La fin d’un Tour de France

28 juillet 1912

« En allez-vous de d’là, bon Dieu ! Ils viennent, ils viennent ! » Nous ne bougeons pas. Nous restons muets et dédaigneux dans l’automobile, rangée au bord de la route, près du passage à niveau de Villennes. Une heure d’attente nous a édifiés sur la valeur de cet avertissement, jeté en passant par des bicyclistes. Ils sont rouges, excités, suants ; ils arborent de petits drapeaux à leur guidon et pédalent très vite, en criant des choses péremptoires. Ce ne sont pas des éclaireurs, ce sont des petits jeunes gens du dimanche, qui jouent à troubler le calme du paysage maraîcher et n’y arrivent pas.

De Poissy à Villennes, les marges poussiéreuses de la route servent de tapis à des familles paisibles, à des cyclistes sans prétention guêtrés de ficelles, à quelques poivrots dominicaux. Il y en a qui déjeunent en attendant, comme nous, le retour des « tour de France ».

Le vent léger balance les graines d’asperges, les fleurs d’oignons et les épis encore debout, portant avec lui l’abominable odeur des épandages nourriciers.

De temps en temps, un adolescent dévale sur deux roues, les basques au vent, et crie, les yeux hors de la tête, des nouvelles dramatiques, inventées tout exprès :

– Y en a un qui vient de se tuer !…

– I’ sont plus que trois de l’équipe Peugeot ! Tout le restant a crevé !…

La route en farine blanche se soulève derrière eux, comme le nuage de vapeur qui cache, au théâtre, un malin esprit évoqué…

Mais voici d’autres gens, également montés sur deux roues ; non plus rouges, mais d’un jaune étrange, ils semblent appartenir à une autre race. Un maquillage de sueur et de poussière les masque, empâte leurs moustaches ; leurs yeux caves entre des cils plâtreux leur donnent un air de puisatiers rescapés.

– Ça, c’est les amateurs sérieux, dit mon compagnon. Les coureurs ne sont pas loin…

Il parle encore qu’un nuage bas blanchit au détour de la route et roule sur nous. Nous sommes aveuglés, suffoqués ; nous démarrons à tâtons ; une voiture pilote hurle à nos trousses comme la sirène d’un navire perdu ; une autre nous frôle et nous dépasse, d’un élan hardi et onduleux de poisson géant ; un fretin affolé de cyclistes aux lèvres terreuses, entrevus dans la poussière, s’agrippe aux ailes des automobiles, dérape, s’écrase…

Nous suivons, engrenés dans la course. J’ai vu passer devant nous, tout de suite avalés par des tourbillons lourds, trois coureurs minces : dos noirs et jaunes, chiffrés de rouge, trois êtres qu’on dirait sans visage, l’échine en arceau, la tête vers les genoux, sous une coiffe blanche… Ils ont disparu très vite, eux seuls muets dans le tumulte ; leur hâte à foncer en avant, leur silence semblent les isoler de ce qui se passe ici. On ne dirait pas qu’ils rivalisent entre eux, mais qu’ils nous fuient et qu’ils sont le gibier de cette escorte où se mêlent, dans la poussière opaque, des cris, des coups de trompe, des vivats et des roulements de foudre.

Nous suivons, nourris de fin silex croquant, les narines brûlées. Il y a devant nous, dans le nuage, l’ombre basse et vague d’une automobile invisible, proche pourtant à la toucher du capot ; nous grimpons sur le siège pour regarder, derrière, un autre fantôme de voiture, et d’autres derrière celui-là ; on devine des bras agités, on entend des cris qui nous maudissent et réclament le passage… Il y a partout, autour de nous, le danger, la suffocante odeur grasse et brûlée des incendies commençants ; il y a en nous, et partout autour de nous, le goût démoniaque de la vitesse, l’imbécile et invincible envie d’être « le premier »…

Cependant les coureurs muets – tête modeste du cortège assourdissant – nous ont menés jusqu’à la voie du chemin de fer, où la barrière fermée immobilise un instant la course. Une foule claire, endimanchée, attend et acclame ; là encore, les petits hommes noirs et jaunes, chiffrés de rouge, se faufilent par la porte des piétons, franchissent la voie et s’éclipsent. Nous restons parqués derrière les grilles, furieux et comme frustrés. Le nuage de poussière, un instant abattu, me laisse voir une triple file d’impatientes et puissantes voitures, couleur de route, couleur de boue, des chauffeurs couleur de muraille et masqués, qui guettent, prêts à dépasser, d’une embardée peut-être mortelle, le voisin de devant… À ma droite, deux hommes sont debout dans leur voiture, tendus en gargouilles par-dessus la tête de leur conducteur. Dans la voiture de gauche, un autre, noir de graisse et d’huile, se tient à croupetons, les pieds sur les coussins, et darde sur la route le regard de ses lunettes bombées. Tous ont l’air prêts à bondir, à frapper, et l’objectif de maint appareil photographique inquiète, braqué, comme un canon noir… Il fait chaud. Un soleil orageux couve toute cette férocité anonyme…

La foule cordiale, joviale, attend, tout le long de Poissy, les coureurs que nous rattrapons. Un bon gros père, un peu saoul, veut témoigner son enthousiasme en étreignant l’un des automates noirs et jaunes, qui passe ralenti : l’automate sans visage détache soudain, sur la trogne du gros père, un poing terrible, et rentre dans son nuage comme un dieu vengé…

Avenue de la Reine, à Boulogne… La foule, de plus en plus dense, a envahi le milieu de la chaussée, et, dans son zèle incommode, s’ouvre tout juste devant le gagnant, qui maintenant relève la tête, montre ses yeux exaspérés et sa bouche ouverte, qui peut-être crie de fureur… On lui fait place, mais la foule se referme devant nous qui le suivons, comme un champ d’épis serrés se remêle après une rafale. Un second coureur nous frôle, pareillement entravé par la multitude qui le fête, et sa blonde figure, pareillement furieuse, vise follement un point devant lui : l’entrée du vélodrome…

C’est fini. Il n’y a plus maintenant que la piste immense du Parc des Princes, emplie d’une foule étale. Les cris, les battements de mains, les musiques, ne sont que brise au prix de la bourrasque qui m’apporta jusqu’ici et d’où j’émerge assourdie, la tête bourdonnante. Mais je vois encore, là-bas, très loin, de l’autre côté du cirque, je vois se lever, s’abaisser, comme les deux bielles minuscules et infatigables qui suffisaient à émouvoir cette tempête mécanique, les deux jambes menues du triomphateur.

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