Autour des trous

Le Matin, 18 juin 1914

Paris, détrempé, se met à fondre. La croûte fragile sur laquelle on installe, avec une rapidité si séduisante, gratte-ciel, halls de fer, banques étrangères aux façades massives, rails, blindages et autobus, se désagrège, ô surprise ! et montre ses bords minces, rongés comme ceux d’un morceau de sucre imbibé de café. Le Parisien lève les bras et s’écrie : « C’est incroyable ! » Mot dans lequel il faut entendre plus de surprise que d’indignation, et qui prend à partie moins les ingénieurs désinvoltes ou les entrepreneurs cupides que Paris, Paris lui-même, en qui le Parisien a mis une si vieille confiance, Paris qui défaut comme une simple raison sociale !

« C’est incroyable ! » Et, de fait, il n’y croit pas. La foule afflue en essaims compacts, sur tous les points effondrés. Elle regimbe au « circulez, messieudames, circulez ! » comme à un propos purement vexatoire.

« Quoi, c’est pas criminel d’argarder un trou ! » proteste un adolescent qui pèse sournoisement sur la corde d’un barrage, près du Printemps. Il voit bien, de sa place, les bords du trou, et du bois en esquilles, et des gravats que chaque secousse fait ruisseler doucement, mais l’idée du danger, du danger immédiat, ne se lève pas plus en son esprit qu’en celui des curieux récalcitrants, debout sur les vagues de la rue Tronchet et sur les vallonnements du boulevard Haussmann.

Le spectacle de ce qui demeure inquiète davantage que l’aspect de ce qu’a détruit la catastrophe – la catastrophe, ce n’est jamais qu’un trou de plus ! – ce sol soudain ondulé, ces rails rompus comme pailles, ces longs travaux humains compromis ou effacés, en une heure, c’est assez pour frapper d’inquiétude, de tristesse, de défiance, une population entière, mais une autre population. Celle-ci, sauvegardée par sa légèreté même, oublie, néglige déjà le dessous affreux de ses voies familières, les cataractes cachées, les voûtes tremblantes, l’égout rompu… Tout au plus se bouche-t-on les narines, à côté de moi, quand le vent mou jette sur nous le souffle mortel qui monte de la crevasse : odeur compliquée et grasse de l’égout, odeur froide de rat noyé, de gaz, de cellier moisi et de tombe argileuse…

C’est peut-être à cause de cette odeur-là qu’un homme, près de moi, s’est mis à regarder avec des yeux énormes un point du trottoir à ses pieds. Puis il a fait trois pas précipités, et il a sauté comme si une bête passait entre ses jambes ou comme s’il sentait la terre bouger. Puis il a de nouveau fait un bond léger de somnambule, et il s’est enfui en courant sur la pointe extrême de ses pieds.

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