X

Claudine m'a trompée. Je suis injuste : elle s'est trompée. La « cure de campagne » n'est pas une panacée, et puis on guérit malaisément le malade qui n'a pas la foi.

Aux premières pages de ce journal (Toby, que je te prenne encore, l'œil saillant et l'oreille fière à le traîner par un coin, comme le cadavre d'un ennemi !), aux premières pages de ce journal sans fin ni commencement, perverti et timide, hésitant et révolté et tout pareil à moi-même, je lis ces mots : « le fardeau de vivre seule… » Annie ignorante ! Que pèse-t-il, ce fardeau-là, auprès de la chaîne que j'ai quatre ans et sans repos, portée, et qu'il faudrait reprendre pour la vie ? Mais je ne veux pas la reprendre. Ce n'est pas que la liberté même se révèle si tentante, et je n'en veux pour preuve que ma fièvre à changer de place, l'amère sensibilité qui mire ma solitude à toutes ces solitudes du ciel, des champs, des âpres rochers gris, dont les coupures fraîches sont rouges… Mais choisir son mal… d'aucuns feraient de cela leur idéal de bonheur…

Hélas oui ! À peine arrivée, je veux repartir. Casamène est à moi, pourtant. Mais j'y ai trop vécu à côté d'Alain. Dans le bosquet romantique, sous le couvert de la « petite forêt » – un taillis modeste que j'avais baptisé de ce nom démesuré – au fond du hangar sombre, où des outils empâtés de rouille font songer à quelque chambre des tortures nurembergeoises, dans tous les recoins de ce domaine démodé, je retrouverais sans peine les marques et les dégradations de nos jeux d'autrefois. Près du ravin, un marronnier porte encore sur son écorce, en ceinture pleine d'ampoules, la trace cruelle d'un fil de fer dont l'enserra Alain, il y a peut-être douze ans. Là, mon sévère compagnon fut l'Oeil-de-serpent, chef d'une tribu de Peaux Rouges, et moi sa petite squaw domestiquée, attentive au feu de pommes de pin. Il s'amusait très fort, presque toujours sérieux et grondeur, d'une raideur qui faisait partie du jeu.

Il n'a jamais aimé Casemène. Mon futile grand-père décora ces quelques hectares d'un peu plus de pittoresque qu'il n'était nécessaire : un ravin, bien entendu sauvage, deux collines, une combe, une grotte, un point de vue, une grande allée pour la perspective, des arbustes exotiques, une voie empierrée pour les voitures, tortueuse assez pour que l'on croie parcourir des kilomètres sur ses terres… Tout cela, disait Alain, d'un ridicule achevé. c'est bien possible. J'y vois surtout, à présent, une poignante tristesse de jardin abandonné, et sous ce soleil blanc comme un soleil d'octobre, une fertilité funèbre de cimetière…

« Les arbres apaisants !… » Ah ! Claudine, je sangloterais si je ne me sentais si effarée, si pétrifiée de solitude. Les pauvres arbres, ceux-ci, ne connaissent la paix, ni ne la donnent. Beau chêne tordu, géant aux pieds enchaînés, depuis combien d'années tends-tu vers le ciel tes branchages tremblants comme des mains ? Quel effort vers la liberté t'a versé sous le vent, puis redressé en coudes pénibles ? Tout autour de toi, tes enfants nains et difformes implorent déjà, liés par la terre…

D'autres créatures prisonnières, comme ce bouleau argenté, se résignent. Ce fin mélèze aussi, mais il pleure et chancelle, noyé sous ses cheveux de soie et j'entends de ma fenêtre son chant aigu sous les rafales… Oh ! tristesse des plantes immobiles et tourmentées, se peut-il qu'en vous une âme pliante et incertaine ait jamais puisé la paix et l'oubli !… Ce n'est pas là, Claudine, c'est en vous seule que brillaient la force, le bondissement des bêtes heureuses, la joie qui aveugle et colore à la fois !

Il pleut, et tout en est pire. J'allume tôt la lampe, et je m'enferme, à peine rassurée par les lourds volets pleins, par le bavardage à pleine voix de Léonie avec la petite de la jardinière. Le feu craque, – il faut du feu déjà – les boiseries aussi. Quand la flamme se tait, le silence bourdonnant emplit mes oreilles. Les pattes onglées d'un rat courent distinctement entre les lames des plafonds, et Toby, mon unique petit gardien noir, lève une tête féroce vers cet ennemi inaccessible… Pour Dieu, Toby, n'aboie pas ! Si tu aboies, le silence fracassé va tomber en éclats sur ma tête, comme les plâtres d'une maison trop ancienne…

Je n'ose plus me coucher. Je prolonge ma veillée devant le feu mourant, jusqu'au bout de la lampe, j'écoute les frôlements veloutés, l'haleine du vent qui pousse les feuilles sur le gravier, tous les pas des bêtes menues que je ne connais pas. Je touche, pour me donner courage, la lame large d'un couteau de chasse, et le froid de l'acier, au lieu de me rassurer, m'effraie davantage.

Quelle sotte peur ! Les meubles amis ne me connaissent-ils plus ? Si, mais ils savent que je les quitterai, ils ne m'abritent pas. Vieux piano aux moulures cannelées, je t'ai fatigué de mes gammes. « Plus de nerf, ma petite Annie, plus de nerf ! » Déjà ! Ce portrait de polytechnicien à taille de guêpe, d'après un daguerréotype, c'est mon grand-père. Il creusa des puits au sommet de la montagne, entreprit une culture de truffes, tenta d'éclairer le fond de la mer « à l'aide d'huile de baleine brûlant en vases transparents hermétiquement clos » ( !) ; bref, il ruina sa femme et sa fille, l'âme légère et sans remords, adoré des siens. La jolie taille que la sienne, si l'image est sincère ! Une femme d'aujourd'hui pourrait l'envier. Un beau front chimérique, des yeux curieux d'enfant, de petites mains gantées de blanc… C'est tout ce que je sais de lui.

Au-dessus du piano, au mur, une mauvaise photographie de mon père ; je ne l'ai connu que vieux et aveugle. Un homme distingué en favoris blancs – comment suis-je la fille d'un être aussi… quelconque ?

De ma mère, rien. Pas un portrait, pas une lettre. Grand-mère Lajarisse refusait de me parler d'elle et me recommandait seulement : « Prie pour elle, mon enfant. Demande à Dieu miséricorde pour tous les disparus, les exilés, pour les morts… » Il est bien temps, vraiment, d'aller m'inquiéter de ma mère ! Qu'elle reste, pour moi, ce que je l'imaginai toujours : une jolie créature triste, qui est partie ? ou qui s'est tuée ? J'en ai plus de pitié que de souci !

* * *

Deux lettres m'arrivent ! Il y a là de quoi m'inquiéter deux fois. Dieu merci, l'une est de Claudine, et l'autre d'Alain. Et puis, je me sens, ce matin, plus forte et plus alerte, calmée par l'heure fraîche, – car le coucou de la cuisine a chanté huit fois ses deux notes de crapaud, – par l'odorant thé bouillant qui fume dans ma tasse bleue, par l'appétit délirant de Toby, qui saute et pleure pointu, durant que je m'attarde. Je respire un air mobile et léger, un air de fête et de départ ; c'est ma manière à moi, oui, Claudine, de goûter la paix des champs, que de rêver au son des grelots sur la route… Je serais une jeune femme de dix-huit cent… trente et quelques. Une créole, n'est-ce pas ? Elles furent à la mode dans ce temps-là. Un mariage malheureux, l'enlèvement, le costume incommode et fragile, les brodequins lacés que blessent les cailloux, la chaise lourde, les postiers fumants… quoi encore ? l'essieu qui se brise, les surprises, la rencontre providentielle… Tout le joli, le ridicule, le sentimental de nos grand-mères…

Dans l'enveloppe au timbre français, quelques lignes seulement de Claudine :

Ma chère petite Annie, je ne sais où vous trouver. Que ceci vous parvienne et vous dise seulement que Marthe, à Paris, explique votre fugue en peu de mots : « Ma belle-sœur soigne en province une grossesse difficile. » C'est la grâce que je vous souhaite ! Tout en serait peut-être plus simple ?… Sachez encore que Léon et sa femme me semblent en parfaite santé et en parfait accord.

Adieu, je voulais vous rassurer, vous avertir. Cela seulement… et savoir quelque chose de vous car je n'y puis tenir : je crains tout pour vous… hors moi-même. J'avais dit : « Ne m'écrivez pas, si le remède échoue. » Il s'agit bien de remède ! Je veux tout savoir de vous, de vous à qui j'ai, si proprement renoncé. Un mot, une image, une dépêche, un signe… Faites-en ma récompense, Annie. Guérie, ou malade, ou « perdue » comme on dit, ou bien même… ce que dit Marthe… Bouac ! non, pas cela ! Demeurez l'amphore, étroite et grêle, que deux bras refermés peuvent aisément étreindre.

Votre

CLAUDINE. »

C'est tout ! Oui, c'est tout. La tendre inquiétude de Claudine même ne me satisfait pas. Quand on n'a rien à soi, comme moi, on espère tout d'autrui…

* * *

Une mauvaise fatigue assombrit cette heure claire. Qu'avait-on besoin de me rapprocher de ces gens-là, de ces jours-là ? Je relis la lettre de Claudine, et sa malencontreuse sollicitude ravive en moi des images effacées, à travers lesquelles je regarde fixement, sans bien voir, l'enveloppe carrée et l'écriture raide d'Alain… Dakar, Dakar… où donc ai-je vu ce nom-là, inscrit en noir dans un petit rond ? Pourquoi Dakar ? La dernière fois, c'était Buenos Ayres…

Avec un cri, je sors de ma brume. Dakar ! Mais il revient, il est en route, il se rapproche, il sera ici demain, tout à l'heure !… Voilà donc ce que couvait le calme de cette matinée ? Mes mains maladroites déchirent la lettre avec l'enveloppe, l'écriture si nette tremble devant mes yeux… Je lis à peu près : « Ma chère Annie… enfin… le retour… rencontre de nos amis X… qui voyagent en touristes… me retiennent… affaire de dix jours… trouver la maison prête, Annie heureuse… »

Dix jours, dix jours ! Le sort ne m'accorde pas davantage pour réfléchir. C'est peu. Ce sera assez.

– Léonie :

– Madame ?

Elle tient trois chatons nouveau-nés dans son tablier levé, et m'explique, pour s'excuser, en riant :

– C'est que je vas les noyer.

– Faites vite, alors. Les malles, le sac de toilette, tout cela bouclé pour l'express de cinq heures. Nous rentrons à Paris.

– Encore !

– Ça vous gêne ? Je serais désolée de vous imposer une minute de plus un service qui contrarie vos goûts.

– Je ne disais pas ça, Madame…

– Dépêchez-vous, Monsieur m'annonce son retour.

Je l'entends, au premier étage, se venger sur les tiroirs de commode et les serrures des placards…

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