Ma filleule

Le Matin, 18 janvier 1912

– C’est toi qui m’appelles, marraine ? Je suis là sous l’escalier.

– … ?

– Non, marraine, je ne boude pas.

– … ?

– Non, marraine, je ne pleure pas en ce moment-ci. J’ai fini. Mais je suis bien découragée.

– … ?

– Oh ! c’est toujours la même chose, pour changer. Je suis fâchée avec maman. Elle aussi, elle est fâchée avec moi.

– … !

– Comment, « naturellement » ? Mais non, pas « naturellement » du tout ! Y a des fois qu’elle est fâchée après moi sans que je lui rende, – ça dépend si elle est juste.

– … !

– Oh ! je t’en prie, marraine, pas aujourd’hui ! Tu viendras me dire ça un autre jour. Il ne manque pas de jours où je suis bien lunée, et où on peut me rabattre les oreilles…

– …

– Non, pas rebattre, rabattre ! Quand tu grondes le chien, qu’est-ce qu’il fait ? il couche les oreilles. Moi aussi, je couche les oreilles depuis le déjeuner. Alors, je recommence ; tu peux me rabattre les oreilles avec les parents, et la justice des parents, et qu’un enfant ne doit pas juger ses parents, et ci, et ça… Aujourd’hui, ça ne prend pas.

– … ?

– Ce que j’ai ? J’ai que maman me décourage. Viens, que je te raconte. C’est encore à toi que je raconte le plus, parce que tu n’as pas d’enfant. Tu me comprends mieux.

– … !

– Si, c’est logique. Tu n’as pas d’enfant, tu as encore une maman, tu te fais gronder, tu pestes, tu rages, et puis tu as la réputation de ne pas être raisonnable : maman hausse les épaules en parlant de toi, comme pour moi… Ça me fait plaisir. Ça me donne confiance.

– …

– Il n’y a pas de quoi, je ne le fais pas exprès… Viens, on va se mettre près du feu : j’en avais assez, de ce dessous d’escalier, tu sais ! Donc, voilà. Maman me décourage. Je ne peux pas arriver à lui faire comprendre certaines choses.

– … ?

– Des choses sérieuses, des choses de la vie. Figure-toi qu’elle vient de m’acheter un chapeau pour aller à l’école !… Ah ! oui, c’est vrai, tu ne sais pas, tu n’es pas du pays… À Montigny, les élèves de la laïque ne mettent jamais de chapeau, sauf l’été pour le soleil, et même, je te confie ça sous le son du secret…

– … !

– Le son, je te dis ! La preuve, c’est que ça signifie qu’on parle à voix basse, ah !… Eh bien, je te confie sous le son du secret que nous faisons « hou ! hou ! » dans la rue aux élèves des sœurs, parce qu’elles ne vont pas à l’école nu-tête. Ne le répète pas ?

– … !

– Bon. Voilà donc que maman m’achète un chapeau. Je lui fais une tête à ce chapeau ! Naturellement, maman commence un discours de deux heures, qui n’avait aucun rapport avec la question : et que j’ai dix ans passés, et que je suis presque une jeune fille, et que je dois donner l’exemple d’une tenue irréprochable… Enfin, elle me faisait de la peine. J’ai perdu patience, je lui ai répondu que ça ne la regardait pas, que ma vie à l’école, c’était une vie spéciale où les parents n’entendaient rien, eccetera… « Enfin, maman, que je lui disais, est-ce que vous vous mêlez de dire à papa ce qu’il doit faire à son bureau ? Moi, à l’école, c’est la même chose. J’ai une situation très remarquée à l’école, une situation très délicate, à cause que j’ai une personnalité, comme dit Mademoiselle. À vous entendre, maman, je ne devrais m’occuper que de ma famille ! Vous m’envoyez à l’école, j’y passe une moitié de ma vie : eh bien, ça compte, une moitié de la vie… L’école, c’est comme un autre monde, on n’y parle pas pareil : ce qui est convenable ici ne l’est pas à l’école, et si je vous dis que je ne dois pas aller en classe, l’hiver, avec un chapeau, c’est que je ne dois pas porter de chapeau ! Enfin, maman, ce sont des choses qui se sentent, ce sont des nuances ! » Je lui ai défilé ça très posément, tout d’un trait, pour qu’elle n’ait pas le temps de placer un mot, parce que tu sais comme sont les mamans, n’est-ce pas ? elles s’emballent, elles s’emballent, et puis elles n’ont pas de proportion.

– … ?

– Je veux dire qu’elles mettent tout à feu et à sang, autant pour un verre cassé que pour quelque chose de très, très mal. La mienne surtout. Elle est impressionnable. Après, elle me regardait comme si je tombais de la lune, et elle disait tout bas : « Mon Dieu ! cette enfant… cette enfant… » Elle avait l’air si malheureux et si étonné, on aurait dit que c’était moi qui l’avais grondée. Tellement que je l’ai attrapée comme ça par le cou et que je l’ai bercée contre moi comme ça, en lui faisant : « Là… là… ma petite chérie, là !… » Ça a très bien fini.

– … ?

– Mais si ! nous sommes fâchées, mais pour un autre motif. L’histoire du chapeau, c’est d’hier. Aujourd’hui… tiens, regarde mon doigt.

– … !

– Oui, une coupure, une grande, et l’ongle est fendu. Il a de l’eau oxygénée et du je ne sais plus quoi dessus. Et là, sur ma joue, tu vois une brûlure rouge ; ça me cuit. Et mes cheveux, tu ne vois pas, sur le front ? Sens-les : ils doivent sentir encore un peu comme quand on flambe le cochon sur la place. Tout ça, c’est des malheurs d’aujourd’hui, qui nous ont fâchées ensemble, nous deux maman… J’avais envie d’une frange frisée sur le front ; alors, alors j’ai coupé quelques mèches – la belle affaire ! Je sais bien qu’avec des ciseaux on va toujours plus loin qu’on ne veut… Et je me suis brûlé la joue en voulant faire tourner le fer pour le refroidir, tu sais, comme le coiffeur : ça fait si joli…

– … ?

– La coupure, c’est les ciseaux. Un peu plus, je me crevais un œil… Alors, tu me vois, s’pas, ma main pleine de sang, mes cheveux roussis et coupés en escalier, ma joue brûlée… Et, naturellement, c’est juste l’instant que maman rentre ! Qu’est-ce que j’ai pris, ma chère !

– … !

– Oui, j’étais dans mon tort, mais elle m’a grondée d’une façon qui sortait de l’ordinaire. Je t’assure qu’il n’était plus question de convenances, ni de la tenue, ni des enfants qui touchent à tout et qui en sont punis ! Il n’était pas même question de moi, ou si peu !

– … ?

– Attends, je vais me rappeler… Elle était comme une furie. Elle disait que je lui avais abîmé sa fille ! Elle disait : « Qu’as-tu fait de mes beaux cheveux que je cultive si patiemment ? Tu n’avais pas le droit d’y toucher ! Et cette joue-là, qui t’a permis de l’abîmer ? Et cette petite main ?… Comment ?… J’aurai mis des années, j’aurai passé mes jours et mes nuits à trembler au-dessus de ce chef-d’œuvre et il suffira d’un de tes gestes, petit démon dévastateur, pour compromettre le résultat adorable de tant de peines ! C’est lâche, c’est indigne, ce que tu as fait là ! Ta beauté est à moi, tu n’as pas le droit de diminuer un dépôt que je te confie ! » Qu’est-ce que tu dis de ça, marraine ?

– …

– Moi non plus, je n’ai rien trouvé à répondre. Mais ça m’a retournée. Je suis allée sous l’escalier sans souffler un mot. Et je me suis fait de la peine tant que j’ai pu. Je me tâtais les mains, les jambes, la tête : « Pauv’ petit coco, que je me disais, tes mains, tes jambes, ta tête ne sont même pas à toi ! T’es comme une esclave, alors !… Te voilà bien avancée que ta mère t’aye donné le jour, puisqu’elle t’a repris tout le reste ! Tu n’oserais plus seulement perdre une dent de lait ni te casser un ongle, crainte que ta mère te le réclame… » Enfin, tu sais, comme on se parle quand on a envie de se faire pleurer… Ah ! j’ai une mère qui me donne bien du tourment, marraine !

– …

– Tu crois que je lui rends bien ! C’est possible. Alors, si elle est gentille avec moi, à table, je peux lui pardonner aussi ?

– …

– Je veux bien. C’est vrai qu’elle m’a traitée de démon dévastateur, mais…

– … ?

– Mais elle m’a aussi appelée « résultat adorable » et ça fait tout de même plaisir.

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