Les belles écouteuses

19 mars 1914

Car elles écoutent, c’est un fait. Pressées les unes contre les autres, orientées vers l’estrade comme des corolles vers la lumière solaire, elles sont aussi diverses qu’un parterre de pensées où les traits de chaque petit visage de fleur, peints en touches de velours foncé sur une face de velours clair, sourient moins, ou pleurent mieux, ou s’étonnent davantage, que ceux de la fleur sa voisine.

Elles écoutent, non sans travail et sans fatigue. Lever le menton, baisser les cils, rapprocher un peu les sourcils, – voilà pour l’écouteuse de l’orchestre. S’accouder, une main à la joue, balayer la salle d’un regard voilé et lent, – voilà pour la dame des loges et des baignoires. Il faut aussi sourire à propos, rire, hocher la tête, murmurer de plaisir… Elles n’y manquent pas ; l’une, en outre, bat des paupières précipitamment comme si on lui contait trop vite des choses qui essoufflent. Sa voisine suit, d’un balancement de tête et de plumes, la cadence des phrases, ainsi qu’on fait au concert ; cette autre ponctue le discours d’un petit coup de ses « couteaux » cornus : « Point… Point virgule… Point d’exclamation… »

La trêve de silence qu’elles s’imposent marque certaines figures d’un singulier désespoir. Quelques-unes oublient le lieu et l’heure, et laissent voir ce sérieux tragique, cette sombre et fixe attention de la femme solitaire, qui regarde en face d’elle le mur ou le miroir…

Trois ou quatre, au plus, luttent contre l’envie de dormir. L’espèce, en général, est trop nerveuse pour sommeiller le jour, combien dorment pendant la nuit ? Je crois que beaucoup sont heureuses d’être assises, à cause des souliers étroits et des hauts talons…

Deux amies, documentées d’avance, contrôlent rigoureusement, à mi-voix, les enseignements du conférencier : « C’est exact… Pourquoi ne pas citer la lettre ?… Il ne dit pas tout… » et le regard de leur voisin exprime son admiration pour des personnes aussi savantes, une admiration bien particulière et décidée à ne point franchir les bornes du respect.

Quand l’orateur se lève et salue, il y a, dans le public presque exclusivement féminin, un petit désarroi, un réveil, un étirement de fin de messe, et le défilé commence. Félicitations, félicitations… Dois-je me dire : « Combien ce conférencier connaît-il de femmes ? » ou bien : « Combien ces femmes connaissent-elles de conférenciers ?… »

Une « belle écouteuse » fend la foule, va droit à l’orateur et, du haut de sa sereine ignorance, de son impudence bonne à fouetter, crie à cet homme aux jeunes cheveux d’argent, charmant, illustre et spirituel : « Compliments, mon cher maître ! Si, si, très bien, très bien, c’est moi qui vous le dis ! Un bon point, vous entendez, un bon point ! »

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