Le martyrologe

Le Matin, 5 mars 1914

Je veux consigner quelquefois, ici, des traits de l’héroïsme féminin. Héroïsme auquel il ne manque que d’être méritoire, et que je vous autorise à nommer, aussi, endurance, sadisme, humilité, – tous mots polis pour n’en pas dire un autre, auquel je pense. Sous leur sèche forme de fiches, on trouvera, je l’espère, plus saisissants ces traits d’élégant fanatisme.

Madame A… – Trente ans, beau sujet sain. Est allée du pont de la Concorde au Louvre, à pied, vêtue d’une robe de velours sur laquelle elle avait jeté un manteau de fourrure, doublé de panne de soie. Dès la mise en mouvement du sujet, le velours de la jupe entre en frottement obstiné avec la panne qui double le manteau… Quarante minutes après, arrivée du sujet à la hauteur du pavillon de Rohan. Épuisement, genoux et chevilles courbaturées, halètement spasmodique, manteau et jupe étroitement collés, enroulés en spirale et remontés vers la région lombaire, yeux sortis de la tête ; phénomènes nerveux inquiétants.

Madame B… – Âge : trente-sept ans. Sujet débilité, mais nerveux et plus résistant qu’on ne le supposerait au premier abord. A supporté, de midi et demi à huit heures moins le quart, un chapeau du genre œillère, cachant complètement l’œil et le profil droits. Pas d’autres accidents qu’une giration caractéristique de la tête, des manifestations de demi-cécité (heurt violent d’un meuble, rencontre d’un cheval de fiacre, renversement d’un plateau chargé de pâtisseries, etc.) Vers 7 h 35, le sujet donne des signes de fatigue : bâillements répétés, céphalalgie, vertiges, nausées. La disparition des malaises coïncide avec l’abandon du chapeau-œillère.

Mademoiselle C… – Âge : vingt-cinq ans. Sujet turbulent ; tempérament sportif et collectionneur. Affirme son goût pour la marche à pied ; rassemble chez elle les exemplaires les plus variés de chaussures à la mode, à l’aide desquelles elle prétend marcher. Une rapide enquête au domicile personnel du sujet nous a permis de constater que ses chaussures sont armées, les unes (spéciales pour le footing) de talons de huit centimètres ; les autres (pour l’après-midi et le soir) de neuf à douze centimètres. Le sujet se plaint de douleurs dans les pieds, les genoux, le ventre et les reins. Pressée de nous montrer ses pieds, le sujet a opposé une résistance désespérée, a prononcé des mots sans suite comme : « oignons… perdrix… incarné… ». Fièvre quotidienne ; varices.

Madame D… – Âge probable : cinquante ans. Couperose de la face. Essoufflement. Dégénérescence graisseuse du cœur. Constipation opiniâtre, cystite. Commencement de délire mystique, prétend supprimer, pendant dix-huit heures sur vingt-quatre, les fonctions humiliantes du corps, et se sangle dans une gaine de tissu étroitement lacé, qui emprisonne le bassin, les cuisses et les genoux, dépourvue de toute ouverture hygiénique, et qu’elle nomme « le corset Intangible ».

Madame E… – Âge : trente ans environ. Anémique. Chevelure blonde abondante, qu’elle porte bouclée et ondulée avec soin. Le sujet est enclin à des mortifications discrètes et se prive volontairement de contempler les beautés de ce monde périssable. A passé les mois de juillet et d’août en villégiature au bord de la mer, en refusant obstinément de sortir et de se promener sur la plage. Donnait pour motif à sa claustration que « l’humidité saline défrise les cheveux et efface les ondulations ».

Mesdemoiselles Fet G… – Âges : respectivement vingt-cinq et vingt-huit ans. Nerveuses, agitées ; genre omniscient et pionnier. Dispositions pour l’apostolat, qui fleurissent spontanément en axiomes fanatiques. Exemple : « Il ne fait jamais froid quand on a une chemisette de tulle, vraiment chic, à montrer ! » Autre exemple : « Je n’ai jamais si chaud que quand je suis décolletée ! » Troisième exemple : « J’aime mieux claquer que de mettre un dessous de blouse en jersey ! »

Manie exploratrice, besoin de s’immoler devant les foules. Les deux sujets ont entrepris récemment de se rendre à Moscou, en hiver, en n’emportant, pour se préserver du froid, que des manteaux de fourrure « bien parisiens » (fourreau d’hermine largement ouvert en pointe devant et derrière, à manches pingouin ; grand manteau de zibeline sans col ni manches, celles-ci remplacées par deux fentes où passent les bras nus. Ces deux manteaux offrent en bas, devant, un identique hiatus, que les deux sujets n’hésitent pas à qualifier d’« allural »).

Dès leur arrivée à Moscou, les deux sujets annoncèrent l’intention de se rendre au théâtre. La traversée du hall de l’hôtel fut extrêmement émouvante, les deux sujets avançant, sereines, intrépides, au milieu d’un groupe d’amis et d’indifférents qui les suppliaient de remonter à leur chambre et de « bien se couvrir ». Un froid de 24° au-dessous de zéro les cueillit toutes deux dès le perron, et leur surprise ne fut certes égalée en intensité que par la pneumonie qui la suivit.

Nous arrivons maintenant au cas de Madame H…, rigoureusement authentique, comme ceux qui sont cités plus haut.

Madame H… – Âge probable : trente-cinq ans ; brune, autoritaire, genre omniscient et têtu. Suivant deux ou trois régimes simultanés : l’un pour maigrir, l’autre pour combattre l’entérite, le troisième pour s’éclaircir le teint. Remplaça un jour sa pilule amaigrissante par une leçon de tango, recommença le lendemain. Prit un goût vif et assidu pour cette gymnastique rythmique, s’en amusa sans songer à mal. Dansa le tango après midi, le soir, voire après minuit. Rien à noter pendant deux mois et demi.

Après ce laps, le sujet se plaignit de douleurs dans la partie inférieure du ventre et dans les reins. Le visage se creusa, le teint jaunit. Le thermomètre accusa de la température quotidienne. Le tango persista, les douleurs aussi. Le sujet cacha son mal, jusqu’au moment où il lui fallut s’aliter et mander le médecin.

Le médecin constata une inflammation grave, et procéda à un interrogatoire minutieux du sujet, qui finit par confesser qu’elle avait depuis deux mois et demi, et sans presque s’en rendre compte, dansé le tango pendant sept, huit et parfois même onze heures par jour, toujours chaussée de souliers assez étroits à talons hauts. Péritonite. Intervention chirurgicale, suivie de mort.

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