Littérature

7 décembre 1911

– Marraine ?

– …

– Qu’est-ce que tu fais, marraine ? un conte pour les journaux ? C’est une histoire triste ?

– … ?

– Parce que tu as l’air si malheureux !

– …

– Ah ! c’est parce que tu es en retard ? C’est comme une composition : tu es forcée de donner ton devoir au jour qu’on te dit ?… Qu’est-ce qu’ils diraient, si tu donnais ton cahier sans rien ?

– … ?

– Mais les messieurs qui jugent au journal !

– …

– On ne te payerait pas ?… Ça, c’est ennuyeux. Moi, c’est la même chose ; mais maman ne me donne que deux sous par composition. Elle dit que je suis vénale. Enfin applique-toi bien. Montre ta page ? C’est tout ce que tu as mis ? Mais tu ne seras jamais prête !

– … !

– Comment ! tu n’as pas de sujet ? On ne te donne pas un canevas, comme nous à l’école, pour la narration française ? Tu en as, une chance !

– …

– Moi, je voudrais que mademoiselle nous laisse écrire tout ce qui nous passe par la tête. Ah ! Seigneur, si j’étais écrivain !

– … ?

– Ce que je ferais ? J’écrirais cent mille millions de choses, et des histoires pour les enfants.

– …

– Je sais bien qu’il y en a beaucoup ; mais il y a de quoi vous dégoûter d’être enfant. Qu’est-ce qu’on va encore me donner comme livres d’étrennes ? On nous prend trop pour des imbéciles, tu sais ! Quand je vois dans un catalogue : « Pour la jeunesse », je me dis : « Allez ! ça va bien ! encore des grandes personnes qui se sont donné un mal de chien pour se mettre, comme on dit, à notre portée ! » Je ne sais pas pourquoi elles prennent un ton spécial, les grandes personnes, pour se mettre à notre portée. Est-ce que nous nous mêlons d’écrire des livres pour grandes personnes, nous autres enfants ?

– …

– S’pas, que c’est juste ? Moi, je suis pour la justice. Par exemple, je veux qu’un livre pour s’instruire, ça soye un livre pour s’instruire, et un livre pour s’amuser, je veux qu’il soye amusant. Je ne veux pas de mélange. Toutes ces années-ci, tu voyais arriver, dans les livres pour enfants, une automobile, et il y avait toujours dans l’histoire un monsieur pour vous glisser tout doucement son opinion sur les progrès de la mécanique… À présent, tu es sûre de voir descendre du ciel un aviateur épatant, mais il parle de la conquête de l’air… et des… des glorieux morts qui lui ont tracé la route. Tu comprends, à chaque instant, il y a des choses qui me coupent le fil dans les livres pour enfants, des choses qui sentent la grande personne qui fait la leçon. Papa a beau répéter : « Il faut qu’un enfant comprenne tout ce qu’il lit… » Moi, je trouve ça grotexque…

– …

– Grotesque ? Tu es sûre ? Grotexque est plus joli.

– … ?

– Je trouve ça grotexque, parce que les grandes personnes n’ont jamais l’air de se rappeler de quand elles étaient petites. Moi, j’aime énormément ce que je ne comprends pas tout à fait. J’aime les beaux mots qui font un joli son, des mots dont on ne se sert pas en parlant. Je ne demande jamais ce qu’ils veulent dire, parce que j’aime mieux réfléchir dessus et les regarder, jusqu’à ce qu’ils me fassent un peu peur. Et puis j’aime les livres sans images.

– … ?

– Dame, tu comprends, marraine, quand on dit, par exemple, dans l’histoire que je lis : « Il y avait une belle jeune fille dans un château, au bord d’un lac… » je tourne la page, et je vois le château dessiné, et la jeune fille, et le lac. Oh ! là là !

– … ?

– Je ne peux pas bien expliquer, mais ça ne ressemble jamais, jamais, à ma jeune fille, ni à mon château, ni à mon lac… Je ne peux pas te dire… Si je savais peindre… C’est pour ça que je préfère vos livres à vous, les livres jaunes sans images… Tu me comprends, marraine ?

– …

– Tu fais « oui », mais je ne suis pas sûre… Et puis, on ne parle pas assez d’amour dans les livres pour enfants.

– … !

– Qu’est-ce que j’ai encore dit ? C’est un vilain mot, l’amour ?

– …

– Avec ça que je ne sais pas ce que c’est ! Moi, je suis très amoureuse.

– … ?

– De personne. Je sais bien que je n’ai que dix ans et que ça serait ridicule d’être amoureuse de quelqu’un, à cet âge-là. Mais je suis amoureuse, comme ça, tout court. J’attends. C’est pour ça que j’aime bien les histoires d’amour, des histoires terribles, mais qui finissent bien.

– …

– Parce que les histoires qui finissent mal, on en reste malade après, on n’a pas faim, on y pense longtemps, et quand on regarde la couverture du livre, on se dit : « Voilà, ils continuent à être malheureux là-dessous… » On cherche ce qu’on pourrait bien y faire, on songe à écrire la suite où tout s’arrangerait… J’aime tant qu’on se marie !

– … ?

– Oui, mais après qu’on a été bien malheureux avant, chacun de son côté. Ce n’est pas que j’y tienne, à tous ces malheurs, mais c’est nécessaire.

– … ?

– Pour qu’il y ait un commencement, un milieu et une fin. Et puis parce que l’amour, dans mon idée, c’est d’être très triste d’abord, et très content après.

– …

– Non, non, pas du tout, ce n’est pas souvent le contraire ! Qu’est-ce qui te demande ça ? Laisse-moi tranquille avec tes opinions de grande personne ! Et tâche d’écrire à présent une belle histoire dans ton journal, une histoire pour moi, pas pour les enfants. Une histoire où on pleure, où on s’adore, où on se marie… Et puis mets-y des mots que j’aime, tiens, comme : « fomenter, subreptice, et prorata et corrobore, et prémonitoire »… Et puis, quand tu commences un aliéna, tu dis : « Sur ces entrefaites… »

– … ?

– Je ne sais pas au juste ce que ça signifie, mais je trouve que ça fait élégant.

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