Dans le train

Le Matin, 26 février 1914

Elles viennent de se rencontrer, dans ce wagon qu’un voyageur inconnu et moi nous jonchons de journaux, – ce sont deux bonnes dames un peu essoufflées ; je range mes paperasses déployées pour qu’elles casent vingt paquets ; je flaire, issue de grands sacs craquants, une odeur de vanille et de pâtisserie fraîche : il y a des enfants à la maison, beaucoup d’enfants, je ne puis d’ailleurs l’ignorer plus longtemps :

– Et vos quatre garçons, madame ?

– Vous pouvez dire cinq ; est-ce mon petit Maurice que vous oubliez ?

– Mon Dieu… excusez, je ne sais plus comment je vis. Croiriez-vous qu’il y a des instants où, quand j’ai les miens autour de moi, je me dis : « Je n’ai pas mon compte, mais quel est celui qui me manque ? » Et ce mauvais hiver, avec toutes les maladies qu’il m’a apportées, m’a fait finir de perdre la tête. Enfin, les petites ont bien passé leur rougeole, mais les deux garçons tiennent bien de la place à la maison. Charles a des névralgies de travailler, et Georges n’est pas trop bien.

– La croissance ?

– Non, il a de la manie de suicide en ce moment.

– Lui aussi ! Mon Dieu, que les enfants de maintenant sont difficiles à tenir ! Et comme ça court, cette manie de suicide ! Chez nous, nous n’en avons pas. Mais les Hespel, ils ont un garçon comme le vôtre, un de onze ans. Il dit qu’il en a assez de vivre. Il dit qu’on ne voit que tristesse sur la terre. Il dit je ne sais combien de choses…

– Le nôtre n’en cherche pas tant. Mais il a bien chaussé son idée. Son père lui commande : « Va à ton lycée, un garçon de douze ans doit travailler. – Ah ! c’est comme ça ? dit le petit, eh bien, je vais me tuer. » C’est un refrain. « On ne veut pas me donner du vin pur ? Je me tue. On veut que je me lève à six heures ? Je me tue. » Il nous fait marcher, c’en est honteux. J’en suis arrivée à transpirer rien que de lui voir un couteau de table ou une corde à sauter dans les mains. Et que faire ?…

– C’est bien délicat. Voilà une mode qui n’est pas de notre temps ! Les Hespel sont aussi embarrassés que vous. Moi, vous savez, je n’ai pas une patience d’ange. Il me semble qu’à la fin je lui crierais : « Eh, tue-toi, mauvais gamin ! » Il ne le ferait sûrement pas, dites ?

La bonne mère poule hésite, et ses yeux bleus saillants questionnent tour à tour la plaine pluvieuse, moi, les sacs de meringues, le voyageur inconnu…

– Oui, dit-elle enfin. Et puis, si après ça je retrouve mon petit au bout de la corde à sauter, ou bien le couteau à dessert… Seigneur ! ne me parlez plus de ça, je voudrais déjà être à la maison pour savoir que tout va bien…

Le voyageur inconnu a laissé son journal et moi mon livre. Nous pensons certainement au petit maître-chanteur qui attend sa mère à la prochaine station : « Ah ! tu m’as rapporté des meringues au lieu de sablés ? Je me tue. »

Enfants qui s’allèrent noyer pour une réprimande, qui burent le poison parce qu’on les avait privés de dessert ou qu’ils devaient retourner à l’école – qu’elle est longue, la théorie des petits fantômes ! Mais je les imagine désolées et inconsolables les ombres de ces enfants farouches, chez qui l’excès indiscipliné de la vie – orgueil froissé, jalousie, larmes près de briser des poitrines trop frêles – s’exprime par le geste irrémédiable…

Soyez sûrs cependant qu’avant ce geste, l’enfant désespéré et vindicatif a songé à tout. Il a escompté, avec la vive poésie et le goût dramatique de son âge, l’effet de sa disparition. Il a disposé le décor de ses funérailles, les fleurs, les pleurs, la douleur paternelle qui le venge – il a vu la chaise vide à table, les jouets orphelins – il a pensé à tout, sauf à ce qui est trop grand et trop simple pour un enfant – il a tout imaginé… sauf qu’il ne vivrait plus.

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