La foule, le soir des élections

30 avril 1914

Est-ce, ou non, la même foule qui attendait sous la pluie, le mois dernier, les chars de la Mi-Carême ? Elles se ressemblent comme deux marées, celle-là, et celle-ci qui devant le Matin piétine sans avancer et bout sans éclater.

Ai-je sous les yeux des habitués de la badauderie, de ceux qui ont toujours une heure, un après-midi, une journée à perdre autour d’un accident, d’un défilé, d’une bagarre ?… Non, ils sont trop bien informés. Ils sont venus ici, de Montmartre, de Montrouge, ils n’attendent d’autre événement que les lettres et les chiffres bleus sur l’écran dépoli ; ils lisent en connaisseurs les noms de circonscriptions lointaines et d’obscurs ballottés… Il ne manque à cette foule aux visages mauves, levés vers les globes électriques, que la passion. Elle « connaît son affaire », mais pour l’heure elle s’en moque. Pis : elle s’en amuse. Elle acclame de temps en temps un nom, pour rire ; elle conspue, pour faire quelque chose. Quand l’attente se fait longue, entre deux « résultats complets », elle crie gentiment « hou ! hou ! » à tout ce qui passe, à l’auto qui se range péniblement près d’un trottoir submergé ; elle chante, de bonne humeur : « Conspuez l’auto ! conspuez !… » Enfin elle s’occupe.

Un jeune homme, distrait par le voisinage d’une jeune femme agréable, clame tout à coup, par contagion : « À bas Millerand ! » puis se reprend : « Qu’est-ce que je dis donc ? Vive Millerand ! Vive Millerand ! »

Un beau cri, sincère, magnifique, unanime, salue la défaite de Thalamas. Cela prend, une minute, les proportions d’une allégresse populaire ; une petite dame gentille fourre son « édition spéciale » sous le nez d’un inconnu et lui saute au cou :

– Thalamas est battu, monsieur, Thalamas est battu !

– Oui, madame ! claironne le monsieur.

Il empoigne la petite dame sous le bras et ils s’en vont du meilleur accord, chacun brandissant son « édition spéciale » comme un drapeau.

Que tout cela semble gai, quelle légèreté dans ce peuple, qui déguise et trompe, par des rires et des propos libres, son attente obstinée !… Légèreté apparente, car ce n’est pas le hasard qui l’a si minutieusement documenté. Elle est politicienne, cette foule ironique, j’aurais tort de m’y tromper. Qu’il passe, sur ces mille visages mauves, une parole de tempête ou le vent d’un affront, ils ne s’appellent plus les badauds, ils s’appellent la Révolution.

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