XI

Tous ces cartons, tous ces paquets ! Une odeur composite flotte, de cuir neuf, de papier noir goudronné, de laine rude et non portée, de bitume aussi, à cause du grand manteau imperméable. J'ai bien occupé mon temps depuis mon retour précipité. On n'a vu que moi chez le bottier, le tailleur, le chapelier… Je parle comme un homme, mais la faute en est à la mode, plus qu'à moi.

En cinq jours je me suis commandé et fait livrer tant, tant de choses ! J'ai gravi tant d'étages, mandé tant de fournisseurs à faces de domestiques enrichis, enlevé tant de fois ma jupe et mon corsage, bras nus et frissonnants sous les doigts froids des « premières », que la tête me tourne. N'importe, cela est bon. Je me secoue par le collet.

Assise, un peu étourdie, j'admire mes trésors. Les beaux grands souliers lacés, plats et effilés comme des yoles, bas sur leurs talons anglais ! On doit marcher d'aplomb, longtemps, sur ces petits bateaux jaunes. Du moins, je le suppose. Mon mari préférait pour moi les talons Louis XV, plus « féminins »… Puisqu'il les préférait, je n'en veux pas ! Il n'aimerait guère non plus ce complet de bure rousse, pelage d’écureuil, dont la jupe en forme s’évase si net et si simple… Je l’aime, moi. Sa sobriété m’amincit encore, sa couleur fauve souligne le bleu de mes yeux, l’exagère jusqu’à faire venir l’eau sous la langue… Et ces gants masculins à piqûres, ce feutre correct, traversé d’une plume d’aigle !… Tant de nouveautés, tant de désobéissance me grisent, comme l’imprévu de cette chambre d’hôtel. Un hôtel très bien, à deux pas de la maison, – on ne dira pas que je me cache.

Sans souci de la vraisemblance, j’ai dit à Léonie « La maison a besoin de réparations urgentes, Monsieur me rejoindra à l’Impérial-Voyage. » Depuis, la pauvre fille vient ici tous les matins, pour prendre les ordres et se plaindre :

– Madame croirait-elle ? L’architecte n’est pas encore venu pour les réparations que Madame y a écrit.

– Pas possible, Léonie ! Au fait, il a peut-être reçu de Monsieur des instructions particulières ?

Et je la congédie, avec un sourire si bienveillant qu’elle s’intimide.

Fatiguée, j’attends l’heure du thé, caressant de l’œil seulement – parce qu’il m’impressionne quand je le touche – le plus beau de mes joujoux neufs, dont j‘ai fait emplette tout à l’heure un petit revolver mignon, mignon, noir, qui ressemble à Toby… (Toby, je te prie de ne pas lécher ce carton verni ! Tu vas te faire mal au ventre !)… Il a deux crans de sûreté, six coups, une baguette, un tas d’affaires. Je l’ai acheté chez l’armurier d’Alain. L’homme qui me l’a vendu m’a soigneusement expliqué le mécanisme, en me regardant furtivement, d'un air fataliste, comme s'il pensait : « Encore une ! Quel malheur ! si jeune ! Enfin, il faut bien que je vende mes bibelots… »

Je suis bien. Je goûte un repos oublié depuis longtemps. Un choix assez sûr a meublé ce petit salon jaune et la chambre Louis XVI qui l'accompagne. Mon instinct irritable et dégoûté ne flaire pas ici les tapis sales, les capitonnages aux recoins inquiétants. La lumière glisse sur des meubles lisses, sur des boiseries mates d'un blanc gris tranquille. Un petit téléphone de service grelotte discrètement dans une paix de maison bien tenue. Quand je sors, un vieux monsieur en jaquette, qui trône dans le bureau, me sourit comme à sa fille… La nuit, je dors des heures, sur les bons matelas fermes et carrés.

Je rêve une minute que je suis une mûre demoiselle anglaise, paisible et sèche, et que j'ai pris pension dans un family très chic… « Toc-toc-toc… »

– Entrez !

« Toc-toc-toc… »

– Entrez donc, je vous dis…

La petite femme de chambre drôlette passe son museau de souris.

– C'est le thé, Marie ?

– Oui, Madame, et une visite pour Madame.

– Une visite !

Je bondis sur mes pieds, tenant encore par les lacets un de mes souliers jaunes. Le museau de souris s'effare :

– Mais oui, Madame ! c'est une dame.

Je tremble, mes oreilles bourdonnent.

– Vous êtes sûre que… que c'est une dame ?

Marie éclate de rire comme une soubrette de comédie ; je l'ai mérité.

– Vous avez dit que j'étais là ?… Faites monter.

Appuyée à la table, j'attends, et cent sottises tourbillonnent dans ma cervelle… Cette dame, c'est Marthe, et Alain la suit… Ils vont me prendre… Je regarde follement le joujou noir…

Un pas frôle le tapis… Ah ! mon Dieu, c'est Claudine ! que je suis contente, que je suis contente !

Je me jette à son cou avec un tel « Ah ! » de délivrance qu'elle s'écarte un peu, étonnée.

– Annie… qui attendiez-vous ?

Je presse ses mains, je passe mon bras sous le sien, je la pousse vers le canapé de canne dorée avec des gestes nerveux qu'elle écarte doucement, comme inquiète…

– Qui j'attendais ? Personne, personne ! Ah ! que je suis heureuse que ce soit vous !

Un soupçon assombrit ma joie :

– Claudine… on ne vous envoie pas ? vous ne venez pas de la part de… ?

Elle lève ses sourcils déliés, puis les fronce d'impatience :

– Voyons, Annie, nous avons l'air de jouer la comédie de société… vous surtout ! Qu'est-ce qui se passe ? Et que craignez-vous ?

– Ne vous fâchez pas, Claudine. C'est si compliqué !

– Croyez-vous ? C'est presque toujours si simple !

Docile je ne la contredis point. Elle est jolie, comme toujours, à sa manière, mystérieuse sous son chapeau noir enguirlandé de chardons blancs et bleus, toute en yeux et en cheveux bouclés, le menton ironique et pointu…

– Je veux tout vous dire, Claudine… Mais d'abord, comment saviez-vous que je suis ici ?

Elle lève le doigt :

– Chut !… Il faut remercier une fois de plus le Hasard, avec un H majuscule, Annie, le Hasard qui me sert, à moins qu'il ne me commande… Il m'a conduite au magasin du Louvre, qui est un de ses temples, puis sous les arcades du Théâtre-Français, non loin d'un armurier connu, où une petite créature mince, aux yeux brûlants et bleus, achetait…

– Ah ! c'est pour cela…

Elle aussi, elle a eu peur. Elle a cru… C'est gentil, mais un peu naïf. Je souris en dessous.

– Quoi, vous pensiez… Non, non, Claudine, ne craignez rien ! On ne fait pas, comme ça, pour un oui, pour un non…

– … Parler la poudre… D'ailleurs votre raisonnement est faux, c'est le plus souvent, pour un oui, pour un non, au contraire…

Elle se moque, mais tout mon cœur se gonfle de gratitude envers elle, non pas pour sa crainte un brin feuilletonesque de tout à l'heure, mais parce qu'en elle, en elle seule, j'ai rencontré la pitié, la loyauté, la tendresse un instant fougueuse, tout ce que m'a refusé ma vie…

Elle me parle dur et me regarde tendre. Le malaise perce sous la raillerie. Elle n'est pas bien sûre de ce qu'il faut m'ordonner. C'est un petit médecin ignorant, intelligent et superstitieux, un rebouteux un peu devin, mais sans expérience… Je sens tout cela et me garderai de le lui dire. Il est trop tard pour changer mes habitudes…

– Ça n'est pas dégoûtant du tout, cet immeuble, constate Claudine en regardant autour d'elle. Ce petit salon est drôlet.

– N'est-ce pas ? Et la chambre, tenez… Ça ne sent pas l'hôtel.

– Ma foi non, on dirait plutôt une chouette maison de… oui, passez-moi l'expression, une maison de rendez-vous.

– Ah ? je n'en sais rien.

– Ni moi non plus, Annie, répond-elle en riant. Mais on m'a fait des descriptions.

Cette révélation me laisse songeuse : « Une maison de… » La rencontre est ironique, pour une femme qui n'attend personne !

– Prenez du thé, Claudine.

– Bouac, qu'il est fort ! Beaucoup de sucre au moins. Ah voilà Toby ! Toby charmant, ange noir, crapaud carré, front de penseur, saucisson à pattes, gueule d'assassin sentimental, mon chéri, mon trésor !…

La voilà redevenue tout à fait Claudine, à quatre pattes sur le tapis, son chapeau tombé, embrassant le petit chien de toutes ses forces. Toby, qui menace tout le monde de ses dents inégales et solides, Toby charmé se laisse rouler par elle comme une pelote…

– Fanchette va bien ?

– Toujours, merci. Elle a eu encore trois enfants, croyez-vous ! Ça lui en fait neuf cette année. Je l'écrirai à M. Piot… Des enfants indignes, du reste, grisâtres, mal marqués, fils du charbonnier ou du blanchisseur… Mais quoi, ça lui fait du bien.

Elle boit sa tasse de thé à deux mains comme une petite fille. Ainsi, au Jardin de la Margrave, elle tint, renversée une minute, une seule minute, ma tête à la dérive…

– Claudine…

– Quoi ?

Ressaisie je veux me taire.

– Rien…

– Rien quoi, Annie ?

– Rien… de nouveau. C'est à vous de me questionner.

Ses yeux de collégien malicieux redeviennent des yeux de femme, pénétrants et sombres :

– Je le puis ? Sans restriction ?… Bon ! Votre mari est revenu ?

Assise près d'elle, je baisse les yeux sur mes mains croisées, comme au confessionnal :

– Non.

– Il revient bientôt ?

– Dans quatre jours.

– Qu'est-ce que vous avez décidé ?

– J'avoue tout bas :

– Rien ! Rien !

– Alors qu'est-ce que c'est que ce fourbi ?

Elle désigne, du menton, la malle, les vêtements, les cartons pêle-mêle… Je me trouble.

– Des babioles pour la saison prochaine.

– Oui-da ?

Elle m'inspecte d'un regard soupçonneux… Je n'y tiens plus. Qu'elle me blâme, mais qu'elle ne suppose pas une escapade indigne, je ne sais quel ridicule enlèvement… Vite, vite, je parle, je raconte une histoire décousue :

– Écoutez… Marthe m'a dit, là-bas, qu'Alain, avec Valentine Chessenet…

– Ah ! la rosse !

– Alors, je suis venue à Paris, j'ai… j'ai démoli à peu près le bureau d'Alain, j'ai trouvé les lettres.

– Très bien !

Les yeux de Claudine pétillent, elle tord un mouchoir. Encouragée, je m'emballe…

– … et puis j'ai tout laissé par terre, les lettres, les papiers, tout… il les trouvera, il saura que c'est moi… seulement, je ne veux plus, je ne veux plus, vous comprenez, je ne l'aime pas assez pour rester avec lui, je veux m'en aller, m'en aller, m'en aller…

Je suffoque de larmes et de hâte, levant la tête pour chercher l'air. Claudine embrasse délicatement mes deux mains, et demande à voix très douce :

– Alors… c'est le divorce que vous voulez ?

Je la regarde, hébétée :

– Le divorce… pour quoi faire ?

– Comment ? Elle est extraordinaire ! Mais voyons, puisque vous ne voulez plus vivre avec lui ?

– Bien sûr. Mais est-ce que c'est nécessaire, le divorce ?

– Dame, c'est encore le plus sûr moyen, sinon le plus court. Quelle enfant !

Je n'ai pas le cœur à rire. Je m'affole peu à peu :

– Mais comprenez donc que je ne voudrais pas le revoir ! j'ai peur, moi !

– C'est bravement dit. Peur de quoi ?

– De lui… qu'il me reprenne, qu'il me parle, peur de le voir… Il sera peut-être très méchant…

Je frissonne.

– Ma pauvre petite ! murmure Claudine tout bas, sans me regarder.

Elle semble réfléchir très fort.

– Qu'est-ce que vous me conseillez, Claudine ?

– C'est difficile. Je ne sais pas très bien, moi. Il faudrait demander à Renaud…

Terrifiée, je crie :

– Non. À personne, personne !

– Vous êtes bien déraisonnable, mon petit. Voyons… Avez-vous pris les lettres de la dame ? me demande-t-elle tout à coup.

– Non, avoué-je un peu interloquée. Pourquoi faire ? Elles ne m'appartiennent pas.

– En voilà une raison ! (Et Claudine hausse les épaules, très méprisante). Et, zut ! je ne trouve rien. Avez-vous de l'argent ?

– Oui… Tout près de huit mille francs. Alain m'en avait laissé beaucoup.

– Je ne vous demande pas ça… De l'argent à vous, une fortune personnelle ?

– Attendez… trois cent mille francs de dot, et puis, cinquante mille francs liquides, que m'a laissés, il y a trois ans, grand-mère Lajarisse.

– Ça va bien, vous ne mourrez pas. Ça ne vous fait rien, pour plus tard, que le divorce soit prononcé contre vous ?

Je réponds par un geste hautain.

– Moi aussi, dit drôlement Claudine. Eh bien mon cher petit… partez.

Je ne bouge pas, je ne dis rien.

– Ma consultation, mon ordonnance ne vous font pas pousser des cris d'enthousiasme, Annie ? Je comprends ça. Mais je suis au bout de mon rouleau et de mon génie.

Je lève sur elle mes yeux noyés de nouvelles larmes, je lui montre sans parler la malle, les rudes vêtements, les longues chaussures, le manteau imperméable, tout ce puéril appareil de globe-trotter, acheté ces jours derniers. Elle sourit, son regard prenant se voile :

– Je vois, je vois. J'avais vu tout de suite. Où allez-vous, mon Annie que je vais perdre ?

– Je ne sais pas.

– C'est vrai ?

– Je vous le jure.

– Adieu, Annie.

– Adieu… Claudine.

Je l'implore, pressée contre elle.

– … Dites-moi encore…

– Quoi, ma chérie ?

– Qu'Alain ne peut pas me faire du mal, s'il me rattrape ?

– Il ne vous rattrapera pas. Du moins, pas tout de suite. Vous verrez avant lui des gens déplaisants, qui tripoteront des papiers, puis ce sera le divorce, le blâme sur Annie, et la liberté…

– La liberté… (j'ai parlé à voix imperceptible, comme elle). La liberté… est-ce très lourd, Claudine ? Est-ce bien difficile à manier ? ou bien sera-ce une grande joie, la cage ouverte, toute la terre à moi ?

Très bas, elle répond en secouant sa tête bouclée :

– Non, Annie, pas si vite… Peut-être jamais… Vous porterez longtemps la marque de la chaîne. Peut-être, aussi, êtes-vous de celles qui naissent courbées ?… Mais il y a pis que cela. Je crains…

– Quoi donc ?

Elle me regarde en face. Je vois luire dans leur beauté les yeux et les larmes de Claudine, petites larmes suspendues, yeux dorés qui m'ont refusé leur lumière…

– Je crains la Rencontre. Vous le rencontrerez, l'homme qui n'a pas croisé encore votre chemin. Si, si, répond-elle à mon geste de révolte, celui-là vous attend quelque part. C'est juste, c'est inévitable. Seulement, Annie, ô ma chère Annie, sachez bien le reconnaître, ne vous trompez pas, car il a des sosies, il a des ombres multiples, il a des caricatures, il y a, entre vous et lui, tous ceux qu'il faut franchir, ou écarter…

– Claudine… si je vieillissais sans le rencontrer ?

Elle lève son bras gracieux, dans un geste plus grand qu'elle-même :

– Allez toujours ! Il vous attend de l'autre côté de la vie !

Je me tais, respectueuse de cette foi dans l'amour, un peu fière aussi d'être seule, ou presque seule, à connaître la vraie Claudine exaltée et sauvage comme une jeune druidesse.

Ainsi qu'à Bayreuth, me voici prête à lui obéir dans le bien et dans le mal. Elle me regarde, avec ces yeux où je voudrais retrouver l'éclair qui m'éblouit au jardin de la Margrave…

– Oui, attendez, Annie ? Il n'est peut-être pas d'homme qui mérite… tout cela.

Son geste effleure en caresse mes épaules et je m'incline vers elle, qui lit sur mon visage l'offre de moi-même, l'abandon où je suis, et les paroles que je vais dire… Elle appuie vivement sur ma bouche sa main tiède, qu'elle pose après sur ses lèvres, et qu'elle baise.

– Adieu, Annie.

– Claudine, un instant, rien qu'un instant ! Je voudrais… je voudrais que vous m'aimiez de loin, vous qui auriez pu m'aimer, vous qui restez !

– Je ne reste pas, Annie. Je suis déjà partie. Ne le sentez-vous pas ? J'ai tout quitté… sauf Renaud… pour Renaud. Les amies trahissent, les livres trompent. Paris ne verra plus Claudine, qui vieillira parmi ses parents les arbres, avec son ami. Il vieillira plus vite que moi, mais la solitude rend les miracles faciles, et je pourrai peut-être donner un peu de ma vie pour allonger la sienne…

Elle ouvre la porte, et je vais perdre ma seule amie… Quel geste, quel mot la retiendraient… ? N'aurais-je pas dû… ? Mais déjà, la porte blanche a caché sa sveltesse sombre et j'entends décroître sur le tapis le frôlement léger qui m'annonça tout à l'heure sa venue… Claudine s'en va !

* * *

Je viens de lire la dépêche d'Alain. Dans trente-six heures, il sera ici, et moi… Je prends ce soir le rapide de Paris-Carlsbad, qui nous conduisit jadis vers Bayreuth. De là… je ne sais encore. Alain ne parle pas allemand, c'est un petit obstacle de plus.

J'ai bien réfléchi depuis avant-hier, ma tête en est toute fatiguée. Ma femme de chambre va s'étonner autant que mon mari. Je n'emmène que mes deux petits amis noirs : Toby le chien, et Toby le revolver. Ne serai-je pas une femme bien gardée ? Je pars résolument, sans cacher ma trace, sans la marquer non plus de petits cailloux… Ce n'est pas une fuite folle, une évasion improvisée que la mienne ; il y a quatre mois que le lien, lentement rongé, s'effiloche et cède. Qu'a-t-il fallu ? Simplement que le geôlier distrait tournât les talons, pour que l'horreur de la prison apparût, pour que brillât la lumière aux fentes de la porte.

Devant moi, c'est le trouble avenir. Que je ne sache rien de demain, que nul pressentiment ne m'avertisse, Claudine m'en a trop dit déjà ! Je veux espérer et craindre que des pays se trouvent où tout est nouveau, des villes dont le nom seul vous retient, des ciels sous lesquels une âme étrangère se substitue à la vôtre… Ne trouverai-je pas, sur toute la grande terre, un à peu près de paradis pour une petite créature comme moi ?

Debout, de roux vêtue, je dis adieu, devant la glace, à mon image d'ici. Adieu, Annie ! Toute faible et vacillante que tu es, je t'aime. Je n'ai que toi, hélas, à aimer.

Je me résigne à tout ce qui viendra. Avec une triste et passagère clairvoyance, je vois ce recommencement de ma vie. Je serai la voyageuse solitaire qui intrigue, une semaine durant, les tables d'hôte, dont s'éprend soudain le collégien en vacances ou l'arthritique des villes d'eaux… la dîneuse seule, sur la pâleur de qui la médisance édifie un drame… la dame en noir, ou la dame en bleu, dont la mélancolie distante blesse et repousse la curiosité du compatriote de rencontre… Celle aussi qu'un homme suit et assiège, parce qu'elle est jolie, inconnue, ou parce que brillent à ses doigts des perles rondes et nacrées… Celle qu'on assassine une nuit dans un lit d'hôtel, dont on retrouve le corps outragé et sanglant… Non, Claudine, je ne frémis pas. Tout cela c'est la vie, le temps qui coule, c'est le miracle espéré à chaque tournant du chemin, et sur la foi duquel je m'évade.

FIN

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