en plus. Il encense Marthe de ses hommages, qui montent vers elle dans une fumée de whisky. Ces rendez-vous à la musique de cinq heures m'excèdent. Nous y retrouvons Calliope, autour de qui les hommes ont des regards de meute, et Renaud-Claudine amoureux et agaçants. Mais oui, agaçants ! Cette manière de se sourire des yeux, de s'asseoir genou à genou, comme des mariés de quinze jours ! Et encore, j'ai vu, moi, des mariés de quinze jours, qui n'attiraient pas l'attention…

… Deux mariés tout récents qui dînaient à une petite table de restaurant, lui roux, elle trop brune, sans que le visage traduisit jamais le désir, leurs mains la caresse, sans que leurs pieds se joignissent sous la nappe retombante… Souvent, elle laissait descendre ses paupières sur des yeux transparents, « couleur de fleur de chicorée sauvage », elle posait et reprenait sa fourchette, froidissait sa main chaude au flanc perlé de la carafe, en fiévreuse accoutumée à sa fièvre. Lui, il mangeait d'un appétit sain comme ses dents, et parlait d'une voix de maître : « Annie, vous avez tort ; cette viande est saignante à point… » L'aveugle ! l'indifférent ! il ne voyait ni cette fièvre douce, ni ces cils trop lourds qui voilent les yeux bleus. Il ne devinait pas quelle angoisse était la mienne, et comme j'aspirais, en la redoutant, à l'heure encore non venue où mon plaisir saurait répondre au sien… Que cela est pénible à écrire… effarée, obéissante, je me pliais à sa caresse simple et robuste qui me quittait trop tôt, à l'instant où raidie, la gorge pleine de larmes, au bord même, pensais-je, de la mort, j'appelais et j'attendais… je ne savais quoi.

Je le sais maintenant. L'ennui, la solitude, un après-midi d'atroce migraine et d'éther ont fait de moi une pécheresse pleine de remords. Péché qui menace toujours et contre quoi je lutte désespérément… Depuis que je rédige ce journal, je me vois apparaître, chaque jour, un peu plus nette, comme un portrait noirci qu'une main experte relave… Comment Alain, qui s'enquérait si peu de mes misères morales, devina-t-il ce qui s'était passé entre moi et… et Annie ? Je l'ignore. Peut-être une jalousie de bête trahie l'éclaira-t-elle ce jour-là…

D'où m'est donc venue la lumière ? De son absence ? Quelques lieues de terre et d'eau entre lui et moi ont fait ce miracle ? Ou bien j'ai bu le philtre qui rendit la mémoire à Siegfried ? Mais le philtre tardif lui rendit aussi l'amour, et moi, hélas !… À quoi bon m'accrocherai-je ? Tous, autour de moi, courent et combattent vers le but de leur vie… Marthe et Léon peinent, lui pour les gros tirages, elle pour le luxe. Claudine aime, et Calliope se laisse aimer… Maugis se grise… Alain remplit sa vie de mille vanités exigeantes : respectabilité, existence brillante et correcte, souci d'habiter une maison bien tenue, d'éplucher son livre d'adresses comme un certificat de domestique, de dresser sa femme qu'il enrêne trop court comme son demi-sang anglais… Ils vont, ils agissent, et moi je reste les mains vides et pendantes…

Marthe tombe au milieu de cet accès noir. Elle-même semble moins allègre, sinon moins vaillante, et sa bouche mobile et rouge rit avec un pli triste. Mais peut-être est-ce moi qui vois tout amer ?

Elle s'assied sans me regarder, dispose les plis d'une jupe de dentelle, qui accompagne un petit habit Louis XVI en pékin blanc. Des plumes blanches frémissent sur son chapeau blanc. Je n'aime pas beaucoup cette robe-là, trop parée, trop messe de mariage. Je préfère tout bas la mienne en voile ivoire, coulissée partout, en rond à l'empiècement, au-dessus du volant de la jupe, aux manches qui s'ouvrent ensuite en ailes…

– Tu viens ? Demanda Marthe, la voix brève.

– Où çà ?

– Oh ! cet air de tomber toujours de la lune ! À la musique, il est cinq heures.

– C'est que je…

Son geste coupe :

– Non, je t'en prie ! Tu l'as déjà dit. Ton chapeau, et filons.

D'habitude, j'eusse obéi, quasi inconsciente. Mais aujourd'hui est un jour troublé, qui me change :

– Non, Marthe, je t'assure, j'ai mal à la tête.

Elle remue ses épaules :

– Je sais bien. C'est l'air qui te remettra. Viens !

Doucement, je réponds toujours non. Elle se mord les lèvres et fronce ses sourcils roux, crayonnés de châtain.

– Enfin, voyons ! J'ai besoin que tu viennes, là !

– Besoin ?

– Oui, besoin. Je ne veux pas rester seule… avec Maugis.

– Avec Maugis ? C'est une plaisanterie. Il y aura Claudine, Renaud et Calliope.

Marthe s'agite, pâlit un peu, ses mains tremblent.

– Je t'en supplie, Annie… ne me fais pas mettre en colère.

Interloquée, défiante, je reste assise. Elle ne me regarde pas, et parle, les yeux vers la fenêtre :

– J'ai… grand besoin que tu viennes, parce que… parce que Léon est jaloux.

Elle ment. Je sens qu'elle ment. Elle le devine, et tourne enfin vers moi ses yeux de flamme.

– Oui, c'est une craque, parfaitement. Je veux parler à Maugis, sans témoins ; j'ai besoin de toi pour faire croire aux autres que tu nous accompagnes, lui et moi, un bout de chemin, à trente pas, comme l'institutrice anglaise. Tu prendras un livre, un petit ouvrage, ce que tu voudras. Là. Ça y est ? Qu'est-ce que tu décides ? Me rendras-tu ce service ?

J'ai rougi pour elle. Avec Maugis ! Et elle a compté sur moi pour… oh ! non !

À mon geste, elle frappe rageusement du pied :

– Sotte ! crois-tu que je vais coucher avec lui dans un fourré du parc ? Comprends donc que rien ne va, que l'argent se cache, qu'il faut que je tire à Maugis, non seulement un article sur le roman de Léon qui va paraître en octobre, mais deux, mais trois articles, dans les revues étrangères qui nous ouvriront Londres et Vienne ! Ce soiffard est plus malin qu'un singe, et nous nous mesurons depuis un mois ; mais il y passera, ou je… je…

Elle bégaie de fureur, le poing tendu, avec une sauvage figure de tricoteuse déguisée en ci-devant, puis se calme, par un bel effort, et dit froidement :

– Voilà la situation. Tu viens à la musique ? À Paris, je n'en serais pas réduite à te demander ça. À Paris, une femme d'esprit se tire d'affaire toute seule ! Mais ici, dans ce phalanstère, où le voisin d'hôtel compte vos chemises sales et les brocs d'eau chaude que la bonne monte le matin…

– Alors, Marthe, dis-moi… c'est par amour pour Léon ?

– Par amour que… quoi ?

– Oui, que tu te dévoues, que tu fais bon visage à cet individu… c'est pour la gloire de ton mari, n'est-ce pas ?

Elle rit sèchement en poudrant ses joues allumées :

– Sa gloire, si tu veux. Le laurier est une coiffure… qui en vaut une autre. Ne cherche pas ton chapeau, il est sur le lit.

* * *

Jusqu'où me mèneront-elles ? Il n'en est pas une des trois à qui je voudrais ressembler ! Marthe, prête à tout, Calliope, cynique comme une femme de harem, et Claudine sans pudeur, à la manière d'un animal qui a tous les instincts, même les bons. Mon Dieu, puisque je les juge clairement, préservez-moi de devenir semblable à elles !

Oui, j'ai suivi Marthe à la musique, puis dans le parc, et Maugis marchait entre nous deux. Dans une allée déserte, Marthe m'a dit simplement : « Annie, le ruban de ton soulier se défait. » Docile, j'ai semblé rattacher un lacet de soie dont le nœud tenait fort bien, et je n'ai pas rattrapé ma distance. Je marchais derrière eux, les yeux à terre, sans oser regarder leurs dos et sans entendre de leurs voix qu'un murmure précipité.

Lorsque Marthe, émue et triomphante, est venue me relever de ma honteuse faction, j'ai poussé un grand soupir de soulagement. Elle m'a pris le bras, gentille :

– C'est fait. Merci, petite. Tu m'as aidée à arranger bien des choses. Mais juge de la difficulté ! Si j'avais donné rendez-vous à Maugis dans le parc, à la laiterie, ou aux petites tables du café glacé, un gêneur, ou pis : une gêneuse nous serait tombée sur le poil au bout de cinq minutes. Le voir dans ma chambre, ça devenait dangereux…

– Alors, tu les auras, Marthe ?

– Quoi ?

– Les articles des revues étrangères ?

– Ah ! oui… Oui, je les aurai, et tout ce que je voudrai.

Elle se tait un instant, secoue ses grandes manches pour s'aérer, et murmure comme pour elle-même :

– Il est riche, le mufle !

Surprise, je la regarde :

– Riche ? Qu'est-ce que cela peut te faire, Marthe ?

– Je veux dire par là, explique-t-elle très vite, que je l'envie d'écrire pour son plaisir, au lieu de masser, comme ce pauvre Léon, qui assiège là-bas Calliope sans résultat. Cette ville cypriote, sans remparts, se défend étonnamment !

– Et puis, l'assaillant n'est peut-être pas très armé, risqué-je timidement.

Marthe s'arrête net au milieu de l'allée :

– Miséricorde ! Annie qui lâche des inconvenances ! Ma chère, je ne te savais pas sur Léon des documents si précis.

Elle rejoint, tout animée, le groupe des amis quittés, mais j'ai de nouveau prétexté la migraine, et me revoici dans ma chambre, mon Toby noir à mes pieds, inquiète de moi, mécontente de tout, humiliée du vilain service que je viens de rendre à ma belle-sœur.

Ah ! tout ce que Alain ne soupçonne pas ! Cela me fait méchamment sourire, de penser qu'il ignore tant de moi-même, et tant de sa sœur préférée. Je prends en grippe cet Arriège, où ma vie s'est éclairée si tristement, où l'humanité plus petite et plus serrée se montre toute proche et caricaturale… J'ai usé l'amusement de voir remuer tous ces gens-là. Il défile, à la laiterie matinale, trop de laideurs replâtrées chez les femmes, de convoitises bestiales chez les hommes, – ou bien de fatigue, car il paraît de sinistres figures de baccara, tirées et vertes, avec des yeux injectés. Ces figures-là appartiennent à des corps gourds d'hommes assis toute la nuit sur une chaise, et l'arthritisme n'ankylose pas seul tant de « charnières », comme dit Marthe.

Je n'ai plus envie d'entrer dans la salle de gargarisme, ni d'assister à la douche de Marthe, ni de potiner dans le hall, ni de m'épanouir aux Noces de Jeannette avec Claudine, cette effrontée, folle de Debussy, ayant imaginé par sadisme d'aller applaudir frénétiquement les opéras-comiques les plus poussiéreux. Que les mêmes heures ramènent les mêmes plaisirs, les mêmes soins, rassemblent les mêmes visages, voilà ce que je ne puis plus supporter. Par la fenêtre, mes yeux fuient constamment vers la déchirure ouverte à l'ouest de la vallée, cassure dans la chaîne sombre qui nous enserre, faille de lumière où brillent de lointaines montagnes voilées d'une poudre de nacre, peintes sur un ciel dont le bleu défaillant et pur est le bleu même de mes prunelles… C'est par là, maintenant, qu'il me semble que je m'évade… Par là je devine (ou je suppose, hélas !) une autre vie qui serait la mienne, et non celle de la poupée sans ressort qu'on nomme Annie.

* * *

Mon pauvre Toby noir, que faire de toi ? Voilà que nous allons partir pour Bayreuth ! Marthe l'a décidé, d'un entrain qui m'épargne toute discussion. Va, je t'emmènerai, c'est encore le plus simple et le plus honnête. Je t'ai promis de te garder, et j'ai besoin de ta présence adorante et muette, de ton ombre courte et carrée près de mon ombre longue. Tu m'aimes assez pour respecter mon sommeil, ma tristesse, mon silence, et je t'aime comme un petit monstre gardien. Une gaieté jeune me revient, à te voir m'escorter, grave, la gueule distendue par une grosse pomme verte que tu portes précieusement tout un jour, ou gratter d'une griffe obstinée un dessin du tapis, pour le détacher du fond. Car tu vis, ingénu, entouré de mystères. Mystère des fleurs coloriées sur l'étoffe des fauteuils, duperie des glaces d'où te guette un fantôme de bull, poilu de noir, qui te ressemble comme un frère, piège du rocking-chair, qui se dérobe sous les pattes… Tu ne t'obstines pas à pénétrer l'inconnaissable, toi. Tu soupires, ou tu rages, ou bien tu souris d'un air embarrassé, et tu reprends ta pomme verte mâchouillée.

Moi aussi, il n'y a pas deux mois, je disais : « C'est ainsi. Mon maître sait se qu'il faut. » À présent, je me tourmente et je me fuis. Je me fuis ! Entends ce mot comme il faut l'entendre, petit chien, plein d'une foi que j'ai perdue. Il vaut mieux, cent fois mieux, radoter sur ce cahier et écouter Calliope et Claudine, que m'attarder seule, dangereusement, avec moi-même…

Nous ne parlons plus que de voyage. Calliope m'en rebat les oreilles, et se désole de notre départ, à grand renfort de « Diè tout-puissant ! » et de « poulaki mou ».

Claudine considère toute cette agitation avec indifférence et gentillesse. Renaud est là, que lui importe le reste ? Léon, amer depuis son échec qu'il ne pardonne pas à Calliope, parle trop de son roman, du Bayreuth qu'il veut décrire, « un Bayreuth considéré sous un angle spécial ».

– C'est un sujet neuf, déclare gravement Maugis qui envoie depuis dix ans, à trois journaux quotidiens, des correspondances bayreuthiennes.

– C'est un sujet neuf quand on sait le rajeunir, affirme Léon, doctoral. Bayreuth vu par une femme amoureuse à travers l'hypéresthésie des sens que donne la passion satisfaite, – et illégitime ! – blaguez, blaguez… ça peut fournir une très bonne copie et vingt éditions !

– Pour le moins, souffle Maugis dans un flot de fumée. D'abord moi, je donne toujours raison au mari d'une jolie femme.

La jolie femme somnole à demi, allongée dans un rocking… Marthe ne dort jamais qu'à la façon des chats.

Nous cuisons dans le parc ; deux heures, l'heure étouffante et longue ; le café glacé fond dans les tasses, Calliope se meurt doucement, en gémissant comme un ramier. Je jouis du soleil torride, renversée dans un fauteuil de paille, et je ne remue pas même les paupières… À la pension, on m'appelait le lézard… Léon consulte fréquemment sa montre, attentif à ne pas dépasser le temps fixé pour sa récréation. La dépouille de Toby, qui semble inhabitée, gît sur le sable fin.

– Tu emmènes ce chien ? Soupire Marthe faiblement.

– Certainement, c'est un honnête garçon !

– Je n'aime pas beaucoup les honnêtes garçons, même en voyage.

– Alors, tu monteras dans un autre compartiment.

Ayant répondu cela, je m'émerveille en silence de moi-même. Le mois dernier, j'aurais répondu : « Alors, je monterai dans un autre compartiment. »

Marthe ne réplique rien et semble dormir. Au bout d'un instant, elle ouvre tout à fait ses yeux vigilants :

– Dites donc, vous autres, vous ne trouvez pas qu'Annie est changée ?

– Heu… mâchonne Maugis, très vague.

– Vous croyez ? Demande Calliope, conciliante.

– Peut-être… hésite Léon.

– J'ai plaisir à constater que vous êtes tous de mon avis, raille ma belle-sœur. Je ne vous surprendrai donc pas en disant qu'Annie marche plus vite, courbe moins les épaules, regarde moins à terre et parle presque comme une personne naturelle. C'est Alain qui va trouver du changement !

Gênée, je me lève :

– C'est ton activité, Marthe, qui me galvanise. Alain n'en sera pas aussi surpris que tu le penses. Il m'a toujours prédit que tu aurais une excellente influence sur moi. Je vous demande pardon, mais je rentre écrire…

– Je vous suis, dit Calliope.

Effectivement, elle me suit, sans autre encouragement de ma part. Elle passe sous mon bras mince son bras potelé.

– Annie, j'ai un très grand service à vous demander.

Bon Dieu, quelle figure séduisante ! Entre les cils en pointes d'épées, les yeux lazuli luisent, fixes, suppliants, et la bouche en arc tendu s'entrouvre prête, dirait-on, à toutes les confidences… Avec Calliope, il faut s'attendre à tout.

– Dites, ma chère, vous savez bien que s'il est en mon pouvoir…

Nous sommes dans ma chambre. Elle me prend les mains, avec une mimique outrée d'actrice italienne.

– Oh ! oui, n'est-ce pas ? Vous êtes une tellement pure ! C'est ce qui m'a décidée. I am… perdue, si vous me refuseriez ! Mais vous voudrez vous intéresser pour moi…

Elle roule en tampon un petit mouchoir de dentelle et s'essuie les cils. Ils sont secs. Je ne me sens pas à mon aise.

Très posée à présent, elle manie les cent fétiches baroques qui cliquettent à sa chaîne (Claudine dit de Calliope qu'elle marche avec un bruit de petit chien) et regarde le tapis. Je crois qu'elle murmure quelque chose pour elle-même…

– C'est prière à la Lune, explique-t-elle. Annie, portez-moi secours. J'ai besoin d'une lettre.

– Une lettre ?

– Oui. Une lettre… épigraphion. Une lettre bien, que vous dicterez.

– Mais pour qui ?

– Pour… pour… un ami du cœur.

– Oh !

Calliope étend un bras tragique :

– Je jure, par serment, sur la tête de mes parents qui sont morts, que c'est un ami du cœur seulement !

Je ne réponds pas tout de suite. Je voudrais savoir…

– Mais, ma chère, quel besoin avez-vous de moi pour cela ?

Elle se tord les mains avec un visage très calme :

– Comprenez ! Un ami de cœur, que j'aime, oh ! oui, j'aime, par serment. Annie ! Mais… mais je le connais pas trop.

– Hein !

– Si. Il veut m'épouser. Il écrit lettres qui sont passionnelles, et je answer… réponds très peu pourquoi… parce que je sais pas très bien écrire.

– Qu'est-ce que vous racontez là ?

– La vérité, par serment ! Je parle… deux, tree, quatre, five, langages, assez pour voyager. Mais je n'écris pas. Français surtout, si compliqué, si… je ne trouve pas le mot… Mon ami me croit… instruite, unique, femme universelle, et je voudrais tant paraître comme il croit ! Sans ça… comme vous dites, en France, vous ?… l'affaire est dans un seau.

Elle peine, rougit, pétrit son petit mouchoir et jette tout son fluide. Je réfléchis, très froide :

– Dites-moi, ma chère, sur qui comptiez-vous avant moi ? Car enfin, je ne suis pas la première…

Elle hausse l'épaule rageusement :

– Un tout petit de mon pays, qui écrivait bien. Il était… amoureux de moi. Et je copiais sa correspondance… mais à l'autre genre, vous entendez.

Cette scélératesse paisible, au lieu de m'indigner, me donne le fou rire. C'est plus fort que moi, je ne puis prendre Calliope au sérieux, même dans le mal. Elle m'a désarmée. J'ouvre mon buvard.

– Mettez-vous là, Calliope, nous allons essayer. Quoique… vous ne saurez jamais combien cela m'est étrange d'écrire une lettre d'amour… Voyons. Que dois-je dire ?

– Tout ! s'écrie-t-elle avec une passion reconnaissante. Que je l'aime ! … Qu'il est loin !… Que ma vie est sans parfum, et que je décoloris… Enfin tout ce qu'on dit à l'habitude.

… Que je l'aime … qu'il est loin… J'ai déjà traité le sujet, mais avec si peu de succès… Accoudée près de Calliope, les yeux sur la main brillante de bagues, je dicte comme en songe…

– Mon ami si cher…

– Trop froid, interrompt Calliope. Je vais écrire « Mon âme sur la mer ! »

– Comme vous voudrez… « Mon âme sur la mer »… Je ne puis pas ainsi, Calliope. Donnez-moi la plume, vous recopierez, vous modifierez après.

Et j'écris, enfiévrée :

« Mon âme sur la mer, vous m'avez laissée comme une maison sans maître où brûle encore une lumière oubliée. La lumière brûlera jusqu'au bout, et les passants croiront que la maison est habitée, mais la flamme v baisser dans une heure et mourir… à moins qu'une autre main ne lui rende l'éclat et la force…

– Pas ça, pas ! Intervient Calliope penchée sur mon épaule. Pas bon, « l'autre main ! » Écrivez « la même main ».

Mais je n'écris plus rien. Le front sur la table, au creux de mon bras replié, je pleure brusquement, avec le dépit de ne pouvoir cacher mes larmes… Le jeu a mal fini. La bonne petite Calliope comprend – un peu de travers – et m'entoure de ses bras, de son parfum, de doléances, d'exclamations désolées : – Chérie ! Psychi mou ! Que je suis mauvaise ! J'ai pas pensé que vous étiez seule ! Donnez, c'est fini. Je veux plus. Et d'ailleurs, c'est assez. Le commencé, bon pour varier dessus ; je mettrai palazzo au lieu de maison et je chercherai dans romans français pour le reste…

– Je vous demande pardon, ma petite amie. Ce temps d'orage m'a mis les nerfs en triste état.

– Nerfs ! Ah ! S’il n'y avait que nerfs ! dit Calliope sentencieuse, les yeux au plafond. Mais…

Son geste cynique et simple complète si singulièrement sa phrase que malgré moi, je souris. Elle rit.

– Oui, hein ? Addio, manythanks, et pardonnez-moi. J'emporte commencement de la lettre. Soyez avec votre courage.

Déjà dehors, elle rouvre la porte et passe sa tête de déesse malicieuse :

– Et même, je copiera deux fois. Parce que j'ai un autre ami.

* * *

« En tant que salines et sulfureuses, les eaux d'Arriège sont indiquées dans les maladies chroniques de la peau… »

Claudine lit tout haut le petit panégyrique, broché sous couverture séduisante, qu'offre aux baigneurs l'établissement thermal. Nous écoutons, pour la dernière fois, le triste orchestre qui joue tout le temps fortissimo, avec une rigueur morne et sans nuances. Entre une Sélection des Dragons de Villars et une Marche d'Armande de Polignac, Claudine nous initie, malgré nous et non sans commentaires, aux vertus de la source sulfureuse. Sa diction est châtiée, son ton docte, son calme imperturbable.

Sa chatte blanche, en laisse, dort sur une chaise de paille « une chaise qui coûte deux sous, comme pour une personne », a réclamé Claudine, « et pas une chaise en fer, parce que Fanchette a le derrière frileux ! »

– On va jouer à un jeu ! s'écrie-t-elle, inspirée.

– Je me méfie un peu, dit son mari aux yeux tendres. Il fume des cigarettes égyptiennes odorantes, silencieux le plus souvent, détaché comme s'il avait mis toute sa vie en celle qu'il nomme « son enfant chérie »…

– Un jeu très joli ! Je vais deviner, sur vos figures, les maladies que vous soignez ici, et quand je me tromperai, je donnerai un gage.

– Donnez-m'en un tout de suite, crie Marthe. Je me porte comme un charme.

– Moi aussi, grogne Maugis congestionné, le panama rabattu jusqu'aux moustaches.

– Moi aussi, fait Renaud, doucement.

– Et moi donc ! Soupire Léon, pâle et fatiguée.

Claudine, toute jolie sous une capeline blanche, nouée sous le menton par des brides de tulle blanc, nous menace d'un doigt pointu.

– Attends, marche, bouge pas ! Vous allez voir qu'ils sont tous venus ici pour leur plaisir…, comme moi !

Elle prend son petit livre, et distribue ses diagnostics comme autant de bouquets :

Marthe, à vous « l'acné et l'eczéma » ! À vous, Renaud, la…, voyons… ah ! « la furonculose ». C'est joli, pas ? On dirait un nom de fleur. Je devine chez Annie « l'érysipèle à poussée intermittente », et chez Léon, « l'anémie scrofuleuse » …

– … Merci, très peu pour lui, interrompt Renaud qui voit mon beau-frère en train de sourire jaune.

– … et chez Maugis… chez Maugis… bon sang, je ne trouve plus rien… ah ! Je le tiens ! Chez Maugis, dis-je… « l'herpès récidivant des parties génitales ».

Une explosion de rires ! Marthe montre toutes ses dents et pouffe effrontément vers Maugis furieux, qui relève son panama pour invectiver contre l'inconvenante jeune femme. Renaud essaie sans conviction d'imposer silence, parce que tout un groupe honnête, derrière nous, vient de fuir à grand fracas scandalisé de chaises qu'on renverse.

– Faites pas attention, jette Claudine, ceux-là qui s'en vont (elle reprend son brochure) c'est des jaloux, des petites maladies de rien du tout, des… « métrites chroniques », des mesquins « catarrhes de l'oreille » ou de méchantes « leucorrhées » d'un sou !

– Mais, vous-même, petite poison, éclate Maugis, qu'est-ce que vous êtes venue fiche ici, hormis embêter les gens tranquilles ?

– Chut ! … (elle se penche mystérieuse et importante) ne le dites à personne, je viens soigner Fanchette qui a la même maladie que vous.

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