La vendeuse

21 mai 1914

Chez la modiste. À l’arrivée d’une cliente, la vendeuse accourt : vingt-cinq ans, des yeux de jeune tyran, une tourelle de cheveux blonds sur le sommet de la tête. Les mains, la taille, la bouche, le pied, tout cela est mince à l’excès, spirituel et agressif.

– Ah ! enfin, madame ! vous nous revenez ! J’en étais à désespérer. Je me disais ! « Ça y est ! elle sera allée chez Harry’s se faire faire des bibis berlinois ! » Mais… qu’est-ce que vous avez donc sur la tête ?

– … ?

– Oui, ça qui a une aile bleue de côté, et un velours tout autour ?

– … ?

– Comment, c’est vous qui l’avez fait vous-même ? toute seule. Mais c’est incroyable, c’est miraculeux ! Si je peux me permettre de plaisanter, vous avez un avenir dans la mode. Voulez-vous faire à notre maison l’honneur d’y entrer comme apprêteuse ?

– … ?

– L’apprêteuse ? C’est… mon Dieu, c’est celle qui met les coiffes à l’intérieur des chapeaux, qui… enfin… qui fait bien des petites choses. Donnez-le moi, votre amour de « création », oh ! je vous le rendrai ! Tenez, je vous le rendrai… voyons… demain. C’est ça, demain. Justement, l’auto va livrer demain dans votre banlieue.

– … ?

– Oui, enfin, dans votre quartier, je voulais dire. C’est si loin ! Moi, je ne suis qu’une pauvre Parigote, qui n’a jamais le temps de quitter sa boîte, vous comprenez. Le boulevard l’hiver, Deauville l’été, la succursale de Biarritz en septembre, Monte-Carlo en janvier.… Ah ! tout le monde ne peut pas habiter Auteuil… Venez vite avec moi, j’ai un bon coin dans le petit salon sur la rue. C’est mal éclairé ? Vous n’aimez pas être à contre-jour ? Mais c’est le meilleur endroit pour essayer des chapeaux, voyons ! La silhouette se découpe sur la fenêtre, et le chapeau, c’est surtout une question de silhouette, cette saison ; on néglige le côté détail. Et puis, voyez, vous êtes entre Mlle X…, la divette, qui essaye justement les chapeaux de tournée, et la princesse Z… qui arrive du Midi.

– …

– Oui, celle-ci, cette grosse vieille dame. Dans la maison, on l’appelle la Rose Pompon.

– … ?

– Parce que, quand un chapeau ne lui plaît pas, elle dit toujours : « Je trouve qu’il lui manque quelque chose, là, dans le creux… un rien, une fleurette… un bouquet de roses pompon ! » Mlle X… c’est celle-là, à votre gauche, elle n’est pas régulièrement jolie, mais elle a si bon cœur !

– … ?

– Oh ! un cœur d’or… Tenez, la dame qui l’accompagne, oui, cette espèce de petit raquin en noir, c’est une amie pauvre qu’elle a recueillie. Elle l’emmène partout avec elle, chez son couturier, chez son bijoutier ; – ici, elle reste des heures à essayer vingt-cinq chapeaux sous le nez de son amie pauvre – pour la distraire.

« Voyons, si nous causions un peu sérieusement, maintenant ? Je me suis mis dans la tête que je vous ruinerais aujourd’hui. C’est un jour comme ça où je suis tournée au commerce. Tenez, pour commencer, campez-moi ce petit calot sur vos beaux cheveux !… Vous ne les avez pas changés de couleur ?

– …

– Excusez-moi, c’est un reflet du faux jour. Je me disais : ils sont plus dorés que d’habitude. Vous auriez pu avoir l’idée de changer, simplement pour changer… Et puis il y a des personnes qui blanchissent de très bonne heure… Sur le côté, sur le côté, tout à fait couvrant une oreille ! Là !… Qu’est-ce que vous en dites ?

– … !

– Je vois que ce n’est pas un succès. D’ailleurs vous avez raison, il ne vous coiffe pas à votre genre. Sur vous, il fait un peu… un peu dame. C’est drôle, je viens de vendre le pareil à Mrs. W… Elle est à ravir dessous, Mrs. W… qui a le cou élancé, et puis surtout ça, tenez, le menton, la joue, si frais, et une oreille… Pour l’instant, faisons notre deuil de ce modèle-ci ; un de perdu, dix de retrouvés… Tenez, qu’est-ce que je disais ! voilà notre affaire. Bien enfoncé, n’est-ce pas ?

– …

– Plus que ça, plus que ça ! Je vous vois encore des cheveux de la tempe, et la racine de ceux de la nuque ! Vous connaissez, je pense, le « grand principe chapelier de la saison », comme dit la Patronne ?

– … ?

– Le grand principe, c’est que quand vous rencontrez une femme dans la rue, et que son chapeau vous laisse savoir si elle est brune, blonde ou châtaine, c’est que la dame en question n’est pas chapeauté chic. Là !… Remarquez que je ne dis rien, je vous laisse à votre impression. Eh bien ?

– …

– Vous aimez mieux le bleu marine ? Celui qui est là, sur le champignon ? Oui ?… eh bien vrai !…

– …

– Non, non, il n’est pas vendu.

– … ?

– Mais non, madame, je ne veux pas vous empêcher de l’acheter ! Je ne vous le proposais pas, parce que… je ne me croyais pas assez de talent pour vendre des chapeaux comme celui-là. Mais c’est que c’est vrai qu’il est à l’air de votre figure ! Ah ! vous savez ce que vous voulez, vous ! Comme je dis toujours : il n’y a que deux catégories de clientes à qui on ne fait pas changer d’idée : les artistes et les petites bourgeoises.

– …

– Vous n’êtes pas artiste, mais vous avez quand même le jugement très indépendant. Essayez, pour me faire plaisir, celui-ci. Il n’a rien d’excessif, mais je trouve qu’il est à la fois riche et discret, à cause de cette fantaisie en toile cirée qui en fait tout le cachet… Non ? Ah ! je n’ai pas de chance, vous ne cherchez qu’à me mortifier… Si vos deux fils vous ressemblent comme caractère, ce seront des hommes terribles ! Ils vont bien, ces deux grands bébés ?

– …

– Déjà ? comme le temps passe, mon Dieu ! Et toujours beaux, je suis sûre. D’ailleurs, il n’y a pas à s’en étonner.

– … !

– Non, madame, c’est sans flatterie aucune ; du reste tout le monde est de mon avis dans la maison, ce n’est qu’un cri sur la prestance, le charme et l’intelligence de monsieur votre mari… et on sait bien que vos deux amours d’enfants ont hérité aussi de votre belle santé ! Quel dommage que ce ne soient pas des filles ! Je les coifferais déjà, et je les gâterais autant que vous… Alors, pour aujourd’hui, rien que le petit chapeau bleu ? Je vous le fais descendre dans la voiture ?

– …

– Oui, oui, n’ayez pas peur, je donne moi-même le signalement de l’auto au chasseur. Pensez-vous que je ne le connais pas, le landaulet marron, depuis six ans que vous l’avez ? Au revoir, madame, et merci de votre bonne visite, ne restez pas si longtemps sans venir voir votre fidèle vendeuse ; – j’ai tant de plaisir à vous voir… Ça me repose de notre clientèle d’Américaines : celles-là, je n’ai envie de leur dire que des choses désagréables !

Share on Twitter Share on Facebook