Une interview

Le Matin, 25 juin 1914

– Eh oui, chère madame, c’est moi ! Maudissez le destin, c’est encore moi ! Vous n’avez pas oublié notre dernière entrevue ? M’avez-vous maltraité ! Je vous revois encore, à l’issue de votre causerie, dans ces extraordinaires coulisses de l’Université populaire… « Qu’est-ce qu’il vient faire ici, celui-là ? » avez-vous maugréé entre vos dents… Si, si, ne niez pas, j’ai parfaitement entendu ! Le fait est que ma tenue de soirée détonnait singulièrement dans ce milieu ouvrier…

– …

– Vous avez raison, ce n’est pas un milieu ouvrier, c’est un milieu… soufflez-moi l’expression… populaire ! Voilà : un milieu populaire ! Et maintenant, parlons sérieusement. Cette fois-ci, je prends le siège que vous ne m’offrez pas, et je m’installe – que dis-je ? je m’incruste ! Notre vieille camaraderie me crée des droits, et personne n’aura, avant moi, le bon petit « papier » sur votre nouveau livre… Je voudrais, comprenez-moi, quelque chose qui nous sorte un peu de l’éternel : « Nous avons trouvé l’original artiste à sa table de travail, entre son chien de police et son chat siamois… » De vous à moi, on les a assez vues, vos bêtes ! Je veux présenter à nos lecteurs une vraie « vous », une « vous » un peu fouillée, un peu creusée, un peu… Remarquez que j’ai un crayon et un carnet ! Ça m’amuse beaucoup de jouer au reporter qui note les chiens écrasés et les trous du boulevard… Ça me ressemble si peu, de balader un attirail de journaleux…

– …

– Si, si, de journaleux, j’aime ce mot dont la désinence découragée dit assez les tristesses, la mesquinerie, la veulerie d’un métier qui n’en est pas un… Ça vous étonne, avouez-le, de m’entendre mélancoliser de la sorte… C’est que je viens de traverser, j’achève à peine de traverser une sale période…

– … ?

– Peuh !… tout et rien… Neurasthénie. Un mot vague qui contient tant de misères précises… C’est au point que j’en suis encore à me demander : voyons, est-ce que je m’exile à la campagne, avec les quatre sous que m’a laissés mon père, pour planter mes choux, vivre obscur et… comment dire ? monacal… Là peut-être serait la sagesse… Et tant pis pour les feuillets noircis, pour les inutiles enfants de ma pensée !…

– … ?

– Oui… J’ai mis sur pied une… comment dire ? une étude, une formidable « étude d’homme » – j’aime assez ce titre qui fait pendant aux Études de femmes de Balzac… Je vais vous parler avec une franchise toute confraternelle : mon livre est-il achevé – ne l’est-il pas ? à chaque instant, je me penche sur mon héros comme sur un abîme, et je m’écrie : « Mais je ne le connaissais pas ! – mais je ne fais que l’entrevoir ! » C’est cette tâche surmenante qui m’a mené où je suis : neurasthénie, perte du sommeil, appétit capricieux, migraines, etc. Et le métier, pendant ce temps-là, le terrible métier qui n’attend pas, qui s’impose, qui vous pousse : va, la reine du marché Sainte-Marguerite t’appelle, l’auteur dramatique qu’on joue demain t’espère ! Alors, le corps exaspéré regimbe, les nerfs prennent le dessus, on s’abat en pleine course !… Vous connaissez tout cela, vous avez souffert tout cela, naturellement…

– …

– Allez, allez, ce n’est pas la peine de nier, nous causons cœur à cœur, il me semble à vous entendre que votre âme reflète un peu de la mienne, je suis si heureux, si honoré de cette similitude d’impressions ! Qu’avez-vous fait pour triompher de la crise ?

– …

– Moi, j’ai d’abord été pris d’une… comment dire ?… d’une phobie du bruit et de la lumière, j’ai été jusqu’à connaître l’enfantillage de doubler mes volets, de tapisser mes murs de liège… J’ai été – c’est à en rire de pitié ! – jusqu’à proposer à mes voisins d’au-dessus de leur payer un tapis… Je vivais prisonnier, éclairé par une seule lampe : l’anémie – j’arrête le mot sur vos lèvres – ne s’est pas fait attendre ; alors ont commencé les fastidieux traitements destinés à tonifier un malheureux organisme jeune et pourtant épuisé.

J’ai connu l’hydrothérapie froide, la viande de cheval crue, la ville d’eaux – ah ! quel livre, si j’en avais eu la force, que cette saison de ville d’eaux ! – et pour des résultats illusoires, purement illusoires… Que pensez-vous que j’aie fait, alors ?

– …

– Si, si, vous le pressentez ! Je me suis dit : Tu oublieras ton mal, en t’inclinant sur la souffrance des autres, tu te mireras humblement dans leurs petitesses, dans leurs ambitions, tu confesseras ce qu’ils cachent ; en un mot : tu seras reporter ! Mais reporter comme on est médecin, un peu, ou détective ; tu ne te mêleras pas à la foule de ceux qui se bornent au rôle de phonographe et d’appareil photographique, non ! D’un mot imprudent, tu tireras une anecdote ; d’un sourire ou d’un geste, tu feras un menu roman… Roman paisible, à coup sûr, que celui qui s’abrite entre les murs et sous les feuillages de ce jardin… N’est-ce pas ?… Ah ! c’est délicieux… Ce coin provincial, cet air qui sent le tilleul… Voilà ce qu’il aurait fallu à mes malheureux nerfs, mais… Sans indiscrétion, combien avez-vous de loyer ?…

– …

– Eh ! eh !… Le paradis vaut qu’on le paye… Paradis sans chauffage ?… Non ? avec chauffage ? Bien. Et vous croyez que dans le quartier, je trouverais…

– …

– Oh ! vous dites ça… Vous voudriez bien, au fond, attirer votre confrère et camarade par ici ? Tout de même, dans une maisonnette comme celle-ci, on réaliserait un ensemble charmant, rien qu’en horribles meubles Restauration… des commodes-toilettes, des cuvettes trop petites en porcelaine à fleurs… J’ai le génie de l’ameublement, vous savez… Oh ! je ne vais plus penser qu’à ça ! C’est bien votre faute, mais vous me le payerez !

– … ?

– Ah ! ah !… Qui est-ce qui va se retrouver demain dans l’Heure, campée de pied en cap, avec sa féminité aiguë et sa sensibilité hyperesthésiée ? C’est vous, ma chère amie, c’est vous !

– … !

– Comment, vous n’avez pas ouvert la bouche ? Ah ! que c’est femme, ce mot-là, que c’est femme ! Mais rien que dans ce mot-là, il y a cent lignes de psychologie !… La femme n’est-elle pas toute dans ce qu’elle tait ? Je me sauve, vous m’arracheriez les yeux, car une femme pardonne tout à un homme – même à un reporter ! – sauf la perspicacité. Et je vous vole une rose – j’ai la passion des fleurs ! Si je n’avais pas été, aujourd’hui, uniquement l’esclave de mon métier, – et d’une curiosité faite de sympathie et d’admiration, – je vous aurais conté comment m’est venu ce culte des fleurs, c’est bien le cas le plus étrange… Mais aujourd’hui, place au document ! Chère madame et amie, le « journaleux » vous baise les mains et court à son usine – mais l’ami reste en pensée à vos pieds, sur cette pelouse qu’ils foulent à peine…

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