On détruit Passy

Le Matin, 4 juin 1914

On détruit Passy. Ce qui demeurait d’une province paisible, d’une bourgeoisie discrète, orgueilleuse de ses rues sans boutiques et de ses jardins de riches, ce qui restait de pavillons Louis XVI, de villas Restauration, de chalets suisses bientôt centenaires, et dont les légers balcons de bois semblent s’étayer à des glycines, vivaces, à d’aventureuses vignes vierges, s’effondre sous les pioches et les pics. Les démolisseurs ont la besogne facile ; on sape un coin de balcon, une véranda vieillotte, et toute la bâtisse s’affaisse comme un soufflé sous la cuiller.

Pour nous, voisins menacés, cela débute par des surprises charmantes : derrière un pan de mur noir, derrière une maisonnette à croisillons, close et moisie, apparaît un jardin prisonnier, profond, un rond-point de tilleuls, ruine verdoyante d’un parc ancien, un bassin d’eau couronné de moucherons, la dalle bleue d’un cadran solaire, une vieille escarpolette à dossier…

Ailleurs, les brèches ont démasqué une allée étroite, qui divise en deux un jardin de curé, et les tombereaux écrasent des laitues, des poireaux et des rosiers, ébranchent des poiriers en quenouille, et délient, hélas ! les bras généreux d’une treille, qui portent des grappes déjà nouées… Les terrassiers mâchent des brins de syringa et leurs chevaux pesants s’en vont, un iris à l’œillère. C’est un pillage assez gai, sur fond de murs éventrés et livrant au jour le dessin grossier de leurs cellules irrégulières. Papiers de tenture chocolat ou lie-de-vin, peintures d’un rouge funèbre, caissons de plâtre et statuettes stuquées, témoins d’une époque où le laid se faisait distingué, et qui bannissait la couleur comme une inconvenance…

La tragédie ne commence qu’au moment où l’on abat les charmilles. Vingt-quatre heures, et le quinconce est un chantier, la tonnelle scalpée traîne sa chevelure dans les gravats, le bosquet gît sous les cris des oiseaux sans abri. Vingt-quatre heures pour ruiner l’œuvre vivante de cinquante ou cent années, l’arbre, le bel arbre ancien que l’on n’achète pas, l’arbre que le milliardaire ne peut ni créer, ni emporter, ni bâter, l’arbre âgé, luxe des sédentaires qui l’ont mérité en le regardant grandir…

Sous les branches épanouies, on ne voit presque pas les bûcherons. Mais le feuillage tout entier, à chaque coup de hache, tressaille brièvement, jusqu’au moment de la chute. Lorsqu’il est tombé, il demeure encore si frais, d’une verdure si raide et si nourrie de sève, qu’on ne sait pas qu’il est mort. Mais le jour d’après, au crépuscule, monte vers nous le parfum de la feuille meurtrie, qui penche et se ternit, cette odeur qui se lie à des souvenirs de fête d’été, d’arcs triomphaux pavoisés et verdoyants… C’est le parfum même qui se levait, sur les pas des Barbares, dans les jardins ravagés de Salammbô, c’est le parfum qui faisait pleurer les paysans lorsque la chasse seigneuriale venait de passer sur la récolte juteuse et foulée…

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