Là-haut

13 juin 1912

Qu’ont-ils donc ? Comme ils crient, soudain…

Ils crient joyeusement, ils agitent les mains, et comme ils renversent la tête ! C’est au changement de leur attitude, puis en les voyant rapetisser, se tasser et fondre, que je m’aperçois que nous montons. Le Clément-Bayard vient de quitter le sol ; nulle secousse, nul tressaillement ne m’en a avertie. La graine de chardon mûre se détache ainsi du calice, par une ascension insaisissable, et devient flottante sans qu’on devine à quel moment elle cesse d’être retenue…

Ils fondent, ils fondent en dessous de nous. Leurs cris nous parviennent aigus, clairsemés… Tout à l’heure c’était une foule pressée, encombrante, qui entravait la sortie du dirigeable. À présent ils salissent la place d’une poignée de grenaille noire…

C’est donc bien vrai, nous montons ! Ce balcon de fer, ce wagon sans siège que je comparais, dans le hangar, à un « tram » d’été ; ce plancher d’acier, cette passerelle toute de métal sonore et lourd, ces bagages entassés à l’extrémité fuselée de la nacelle ; et le groupe d’officiers instructeurs, et mes compagnons et moi, tout cela monte sereinement, suspendu au ventre soyeux du dirigeable, au ballon jaune comme un poussin neuf ! Je m’obstine à fixer d’un œil hébété la petite foule noire, juste au-dessous de nous… Je ne puis croire… Mais les pétarades des moteurs, jusque-là muets, le vent vivifiant des hélices réveillent en moi la sensation rassurante du mouvement, de l’effort, du voyage, et je me retourne avidement pour voir Paris venir à nous !…

Alors je cède brusquement à une allégresse totale, qui s’exprime en oh ! d’étonnement, en ah ! extasiés, allégresse assez incompréhensible en somme : le fait de voguer à deux cents mètres au-dessus de Paris suffit-il à l’expliquer ?… Allégresse cependant, joie sans ombre, sans âge, joie stupide de se pencher très fort sur la balustrade, pour constater avec éclat qu’il n’y a « rien qui nous tient en dessous » ! Joie différente de celle que j’ai goûtée lors d’un court trajet sur biplan, car le départ actif, bruyant, intelligent, l’élan de l’aéroplane bannissent le trouble dont je sors, l’inquiétude où j’ai pu douter un moment si je rêvais ou si, miraculeusement, je m’élevais vers le soleil comme une bulle…

Paris se déroule sous nous. On l’a photographié si souvent, du haut du ciel, que je le reconnais aisément ; le réseau compliqué de ses voies, ses places en étoile, son fleuve et ses îles forment un plan déjà familier. C’est à des détails de couleur, de relief que je m’attache, à des toits bizarrement bleus ou d’un rouge furieux ; les miroirs d’eau des parcs publics étincellent et s’éteignent, un train s’incurve comme une chenille qu’on agace… C’est de la compacité de la ville que je m’amuse, et de la trouver presque petite et désordonnée… Sa confusion étouffante ne s’arrête, respectueuse, que pour laisser un peu d’air aux beaux édifices : le Louvre et ses jardins nets reposent le regard, le dessin du Luxembourg se lit comme une claire image. Des verdures abondantes et jeunes, en charmilles régulières, font de chaque cimetière un attrayant enclos…

Mais par quels puits misérables, forés au plus épais des maisons modernes, descendent l’air chargé et l’avare lumière ? Que nos logis sont difformes et couleur de beurre sale, auprès des édifices anciens, d’un gris délicat et éternel ! Les vieux quartiers sont les plus beaux, eux que le temps, la suie, la pierre effritée, la pluie charbonneuse ont couverts d’une cendre nuancée. Je me penche, avec le regret de les dépasser si vite, sur leurs derniers jardins, séquestrés au fond de noires bâtisses, insoupçonnés des passants, languissants et parés comme de précieuses captives… Ne volai-je pas, les premières minutes, au-dessus d’un de ces parterres, celui où fleurit un acacia, près d’une tache allongée de gazon, celui où brille un toit de vitres ?… Je n’y ai pas songé à temps… L’idée que j’ai – là-bas, du côté où la Seine miroite et tourne – un abri où tient tout ce que j’aime m’effleure un instant, mais sans chaleur et sans force. Mon plaisir, trop nouveau, trop vigoureux, oublie inhumainement ceux d’en bas

Ceux d’en bas, je les distingue encore. Ils sont noirs, agiles comme des insectes travailleurs, et parfois immobiles, soudain, par groupes : à leur arrêt, nous savons qu’ils nous contemplent. Notre prodigieux passage, qui fige les hommes, disperse les chiens ; noirs, jaunes, blancs, leurs dos courent de tous côtés et se cachent…

Mais… C’est déjà fini, Paris ?… Tout petit Paris, traversé en quelques minutes !… Nous montons, nous tournons… La queue effilée du dirigeable décrit, sur l’horizon que la ville enfume, un arc de cercle aisé : la campagne maraîchère, verte, quadrillée, apparaît. Plate, florissante et peuplée, elle n’a guère d’autre beauté que sa richesse, cette fausse loqueteuse rapetassée de cent velours. Nos regards plongent dans les blés verticaux, dans les seigles légers, comme dans le poil profond d’une peluche ombrée… Çà et là des villas joujoux enferment leur arpent de terre, d’arbres et de fleurs, dans une enceinte de murs neufs, et l’on songe aux limites puériles que les enfants dessinent, avec des graviers blancs ou des coquilles, autour d’un fort de sable…

Tout devient, sur la terre, d’une précision extrême, et plus petit encore, et simplifié, à mesure que nous montons davantage. Je m’écrie : « Oh ! regardez ! ils ont peigné si finement ce champ… Et pourquoi ont-ils dessiné là une route si capricieuse… » Ils… Depuis mon départ, je parle d’eux comme si je ne devais plus redescendre sur la terre. Il y a deux races : ceux d’en bas et nous, nous les passants du ciel. La nacelle emporte deux ou trois voyageurs qui, comme moi, ascensionnent pour la première fois ; je les vois comme moi, curieux et détachés de ce qui se passe en bas, étrangers aussi à l’idée de la chute, du danger, même du vertige, adaptés du premier coup au miracle du vol. Nous inventons, pour l’imposer à ceux d’en bas, une architecture nouvelle, une coquetterie décorative qu’ils déploieraient pour nous, rien que pour nous…

Une sécurité exigeante émane de notre joie ; nous demandons au maître de ce beau navire des voyages sans fin, des nuits bercées à trois mille pieds, des réveils dans les nuages, des crépuscules comme celui-ci, rouge et barré de noir, où demeure assez de soleil pour que s’y embrase la flèche d’un village, de deux, de dix villages épars…

… « La nuit vient », dit l’un de nous. Nous ne pensions pas à elle tant le couchant demeurait clair, et clair encore le panorama de villages, de rivières vives, de routes bifurquées. Mais nous cheminons maintenant au-dessus d’une nappe sombre, une forêt d’un vert sourd, qui absorbe la lumière faiblissante… C’est la forêt de Compiègne, jetée là comme le lé magnifique d’une étoffe crêpelée. L’homme la ronge, hélas ! On voit sur ses bords des dentelures de souris et des brèches profondes, et des trous ronds, qui montrent sa trame nue.

La forêt de Compiègne ! La fin du voyage… Je ne suis pas la seule ni la première à soupirer : « Quel dommage !… » On croirait, à la ferveur de nos regrets, qu’il s’agit non de descendre, mais de naufrager sur une côte ingrate…

Avec une infaillibilité tranquille de pigeon qui rentre au nid, le ballon se dirige vers son hangar de fer bleuâtre, visible au milieu d’un champ. Les prairies, les haies de sureaux grandissent, se soulèvent vers nous. Déjà des câbles tombent de la nacelle, au milieu d’un groupe de soldats, qui nous halent sans secousse… Nous sommes la proie des hommes sans ailes…

Là-haut, dans le ciel de juin, pâle encore d’un si long jour, rien ne marque notre chemin d’air. Il fait nuit. Mes pieds baignent dans l’herbe fauchée qui se fane, toute froide de rosée. Un arbuste frôle ma main, comme s’il l’avait cherchée ; un lourd insecte, attardé, vibre et se suspend à mes cheveux… Que le parfum des sureaux est fort, ce soir, et celui des syringas, du foin nouveau et des menthes humides !… La terre nocturne nous reprend et nous caresse dans l’ombre ; amie jalouse, un instant trahie, et qui reconquiert à force d’embaumer…

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