La bulle

12 septembre 1912

Une bulle qui monte dans l’air, ronde, bien gonflée, couleur d’or, serrée dans sa résille de filet : c’est notre ballon. Le petit panier qui nous emporte semble un accessoire gênant, propre seulement à retarder, à enlaidir ce beau sphérique dont le départ a l’hésitation légère, le caprice incontrôlable d’une aile, mais d’une aile rétive à la volonté de l’homme et qui se joue de lui.

Il monte vite, et nous le croyons lent. Sa lenteur imaginaire nous rassure, en nous décevant presque, car l’aéroplane et l’automobile nous ont appris à associer, routinièrement, la gifle d’air à l’idée de vitesse. Le vent, qui couchait tout à l’heure le ballon encore amarré, et secouait les arbres du parc, le vent à présent, le vent, c’est nous, nous cinq. La nacelle contient, outre le pilote, le novice mais intrépide passager, l’avocat célèbre, la dame aguerrie et moi. Les flancs de la nacelle recèlent, m’assure-t-on, assez de vin, de sandwiches et de chocolat pour que l’atterrissage en terre déserte offre l’agrément d’une garden-party.

Un sac de lest coule dans la Seine que nous franchissons, et crible l’eau avec un joli bruit de perles. Nous, nous sourions, confiants, étonnés seulement de progresser sans le secours assourdissant d’un moteur, sans laisser derrière nous un sillage de fumée, ni l’odeur de l’essence, de l’huile et du fer chauffé…

– Deux cents… deux cent cinquante mètres seulement… Mes enfants, je vous en prie, une minute d’attention ! Nous laissons bien la tour Eiffel à gauche ?

– Mais oui, mon vieux, mais oui…

Le pilote seul trouble cette fête du départ. Sa sagacité dévouée gêne notre joie d’irresponsables, et qu’avons-nous de commun avec la tour Eiffel ? Quel besoin, au lieu de rester comme nous satisfait et contemplatif, quel besoin a-t-il, ce pilote, de tripoter des instruments inutiles et de pincer obstinément le lombric de caoutchouc qui pend au ventre rond du statoscope ? C’est tout juste si nous ne récompensons pas son zèle par une commisération injurieuse, en l’adjurant de ne pas s’agiter… Notre bulle couleur d’or monte, monte… Que n’imite-t-il sa sérénité ?…

– Nous dépassons la tour, hein ?

– Mais oui, mon vieux, mais oui…

Il est épatant, ce pilote ! À l’entendre, on croirait que la tour Eiffel barre toutes les routes de l’air, et qu’on ne sait pas si nous trouverons, à côté d’elle, un petit corridor de vent pour nous mener là-bas, vers ce beau sud-est voilé…

Le pilote, patient plus qu’il n’appartient à un homme, ne répond rien… Il regrette peut-être d’avoir emmené des fous dangereux… Et parce qu’il s’occupe de mesurer, à petites pelletées précautionneuses, le lest qui nous gare de la tour, il se fait traiter cordialement d’« épicier ».

– Cinq cents… huit cents… mille mètres… Mes enfants, n’ayez pas peur de la secousse, je jette le guide-rope.

… Cent mètres de câble suivent à présent la nacelle, et au-dessous de l’extrémité libre du câble, il y a encore… brrr… il y a encore un kilomètre de vide… Un instant, le démon du vertige, suspendu au bout frétillant du guide-rope, me fait signe… Mais c’est une faiblesse éphémère, et je m’en distrais vite en reconnaissant la banlieue parisienne, son dessus bariolé, ses couvercles de zinc, ses places et ses bosquets, ses pelades et ses taches… Douze cents mètres… Paris s’éloigne, sous des fumées violacées, où le blanc du Sacré-Cœur, à travers un rayon de soleil, met une lumière crue et dramatique. Un orage, serré en boule dans un coin du ciel, semble descendre à mesure que nous montons. La beauté du ciel et de la terre, que notre ascension simplifie et grandit, nous apaise. Les bruits terrestres n’atteignent plus l’air vif où nous planons, et nous nous taisons longtemps, jusqu’à l’instant où l’un de nous dit à mi-voix, malgré lui : « Ce silence… »

… Paris s’est perdu, là-bas, très loin déjà. Une tache scintillante marque chaque tournant de Seine ; des parcs fermés de murs nous livrent le secret de leurs châteaux que défendent des futaies, la claire ordonnance, le naïf tapis de leurs jardins français…

– Quinze cents mètres…

Un air pur et sec, à goût de neige, éveille l’envie de manger et de boire ; le crépuscule proche, aussi, ravive en nous une solidarité peut-être inquiète, et le respect – enfin ! – du pilote impeccable. La dame aguerrie lui tend un gobelet mousseux, le passager novice mais intrépide offre l’aide de ses longs bras, tandis que l’avocat célèbre promet au pilote une irrésistible plaidoirie, « dans le cas, possible en somme, où une triste affaire de mœurs… »

Le pilote sourit avec mansuétude, comme un terre-neuve patient que harcèlent des petits chiens joueurs. Il nous laisse à notre plaisir tantôt grave et tantôt exubérant ; il nous donne tout ce qu’il peut du ciel sans oiseaux et sans nuées, du monde plat où de lointaines forêts sont bleues, où des villes lancent autour d’elles leurs faubourgs divergents comme des rayons d’étoile ; il regarde cheminer jusque sous la panse tendue de notre bulle d’or, l’ombre en losanges du filet de cordes, avant de dire : « Mes enfants, il va falloir atterrir… », avant de jeter, déployé, le journal qui descend, plane immobile, puis s’affole brusquement, tournoie en mouette blessée et s’abat…

… Bourdonnements d’oreilles, surdité presque agréable – c’est la descente… Une forêt veloutée se précise singulièrement, comment se fait-il que je puisse soudain détailler ses essences rousses et vertes, et ses géants à tête arrondie ? Un murmure de cascade monte jusqu’à nous, en même temps qu’un parfum frais comme lui, un peu amer : celui des chênes après la pluie… Quelle fusée de cris d’oiseaux semble fêter notre retour à la terre !…

– Baissez-vous tous ! cachez les têtes et les mains ! crie la voix du pilote.

Nous n’avons pas eu le temps d’obéir que la nacelle, rabattue sur la forêt, drague les cimes des arbres avec un fracas de ramilles rompues et de verdures déchirées. Au-dessus de nous, les flancs mous du ballon amaigri palpitent et luttent… Un coup de vent nous reprend et nous emporte ; j’entends la rupture musicale des fils télégraphiques et je me relève pour voir courir, en dessous de nous, pendus au guide-rope traînant, deux braves chasseurs rondelets, couleur de sillon, si essoufflés et si risibles… Nous les distançons vite et je me contracte toute à voir accourir sur nous, plantés droit en haut d’un champ incliné, deux noyers vénérables, qui ne céderont pas comme de simples fils de télégraphe… Mais le pilote est là ! D’une main magistrale et rude, il nous sauve la vie, en tirant la corde de déchirure : un choc, et la nacelle, comme un panier qu’on retourne, nous répand sur l’herbe sèche d’un champ tondu, pêle-mêle avec le statoscope, le baromètre, les derniers sacs de lest, les fioles de vin, les pêches et, hélas ! les chocolats à la crème…

Guère de peur, et point de mal. Tout l’intérêt va au ballon qui gît, flasque, à la belle bulle crevée que chacun de ses atterrissages barbares tue, qui palpite encore et que chaque sursaut vide un peu plus de sa force agonisante…

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